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Ce n'est pas que les conseillers d'état ne soient réputés aussi capables et aussi intègres que les membres des tribunaux et des cours. Mais il y a certainement une grande différence entre l'indépendance présumée qui se tire du caractère personnel des individus et l'indépendance légale attachée à l'inamovibilité des magistrats. Cette distinction a été trop bien marquée par M. le garde des sceaux, dans l'exposé des motifs du projet de loi sur les retraites pour que je ne m'empresse pas de retracer ici les expressions dont il s'est servi.

« L'inamovibilité des juges est de l'essence même de la justice, parce qu'il n'y a point de justice sans indépendance, ni d'indépendance complète sans la sécurité précieuse que produit l'inamovibilité.

« Souvent le caractère du magistrat est plus indépendant que sa condition. L'honneur supplée en lui à la confiance que ses fonctions ne lui donnent point, et le sentiment du devoir dissipe ou prévient les craintes que l'intérêt personnel aurait inspirées.

« Mais cette indépendance, dont le principe est si noble, serait cependant imparfaite et insuffisante. Plus honorable que l'indépendance légale pour le magistrat qui l'exerce, elle est moins utile à la société, parce qu'elle manque d'apparence extérieure et de certitude. Ce n'est pas assez que les juges soient indépendans, il faut, pour ainsi parler, que les peuples le voient et le sentent: car l'autorité de la justice ne s'établit pas seulement pas l'exactitude et l'impartialité de ses décisions, mais par l'opinion qu'on

en a.»

S'il en est ainsi, pourquoi donc ne pas réorganiser le conseil d'état, et ne pas conférer l'inamovibilité au moins à la section qui juge les affaires contentieuses 1?

S VI. - Retraite des juges.

68. On vient de présenter aux chambres un projet de loi tendant à accorder des pensions de retraite aux juges infirmes.

Voyez le discours que j'ai prononcé sur la réforme du conseil d'état, à la séance de la Chambre des députés du 10 avril 1828.

A la simple annonce de ce projet, les plus ombrageux ont cru que cette loi ouvrirait un moyen indirect de porter atteinte au principe constitutionnel de l'inamovibilité des juges. de ces

En effet, à moins d'être 'doué, par exception, santés robustes que l'on ne rencontre guère chez les hommes qui se vouent aux travaux de cabinet, il n'est pas de juge qui ne pût, à l'occasion d'une maladie ou d'une infirmité survenue, être privé de sa place: en telle sorte, qu'au lieu d'être nommés sous l'ancienne clause, tant qu'ils se comporteront bien, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils aient encouru forfaiture, les magistrats ne seraient plus institués que sous cette condition tacite : tant qu'ils se porteront bien.

Si cette appréhension est exagérée, il est du moins difficile de penser, avec le ministre promoteur de la loi, que, « bien loin d'altérer le principe de l'inamovibilité, elle le corfirme et le fortifie.

Toutefois on ne peut se dissimuler qu'en remettant aux cours royales l'appréciation des causes de retraite, le projet semble rendre l'abus impossible. Comment croire, en effet, que la magistrature tourne jamais contre elle-même un pouvoir qui lui est remis, pour ne l'exercer que dans l'intérêt de ses membres1?

Mais on peut se demander si une telle loi est bien nécessaire.

Nous conviendrons sans peine avec le ministre « qu'il serait absurde d'imaginer que les effets de l'inamovibilité dussent s'étendre jusqu'à ce point, qu'un magistrat dont la raison serait aliénée, conservât le droit de siéger parmi ses collègues. et pût les contraindre à compter sa voix dans leurs délibérations. » Mais est-il donc besoin, même en ce cas, quoique le plus grave de tous, de priver un juge de son titre, de lui ôter son traitement, et de le mettre en demi-solde?

Du reste, M. De Sèze a très judicieusement remarqué que, puisqu'on remettait aux cours le soin d'informer, il ne fallait pas que le ministre se réservât le droit d'ordonner ensuite selon son bon plaisir. « A quoi bon, disait-il à la Chambre des pairs; le projet de loi ordonne-t-il de prendre l'opinion des magistrats, si en même temps il permet au ministre de n'en

Ne suffirait-il pas en pareille occurrence d'établir que le juge fou ou infirme cessera de siéger tant que durera le mal dont il est atteint? Et lors même qu'il n'y aurait que peu ou point d'espérance de guérison, quelle nécessité de le dépouiller tout vif de sa charge, de le priver d'un traitement qui lui devient plus que jamais nécessaire, et de le condamner à un retraite qui l'afflige au moral, et l'atteint jusque dans les moyens pécuniaires de soulager ses maux?

On objecte (dans l'exposé des motifs du projet) « que, si la loi ne passait pas, il ne resterait que le décret du 2 octobre 1807, lequel établit des formes si brèves (imperatoria brevitas), et prescrit des précautions si peu efficaces, qu'elles ne peuvent rassurer ni la magistrature, ni le gouvernement... » Cette crainte n'a aucun fondement. N'est-il donc pas aisé de répondre que le décret de 1807, rendu à une époque où les juges étaient révocables à volonté, a été abrogé de plein droit par la Charte, qui a posé, au contraire, le principe de l'inamovibilité? Mais la société resterait donc sans garantie? Non, certes; et il est facile de le prouver par l'exemple de l'honnête passé.

Autrefois, comme aujourd'hui, les juges étaient exposés à devenir fous; on en voyait quelques-uns atteints d'infirmités graves, contractées souvent dans l'exercice de leurs pénibles et honorables fonctions: mais les privait-on pour cela de leur office? Nuilement.

Les familles avaient soin de retenir au logis ceux qui avaient eu le malheur de perdre la raison; et, quant aux infirmes, s'ils poussaient le zèle au point de surmonter leurs souffrances pour venir encore partager les travaux de leurs collègues; personne ne s'indignait de la patience avec laquelle ceux-ci toléraient l'aspect et le voisinage de leurs maux. Que si la chose devenait tout-à-fait incommode et préjudiciable au bien de la justice, on persuadait aisément aux malades de rester chez eux; mais pour cela, et tant que la moralité était demeurée sans reproche, on ne

faire aucun cas ni aucun usage?... Il dépendra du ministre de mettre cette opinion de côté, pour mettre à la place la sienne propre. »

les forçait point à se démettre de leurs charges; ils conservaient, en état de maladie, les titres et les honneurs qu'ils avaient auparavant; et ils continuaient à recevoir l'intégralité de leurs gages.

On peut se donner la peine de consulter à ce sujet le recueil des arrêts de Duluc, intitulé Placitorum curiæ arresta liv. 13, tit. 5, chap. 12 et 13; et voir dans Larocheflavin, des parlemens de France, liv. 6, chap..5, et suiv., ce qu'il dit des magistrats furieux, boiteux, et bossus, des goutteux et podagres; et ce qu'il dit notamment d'un conseiller d'enqueste si petit et bossu, qu'allant et revenant du Palais sur une mule, avec un grand chapeau, les parties demandant aux gens du voisinage s'ils l'avaient vu passer, ils répondaient avoir vu passer un chapeau sur une mule. »

Après avoir interrogé ces anciens usages pour s'assurer du scrupule avec lequel on maintenait chacun dans son état, malgré les infirmités survenues, on se demandera si l'inamovibilité stipulée par la Charte ne doit pas protéger les magistrats à l'égal de l'ancienne inamovibilité établie par l'ordonnance de 1467, dans laquelle Louis XI s'exprime en ces termes : « Statuons et ordonnons que désormais nous ne donnerons aucun de nos offices, s'il n'est vacant par mort, ou par résignation faite de bon gré et consentement du résignant, dont il apparoisse duement, ou par forfaiture préalablement jugée et déclarée judiciairement, et selon les termes de justice par juge compé

tent. >>

69. Un mot sur les présidens et juges honoraires.

Quand un juge est démissionnaire et admis à la retraite, rien de mieux, sans doute, que de lui conserver un titre avec lequel il a long-temps vécu, et quelques honneurs dans lesquels il se survit à lui-même : la vieillesse a besoin de hochets comme l'enfance. Mais pourquoi conserver à des magistrats qui ne se sont déportés de leurs fonctions que parce qu'ils ne pouvaient ou ne voulaient plus les exercer, le droit de siéger avec voix délibérative dans les audiences solennelles, c'est-à-dire dans celles où se jugent les plus grands procès?

Tous les juges honoraires n'ont pas ce droit, je le sais :

il n'appartient qu'à ceux à qui une ordonnance royale l'a spécialement accordé. Mais pourquoi ce privilége, même pour quelques-uns? S'ils étaient encore en état d'exercer leurs fonctions, pourquoi les ont-ils abdiquées? S'ils n'en pouvaient plus, pourquoi ne gardent-ils pas le repos qu'ils ont cherché? Pourquoi enfin sont-ils encore juges par occasion, après avoir cessé de l'être d'habitude? Cette position mixte d'un magistrat qui ne l'est plus et qui l'est encore, à qui il est interdit de connaître des plus petites affaires, et qui se mêle cependant des grandes; qui n'est plus un magistrat inamovible, mais seulement un pensionnaire du gouvernement, est-elle bien conforme à la dignité et aux véritables intérêts de la magistrature telle qu'elle a été instituée par la Charte?

S VII. De la révision générale des lois.

70. Semblable à la statue de Glaucus, que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, la législation, altérée au sein de nos troubles politiques, par mille causes sans cesse renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changemens arrivés à la constitution de l'état, et par le choc continuel des factions, a changé d'apparence au point d'être méconnaissable; et l'on n'y trouve plus, au lieu d'une volonté agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité qui devrait en faire le noble caractère, qu'une mer sans rivages, un abyme sans fond, un chaos qui attend une nouvelle création.

71. Il serait donc à propos que l'on vît paraître une loi semblable à l'édit que donna Henri IV, au mois de janvier 1597. «Les guerres (disait ce bon roi) et les divisions dont notre royaume a été affligé depuis qu'il a plu à Dieu nous y appeler, ont tellement obscurci la force des bonnes lois, que non seulement l'observation en a été intermise, mais pour la plupart ont été du tout perverties ou mises en oubli entre les confusions et désordres des guerres civiles; ce qu'ayant bien et meurement considéré,

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