Images de page
PDF
ePub

Souvent un arrêt est fondé sur un usage qui n'est que local; on a donc pu juger autrement dans un pays où l'usage n'était pas le même.

Ce qui se juge en faveur d'un Français, d'un mineur, d'une femme mariée, d'une administration publique, etc., etc., est rarement d'accord avec les décisions portées dans la cause d'un étranger, d'un majeur, d'une veuve, d'un simple particulier, etc.

Enfin il peut y avoir eu des circonstances particulières qui aient exigé que, dans l'espèce où elles se rencontraient on jugeât autrement que dans une espèce où elles ne se rencontraient pas. (Voyez ci-après, règle IX, 6o.)

SECTION X.

Qu'il ne faut pas négliger d'apostiller un mauvais arrét.

Sans entrer ici dans le détail de ces autres choses dont parle M. DELAVILLE, et qui, en effet, peuvent se présenter à la pensée sans avoir besoin d'étre dites, ne peut-il pas arriver qu'une cause mal entendue soit encore plus mal jugée? il est alors du devoir de l'arrêtiste de faire comme BRETONNIER Sur Henrys, tom. 2, pag. 153, liv. 3, quest. 75.

Il faut observer (dit cet annotateur) que les emphyteotes ne s'attachèrent qu'à contester le droit en soi : il n'y en eut pas un qui s'avisát d'objecter que la mort civile n'était pas suffisante pour donner ouverture à un semblable droit ; et les juges de ce temps ne connaissaient guère le titre du droit, Ut quæ desunt advocatis partium, judex suppleat.

J'ai cru (ajoute-t-il) devoir faire cette observation pour montrer que ces arrêts ne doivent pas être tirés à conséquence, etc. »

Nos modernes n'ont pas assez de cette franchise gauloise qui met la vérité au-dessus de tout; et tel article qui devrait être terminé par une remarque semblable à celle

[ocr errors]

Ils font, le plus souvent, comme cet avocat vénitien, qui, plaidant devant les Sérénissimes Sénateurs, leur disait : Il mese passato le vostre Eccellenze hanno giudicato così; e questo mese, nella medesima causa, hanno giudicato tutto 'l contrario: E SEMPRE BEN! « Vos Excellences, le mois passé, jugèrent de cette façon; et ce mois-ci dans la même cause, elles ont jugé tout le contraire; et toujours à merveille ! »

[ocr errors]

de Bretonnier, au lieu d'offrir une salutaire critique, ne renferme souvent que des éloges ridiculement accumulés. Sans doute, en reprenant le jugé d'un arrêt, on ne doit s'écarter en rien du profond respect dû aux magistrats qui l'ont rendu mais il est un juste milieu entre des réflexions offensantes et une fade adulation qui transforme tous les avocats en Gerbiers, tous les gens du roi en Seguiers, tous les présidens en Lamoignons, toutes les cours en Aréopages!

On plaide, on écrit, on imprime qu'un tribunal de première instance a mal jugé; on plaide, on écrit, on imprime qu'un arrêt doit être cassé pour avoir violé, méconnu, faussement appliqué la loi qui donc empêche un arrêtiste de s'élever aussi contre une doctrine qui lui semble erronée, et de reconnaître, avec Ulpien, que souvent l'arrêt qui réforme ne vaut pas la sentence infirmée? Nonnunquàm benè latas sententias in pejus reformant. L. 1, ff. de appellationibus .

SECTION XI.

A quoi il faut faire attention pour distinguer les bons arrêts d'avec les mauvais.

Nous ne prétendons pas qu'en fait d'arrêts, il soit si facile de distinguer les bons des mauvais.

Quand vous m'opposez un arrêt, disait DUMOULIN, veuillez en même temps m'apprendre par qui, contre qui, en faveur de qui il a été rendu, et sur la plaidoirie de quel avocat. Quando mihi opponas arrestum, dic etiam mihi, pro quo, contra quem, à quo judice datum sit, et quo tuente

advocato 3.

Licet inter abruptam contumaciam et turpe obsequium pergere iler ambitione el periculis vacuum. TACIT. Annal. IV, 20.

2 Ainsi, dans mon opinion, l'arrêt de la cour royale de Paris, dans l'affaire du chevalier Desgraviers, me paraît plus conforme aux principes que l'arrêt qui l'a cassé.

3 Aussi D'ARGENTKÉ conseille-t-il, avant d'intenter une action, d'observer quid tempora, quid conditio hominum, quid judicantium mentes agitet. Quid cùm sic dicitur, illo judice vinces, illo excides eâdem in causa? Sunt quædam temporum inopportunitates et alia quæ homini prudenti despici oporteat antequàm rem aggrediatur. (Ád art. 487.

On ne peut nier que le mérite des avocats qui plaident une cause n'influe puissamment sur l'arrêt qui la décidera. L'avocat jurisconsulte démontrera jusqu'à l'évidence des propositions qu'un avocat moins habile n'abordera point, ou qu'il présentera maladroitement. Un orateur emportera d'emblée un arrêt qu'un froid parleur n'aurait jamais obtenu, parce que celui-là aura fait valoir avec véhémence des considérations qui, froidement exposées, n'auraient excité qu'un médiocre intérêt.

Les officiers du parquet influent plus puissamment encore sur l'événement de l'arrêt. N'ayant d'autre vue que celle du bien public, d'autre langage que celui de la vérité, avec quelle confiance les juges ne reçoivent-ils pas et les faits qu'ils leur présentent comme certains, et les principes dont ils leur signalent l'application! Cela explique l'empressement avec lequel les arrêtistes nous informent que tel arrêt a été rendu sur les conclusions de M. Daniels, sur celles de M.*** etc. "

Mais c'est surtout le bon juge qui fait le bon arrêt. « Bien juger, dit Fénélon, c'est juger selon les lois; et pour juger selon les lois, il faut les connaître 1. » Aussi l'Écriture recommande aux juges de s'instruire, erudimini qui judicatis terram; le prince suppose qu'ils savent, le public le croit, le barreau n'est jamais plus satisfait que lorsque réellement il en est ainsi.

Quel bonheur, en effet, pour les avocats et leurs cliens, d'être jugés par de « notables et solennelles personnes, de grant science, loyauté, prudence et expérience de justice; ayant Dieu devant les yeux, aimant mondict seigneur, sa seigneurie et le bien commun du royaume; qui, pour doutes de menaces, faveur ou acceptions de personnes, rejetées toutes haines et corruptions, ne laissent ou diffèrent à faire loyalle justice, tant aux grants comme aux petits, à la semblance et manière des vrais et loyauts juges

Consuet. Brit., p. 1731, edit. 1646.) A ce propos, BRETONNIER s'écrie: «Voilà le danger qu'il y a d'établir une jurisprudence sur des arrêts qui varient souvent suivant l'humeur des juges, le crédit des parties, et l'habileté des avocats!» (Sur HENRYS, tome 2, pag. 90, liv. 3, quest. 67.)

1

Directions pour la conscience d'un roi, p. 65.

qui, en la cour souveraine et capitale de ce royaume, souloient par grande diligence rendre droit et justice à chascun.» (Lettres-patentes du 16 février 1417.)

Mais il ne suffit pas, pour qu'un arrêt soit bon, que le magistrat dont il émane ait le cœur droit et l'esprit juste: Bien juge qui tard juge, a dit LOISEL, et il a eu raison; car de fol juge briève sentence. La patience est donc une des qualités les plus essentielles du magistrat, c'est une grande partie de sa justice.

Rappelons les préceptes et citons des exemples.

Lorsqu'un juge ouvre l'audience, a dit THÉODOSE, qu'il écoute patiemment les assertions et les réponses des plaideurs; qu'il approfondisse tout avec le plus grand soin. Qu'il n'aille pas leur débiter sa sentence avant qu'ils n'aient pleinement exposé toutes les raisons qu'ils ont à proposer pour leur défense; qu'on plaide jusqu'à ce que la vérité soit connue, qu'il demande ce qu'on oublierait de lui dire, afin qu'aucun moyen ne soit négligé. Judex quùm causam audire cœperit, litigatorum assertiones vel responsiones PATIENTER accipiat, et omnia plená discussione perquirat. Nec priùs litigantibus sud sententid velit obviare, nisi quando ipsi, peractis omnibus, jam nihil ampliùs in contentione habuerint quod proponant, et tandiù actio ventiletur, quousque rei veritas perveniatur : frequenter interrogari oportet, ne aliquid prætermissum fortassè remaneat. L. 1, C. Theod. de judiciis.

Qu'il dise, comme PLINE le jeune : J'accorderai tout le temps qu'on me demandera; car j'estime qu'il y a de la présomption à deviner d'avance quelle sera la juste étendue d'une cause non encore expliquée, et à borner la durée d'une affaire dont on ignore les développemens'; la première qualité d'un juge religieusement attaché à ses devoirs étant par-dessus tout la patience, qui est une grande partie de la justice. Equidem quoties judico, quantùm quis plurimùm postulat aquæ, do; etenim temerarium existimo divinare, quàm spatiosa sit causa inaudita, tempusque negotio

Je pourrais citer telle affaire de la plus haute importance, où il a été dit à l'avocat : La cour ne vous accorde qu'une heure pour votre plaídoirie. (Affaire du chevalier D. en cassation.)

finire, cujus modum ignores: præsertim cùm primum reli gioni suæ judex PATIENTIAM debeat, QUÆ PARS MAGNa justitiæ EST. (Lib. 6, Epist. 2.)

Cela néanmoins ne veut pas dire qu'on doive écouter jusqu'à satiété ceux qui parleraient jusqu'à épuisement. Aussi, de tout temps les présidens des cours ont usé du droit d'arrêter le flux d'une plaidoirie trop longue, par un c'est entendu 1. Mais n'est-il jamais arrivé qu'une cause ait été réputée entendue avant que d'avoir été réellement écoutée? N'a-t-on pas vu quelquefois un intimé dont la cause était entendue, perdre, à la suite d'un délibéré où s'était élevée pour la première fois une objection restée sans réponse, parce que son avocat avait été prématurément interrompu? Est-il sans exemple qu'un arrêt sur le point d'être prononcé dans une cause ainsi entendue, ait été suspendu par la généreuse insistance d'un avocat qui, suppliant avec force qu'on daignât l'écouter, est parvenu à faire rasseoir les juges qui allaient le condamner, a ramené aux voies de la justice ceux que la précipitation en allait écarter? La patience est donc nécessaire au juge, tellement que, s'il n'a pas également écouté les deux parties 2, il passera pour injuste alors même que son prononcé ne le sera pas :

Qui statuit aliquid, parte inauditá alterd 3
Equum licèt statuerit, haud æquus fuit.

Aussi, entre tant d'éloges qu'a mérités le président de Lamoignon, on a surtout vanté cette rare patience avec

Voyez toutefois dans la nouvelle édition que j'ai donnée, en 1818. des lettres sur la profession d'avocat, tome 1, p. 495, une Lettre de M***, où l'on examine si les juges qui président aux audiences peuvent légitimement interrompre les avocats lorsqu'ils plaident.

C'est pour cela qu'on met dans tous les jugemens parties ouïes; et autrefois Quibus rationibus utriusque partis hinc inde auditis, dictum fuit per arrestum Curiæ. (Voyez DUCANGE, 2o Dissertat. sur Joinville, page 143.)

3 L'empereur Claude faisait encore mieux que cela; car il jugeait quel quefois sans avoir entendu aucune des parties. C'est le sujet d'une raillerie de Sénèque (in Apolocynt.), où il a l'air de louer S. M. I. de cette éton

nante facilité :

Quo, non alius,

Potuit citiùs

Discere causas;

Una tantum
Parte auditá;
Sæpè et neutra,

« PrécédentContinuer »