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grand magistrat (le premier président de Thou), et auquel les esprits faux, ou légers, ou caustiques, ont donné une tournure triviale et une interprétation qui ne tend à rien moins qu'à affaiblir l'opinion qu'on doit avoir des ministres des lois : Les arrêts, dit-on communément, sont bons pour ceux qui les obtiennent. On voudrait faire entendre qu'il n'y a que de l'arbitraire dans l'administration de la justice. Mais quand on y réfléchit bien, l'homme grave et judicieux peut découvrir dans ce peu de mots des idées fort importantes et bien saines. Il sentira qu'une exacte et profonde connaissance des principes ne suffit pas aux vrais magistrats; qu'il leur faut encore un discernement exquis pour apprécier toutes les circonstances, et faire, aux détails comme à l'ensemble, une juste application de l'esprit de la loi; il conclura sans peine qu'une décision très équitable dans une cause n'aurait pas ce caractère dans une autre toute semblable en apparence, mais dont les particularités, imperceptibles pour le grand nombre, détermineraient cependant, de la part des magistrats qui les approfondiraient, une décision toute différente.

Ce n'est pas que nous prétendions interdire à l'avocat les avantages qu'il peut tirer des arrêts favorables à sa cause: qu'il les fasse valoir, mais comme de simples préjugés qui disposent les esprits à sentir mieux la force et la solidité de ses moyens. Pour le faire avec succès et sans compromettre la dignité de son ministère, qu'il prouve clairement que ces préjugés et les rapports qui les lient à la question qu'il défend, bien loin d'altérer les principes, y ramènent, au contraire, par un enchaînement sûr et simple; mais il ne doit jamais attribuer sans restriction, aux arrêts cités comme préjugés, toute la force et l'autorité des démonstrations qui résultent des faits et des circonstances propres à chaque cause. Un pareil abus serait très dangereux; l'avocat serait responsable de l'illusion qu'il aurait pu produire; et ce qu'il regarderait comme un triomphe honorable ne serait qu'un délit dans l'ordre de la justice.

Les lois mêmes justifient cette façon de penser sur l'autorité des arrêts. On en trouve plusieurs qui répètent à l'envi la maxime si connue : « Les choses jugées ne sont

utiles ni nuisibles à ceux qui n'ont pas été parties dans la contestation. » Res inter alios judicatæ, neque emolumentum afferré, his qui judicio non interfuerunt, neque præjudicium solent irrogare. (L. 2, C. quibus res judic. et toto tit. eod.) Mais si cette maxime est d'usage lorsqu'il s'agit individuellement du même objet, à plus forte raison l'estelle lorsque le sujet de la discussion est différent, et qu'on se fonde seulement sur une prétendue ressemblance entre une affaire jugée et celle qui doit l'être. Aussi la loi nous dit-elle que personne ne doit souffrir ni profiter de ce qui s'est fait dans une affaire du même genre, in simili negotio (L. 4, eod.)

Ce ne sont jamais quelques arrêts particuliers qu'il faut suivre; la jurisprudence constante et fixée par des arrêts tous semblables, établit seule des règles générales. Elle seule peut interdire la discussion des problêmes déjà résolus. Un empereur philosophe l'a dit : ce n'est qu'à une suite non interrompue de décisions conformes qu'il faut attribuer l'autorité de la loi : Imperator noster Severus rescripsit....rerum perpetuò similiter judicatarum auctoritatem, vim legis obtinere debere. (L. 38, D. de leg.) Il faut pouvoir opposer à tous les doutes, l'uniformité soutenue des arrêts qui de tout temps (perpetuò) ont jugé sans variation (silimiter) le même point de droit, malgré les particularités qui différencient les espèces. C'est cette jurisprudence qui seule a par elle-même force de loi, vim legis obtinet. Le juge et le jurisconsulte éclairés savent bien distinguer des arrêts, lors même que les espèces offrent assez de parité pour établir des préjugés dont on peut tirer avantage : ils ne se dissimulent pas que le préjugé n'est qu'un exemple et non pas une raison. « Qu'aucun juge, a dit Justinien, qu'aucun arbitre n'imagine devoir se conformer dans ses décisions à des jugemens isolés qui n'ont pas acquis une autorité suffisante; qu'il ne croie pas non plus pouvoir adopter les sentences des préfets et des autres juges plus éminens en dignité il courrait le hasard de commettre des injustices, telles que ces magistrats en ont pu commettre eux-mêmes. Qu'il ne se détermine donc jamais d'après des exemples, mais qu'il juge toujours d'après la loi..... Tous les juges, en un mot, ne

doivent prononcer leurs décisions que d'après ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est réglé par les lois vivantes. Nemo Judex vel Arbiter existimet, neque consultationes quas non ritè judicatas esse putaverit sequendum, et multò magis sententias eminentissimorum Præfectorum, vel aliorum procerum (non enim, si quid non benè dirimatur, hoc et in aliorum judicum vitium extendi oportet, CUM NON EXEMPLIS, SED LEGIBUS JUDICANDUM SIT)..... Sed omnes Judices nostros veritatem et legum et justitiæ sequi vestigia sancimus. (L. 13, C. de sent. et interl.)

Cependant, malgré toutes ces réflexions, appuyées de tant d'autorités, quelques esprits peuvent conserver des scrupules estimables, sans doute, mais qu'ils doivent bannir en se rappelant les changemens survenus dans une quantité d'articles qui semblaient avoir acquis toute la consistance d'une jurisprudence invariable. Le temps perfectionne les idées des hommes, parce qu'il amène des circonstances nouvelles qui présentent un même objet sous des aspects différens. C'est une imprudence, une témérité dangereuse d'innover sans de puissans motifs ; mais ce serait aussi une pusillanimité bien nuisible aux progrès des lumières, de vouer à l'usage une soumission aveugle et servile, de redouter une prudente réforme, lorsque les inconvéniens en démontrent la nécessité, et de vouloir maintenir les abus, parce que l'ancienneté leur a donné une sorte de consécration. N'oublions pas que l'homme est condamné à lutter péniblement et long-temps contre les erreurs avant de pouvoir en secouer le joug; que la découverte d'une seule vérité lui coûte toujours de grands efforts; qu'il faut quelquefois, pour y parvenir, les travaux soutenus et combinés de plusieurs générations. S'il y a tant d'obstacles à surmonter dans la carrière des sciences, nous flatterons-nous, dans celle de la jurisprudence, d'un accès plus facile à la vérité, lorsqu'avec toutes les épines semées sur la route du jurisconsulte qui aspire à la connaître, il faut encore détruire tant de moyens qu'emploient les passions les plus exaltées, pour l'obscurcir, l'altérer et la rendre méconnaissable?

Aussi les tribunaux souverains s'attachent-ils tous journellement à perfectionner la jurisprudence sur des ques

tions très importantes. Des arrêts ultérieurs opposés aux précédens font presque toujours connaître l'équité d'une cour par le sacrifice qu'elle fait de ses anciennes décisions à la vérité mieux connue ou à la différence mieux sentie des espèces.

D'après cela, quoique l'autorité des préjugés soit telle qu'elle ne le cède qu'à l'autorité des lois et des principes, l'avocat doit s'interdire seulement l'examen des questions décidées par des arrêts de réglement: on ne peut balancer à s'y soumettre que quand on a l'évidence à leur opposer. Dans ces cas, très rares sans doute, mais dont il y a des exemples, les cours n'exigent point une soumission aveugle. Elles ont pris pour devise la déclaration que faisait à ses sujets un monarque auquel l'histoire a donné le nom de grand : « Nous ne craindrons jamais d'éprouver quelques contrariétés de la part de ceux qui, trouvant nos ordres contraires à l'exacte justice, croiront devoir en suspendre l'exécution. » (Theodoricus, apud Cassiodorum, lib. 6, variar. formul. 5.)

De toutes ces discussions « on peut conclure que l'étude des arrêtistes est non seulement utile, mais nécessaire à l'avocat ; qu'il doit cependant se défier de tout ce qui ne peut être appuyé que par leur autorité; que la jurispru dence constante des arrêts a force de loi, mais qu'elle ne se forme que par une longue suite d'arrêts, qui, dans tous les temps, ont décidé un point de droit de la même manière, malgré la diversité des circonstances; qu'il est très avantageux de pouvoir s'appuyer sur des arrêts rendus en pareil cas, mais qu'ils ne forment que des préjugés et non des moyens; que les préjugés confirment toujours les principes, les expliquent quelquefois et ne les détruisent jamais; en sorte que, quand on est fondé à réclamer les vraies maximes, il n'est ni téméraire, ni indécent de remettre en question ce qui paraît avoir été le plus formellement décidé entre d'autres parties.

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Si cette controverse ne résout pas toutes les objections qui ont été faites pour ou contre la jurisprudence des arrêts, au moins l'avis de conciliation est assez sagement motivé pour démontrer que les compilations d'arrêts, malgré leurs défauts et leurs imperfections, sont extrê

mement utiles, et que (suivant le sentiment de LACOMBE) le mauvais usage qu'on peut faire des arrêts ne détruit pas les avantages qu'on peut en retirer. »

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SECTION V.

Avantages de la jurisprudence actuelle sur l'ancienne.

Les avantages qu'on peut retirer de la jurisprudence des arrêts sont plus grands aujourd'hui qu'autrefois,

Si l'on remonte bien haut, on verra qu'anciennement « les juges soulaient 1 insérer en leurs jugemens, sentences et arrêts, la cause ou le motif de la condamnation ou absolution.» (LAROCHEFLAVIN, des parlemens, liv. 13, ch. 61, n° 28.)

Mais insensiblement cet usage était tombé dans l'oubli, et depuis plusieurs siècles on trouve que « les arrêts et jugemens ne contiennent que ce qui est ordonné simplement sans autre raisonnement, soit en civil ou en criminel, la cause dépendant du faict, discours, circonstances et mérite du procès et des actes produits. » (LAROCHEFLAVIN, ibidem.)

Le même auteur semble vouloir justifier ce dernier état des choses par la citation d'un passage où « Sénèque, en son Epistre 94, reprend Platon d'avoir accompagné ses lois de motifs et de préambules; quòd legibus suis, PROŒMIA et RATIONES adjiceret : legem (inquit) brevem esse oportet quò facilius ab imperitis teneatur; velut emissa divinitùs vox sit; jubeat, non disputet.

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Mais ici Larocheflavin n'a pas fait attention qu'il y a une grande différence entre une loi et un arrêt.

L'office de la loi est de commander, permettre, défendre et punir 2. Sa rédaction est toujours bonne quand elle est claire et précise : ita ut quidquid ex legali fonte prodierit, in rivulis audientium sine retardatione, recurrat 3. Elle doit être courte; sa brièveté aide à la retenir, et lui donne plus de majesté, imperatoria brevitas. Le législa

Solebant, avaient coutume.

L. ff. de legibus.

3 LEX WISIGOTH. lib. 1, cap. 6.

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