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Aussi voyons-nous que, dans l'ancien ordre de choses, il est plusieurs fois arrivé que des juges subalternes ont été repris pour avoir usurpé cette dénomination, et l'avoir ambitieusement appliquée à leurs prononciations.

A plus forte raison en serait-il de même aujourd'hui depuis qu'une loi précise' a déclaré que les cours seules pourraient donner à leurs actes d'audience le titre d'arrêts. Cette expression est d'un style bien ancien ; et toutefois il ne faut pas s'y méprendre.

Plusieurs auteurs, en rapportant de vieux jugemens, les ont appelés arrêts, quoique ce nom ne leur eût jamais appartenu 2, et qu'en recourant à la source, on les trouve simplement qualifiés de jugemens ou décrets.

C'est dans le dispositif d'un arrêt rendu en 1278 contre le roi, en faveur du duc d'Alençon, qu'on lit pour la première fois : Dictum fuit per arrestum, etc.

On trouve dans un registre des grands-jours de Champagne une décision de l'an 1288 qui en relate une antérieure sous le titre d'arrêt.

Le mot arrestum est employé dans l'article 6 de l'ordonnance de Philippe-le-Bel, de l'année 1291. (Ordonnances du Louvre, t. 1, p. 320.)

Enfin l'expression française arrét, déjà employée en 1338 dans une décision de la cour du duc de Bourgogne, portée en langue vulgaire, fut généralement adoptée, surtout depuis que François Ier, par son ordonnance de 1539, art. 111, eut ordonné que «doresnavant tous arrêts..... et autres actes quelconques, seraient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel français,

et non autrement. »

SECTION II.

Des diverses espèces d'arrêts.

Il y avait autrefois différentes espèces d'arrêts.
On distinguait ceux qui tenaient à l'ordre public de ceux

'Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, art. 134.

2 PAPON parle des Arréts de l'Areopage « qui estoit (dit-il), l'un des parlemens de Grèce estably à Athènes pour le criminel. »

qui ne concernaient que les intérêts des particuliers. Parmi les premiers, les plus remarquables étaient les arrêts d'enregistrement et les arrêts de réglement.

Les arrêts d'enregistrement des édits, déclarations, lettres-patentes, etc., étaient les plus solennels de tous. Ils associaient en quelque sorte le parlement à l'exercice du pouvoir législatif, par la faculté dont usait ce corps de ne point enregistrer, ou de n'enregistrer qu'avec modification, ou même d'adresser des remontrances au roi, qui, pour le plus grand bien et avantage de son royaume2, souffrait que ceux qui lui devaient obéissance devinssent quelquefois ses contradicteurs. Pro æquitate servanda, et nobis patimur contradici, cui etiam oportet obediri 3.

Les arrêts de réglement étaient aussi des actes législatifs. Ils portaient ordinairement sur des points de droit coutumier, de haute police, de discipline, de procédure, de voirie, etc. Ils étaient lus et publiés dans le ressort du parlement qui les avait rendus, et ils y avaient force de loi, jusqu'à ce que le monarque eût lui-même expliqué

On pourrait même dire le droit; car il existe une ordonnance de Charles V, dit le Sage (du 19 mai 1369), qui défend au parlement d'obéir aux Lettres closes du roi qui ne seraient pas revêtues du sceau royal, ni à quelque ordre quelconque qui serait donné, s'il jugeait que ces lettres fussent en OPPOSITION AVEC LES LOIS DU ROYAUME. Les autres rois consacrèrent aussi la nécessité de cette sanction parlementaire, et le danger de son omission, en exigeant l'enregistrement, soit de gré, soit de force, et à travers les exils, les emprisonnemens et les confiscations. A quelque prix que ce fût, il leur fallait un enregistrement pour valider leur loi, ou au moins un simulacre d'enregistrement. Cette opiniâtreté des rois de France à se procurer la sanction du parlement avait communiqué aux puissances étrangères l'opinion qu'aucun traité avec la France ⚫ n'était solide qu'autant qu'il était revêtu de l'approbation du parlement, et les puissances y 'attachaient tant d'importance qu'elles ne manquaient pas de stipuler que le traité serait approuvé et enregistré par le parlement. On peut voir, à ce sujet, de curieux développemens dans l'Histoire des Avocats, par FOURNEL, tome 2, p. 200 et 325.

En effet, on ne peut, sans injustice, nier que le parlement de Paris n'ait rendu les plus signalés services à la monarchie et aux monarques. Il résistait!... - Oui; mais il n'y a que ce qui résiste qui soutient. (Voyez ci-dev. Hist. du Dr. fr. p. 141 et suiv.)

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3 Enfant de saint Louis (disait l'archevêque de Cambray à son élève le duc de Bourgogne), ne montrez de la confiance qu'à ceux qui ont le courage de vous contredire avec respect, et qui aiment mieux votre réputation que votre faveur. »> (Lettres rapportées à la fin de la Direction pour la conscience d'un roi, p. 92.)

sa volonté royale par un édit, une ordonnance, etc. Des arrêts de cette importance, préparés avec maturité, prononcés solennellement, et soutenus du pouvoir de ces grands corps de magistrature, du respect des peuples et de l'acquiescement des rois, entraient dans nos mœurs et faisaient réellement partie du droit français.

SECTION III.

Origine et fondement de la jurisprudence des arrêts.

Les arrêts même rendus entre de simples particuliers, sur des matières purement privées, n'en jouissaient pas moins d'une grande autorité. Prononcés dans le temple de la justice, on les révérait comme ses oracles, on les citait comme des lois; et de l'habitude où l'on fut de les invoquer dans les espèces qui paraissaient semblables, naquit ce qu'on a depuis appelé la jurisprudence des arrêts.

Ce mot jurisprudence, dans son acception primitive, et tel qu'il est employé dans les lois romaines, signifie la connaissance du droit, prudentia juris.

Nous l'employons encore en ce sens. Mais, par un caprice de la langue, il est arrivé que chez nous le mot jurisprudence, qui d'abord était générique et servait à nommer la science même du droit, est devenu spécial au point de ne plus guère désigner que l'usage où l'on est dans les tribunaux de juger telle ou telle question de telle ou telle manière. Rien de plus fréquent même que de voir opposer la jurisprudence au droit, comme deux choses si distinctes, si différentes, qu'on n'hésite pas à s'exprimer ainsi : «< Il est de principe en droit que... mais la jurisprudence est contraire (c'est-à-dire les arrêts ont jugé autrement). »

Quoi qu'il en soit des termes ( ainsi expliqués), cette jurisprudence des arrêts est née de la nécessité où sont les tribunaux, par le titre même de leur institution, d'interpréter les lois pour les appliquer aux questions particulières qui leur sont soumises.

Car, quoiqu'en général l'interprétation de la loi n'appartienne qu'à son auteur (vide suprà, p. 347 et suiv.), cependant on conçoit aisément quelles lenteurs et quels

embarras pour ne pas dire quels abus) naîtraient de l'obligation imposée aux juges de recourir au prince toutes les fois que la loi leur paraîtrait douteuse, obscure, ambiguë ou insuffisante. « Ce serait (disait PORTALIS) renouveler parmi nous la désastreuse législation des rescrits. Car, lorsque le législateur intervient pour prononcer sur des affaires nées et vivement agitées entre particuliers, il n'est pas plus à l'abri des surprises que les tribunaux. On a moins à redouter l'arbitraire réglé, timide et circonspect d'un magistrat, qui peut être réformé et qui est soumis à l'action en forfaiture, que l'arbitraire absolu d'un pouvoir indépendant qui n'est jamais responsable....

« Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une pour les magistrats; et l'une ne ressemble pas à l'autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière les principes les plus favorables au bien commun: la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d'étudier l'esprit de la loi quand la lettre tue, et de ne pas s'exposer aux risques d'être tour à tour esclave et rebelle, et de désobéir par esprit de servitude.

« Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence; il peut être éclairé par elle, et il peut, de son côté, la corriger; mais il faut qu'il y en ait une. Dans cette immensité d'objets divers qui composent les matières civiles, et dont le jugement, dans le plus grand nombre des cas, est moins l'application d'un texte précis que la combinaison de plusieurs textes qui conduisent à la décision bien plus qu'ils ne la renferment, ON NE Peut pas plus se passer de JURISPRUDENCE QUE DE LOIS. Or, c'est à la jurisprudence que nous abandonnons les cas rares et extraordinaires qui ne sauraient entrer dans le plan d'une législation raisonnable, les détails trop variables et trop contentieux qui ne doivent point occuper le législateur, et tous les objets que l'on s'efforcerait inutilement de prévoir, ou qu'une prévoyance précipitée ne pourrait définir sans danger. » (Discours préliminaire du projet du code civil.)

Tirons de là deux conséquences: la première, que le juge saisi d'une contestation ne peut pas (sans se rendre

coupable de déni de justice) refuser de juger sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi. (Code civil, art. 4.)

La seconde, que, pour satisfaire à cette obligation de juger, le magistrat peut interpréter la loi ( L. 64, ff. de condit. et demons.), c'est-à-dire donner à ses dispositions le sens qu'il croit être le plus droit, le plus équitable, le plus conforme à l'esprit du législateur; et l'appliquer dans ce sens, à la cause qui lui est soumise, sans pouvoir toutefois statuer par voie de disposition générale et réglementaire. (Code civil, art. 5.)

En un mot, si la loi est claire, il doit la suivre ponctuellement; si elle est obscure, il peut aider à la lettre; si elle est insuffisante, il doit la suppléer, et pour cela recourir à tout ce qui peut éclairer son esprit et guider sa raison '.

Et comme, dans les doutes qui viennent assiéger notre intelligence, le moyen le plus naturel est d'appeler les lumières d'autrui à notre secours, voilà comment il est arrivé qu'à côté des lois il s'est formé un dépôt de maximes, d'usages et d'autorités qui, de l'aveu même du législateur, est devenu le supplément de la législation. Imperator Severus rescripsit, in ambiguitatibus quæ ex Legibus proficiscuntur, consuetudinem, aut RERUM PERPETUÒ SIMILITER JUDICATARUM AUCTORITATEM, VIM LEGIS OBTINERE debere. L. 38, ff. de Legibus.

C'est ce que développe avec sa profondeur ordinaire l'orateur que nous avons déjà cité.

« Nous nous sommes (dit-il) préservés de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Qui pourrait penser que ce sont ceux mêmes auxquels un code paraît trop volumineux, qui osent prescrire impérieusement au législateur la terrible tâche de ne rien abandonner à la décision du juge?

«

Quoi que l'on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l'usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs

Quod legibus omissum est, non omittetur religione judicantium. L. 13, ff. de testibus.

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