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TROISIÈME ENTRETIEN.

LE SÉNATEUR.

C'est moi, mon cher comte, qui commencerai aujourd'hui la conversation en vous proposant une difficulté, l'Évangile à la main; ceci est sérieux, comme vous voyez. Lorsque les disciples de l'Homme-Dieu lui demandèrent si l'aveugle-né qui se trouvait sur son chemin était dans cet état pour ses propres crimes ou pour ceux de ses parents, le divin Maître leur répondit: Ce n'est pas qu'il ait péché ni ceux qui l'ont mis au monde (c'est-à-dire, ce n'est pas que ses parents ou lui aient commis quelque crime, dont son état soit la suite immédiate); mais c'est afin que la puissance de Dieu éclate en lui. Le P. de Ligni, dont vous connaissez sans doute l'excellent ouvrage, a vu dans la réponse que je viens de vous citer une preuve que toutes les maladies ne sont pas la suite d'un crime comment entendez-vous ce texte, s'il vous plaît?

LE COMTE.

De la manière la plus naturelle. Premièrement, je vous prie d'observer que les disciples se tenaient sûrs

de l'une ou l'autre de ces deux propositions: Que l'aveugle-né portait la peine de ses propres fautes, ou de celles de ses pères; ce qui s'accorde merveilleusement avec les idées que je vous ai exposées sur ce point. J'observe en second lieu que la réponse divine ne présente que l'idée d'une simple exception qui confirme la loi au lieu de l'ébranler. Je comprends à merveille que cette cécité pouvait n'avoir d'autre cause que celle de la manifestation solennelle d'une puissance qui venait changer le monde. Le célèbre Bonnet, de Genève, a tiré du miracle opéré sur l'aveugle-né le sujet d'un chapitre intéressant de son livre sur la Vérité de la Religion chrétienne, parce qu'en effet on trouverait difficilement dans toute l'histoire, je dis même dans toute l'histoire sainte, quelque fait où la vérité soit revêtue de caractères aussi frappants, aussi propres à forcer la conviction. Enfin, si l'on voulait parler à la rigueur, on pourrait dire que, dans un sens plus éloigné, cette cécité était encore une suite du péché originel, sans lequel la rédemption, comme toutes les oeuvres qui l'ont accompagnée et prouvée, n'aurait jamais eu lieu. Je connais trèsbien le précieux ouvrage du P. de Ligni, et je me souviens même (ce qui vous a peut-être échappé) que, pour confirmer sa pensée, il demande d'où viennent les maux physiques soufferts par des enfants baptisés avant l'âge où ils ont pu pécher? Mais, sans manquer aux égards dus à un homme de ce mérite, il me semble qu'on ne peut se dispenser de reconnaître ici une de ces distractions auxquelles nous sommes tous plus ou moins sujets en écrivant. L'état physique du monde, qui est le résultat de la chute et de la dé

gradation de l'homme, ne saurait varier jusqu'à une époque à venir qui doit être aussi générale que celle dont il est la suite. La régénération spirituelle de l'homme individuel n'a et ne peut avoir aucune influence sur ces lois. L'enfant souffre de même qu'il meurt, parce qu'il appartient à une masse qui doit souffrir et mourir parce qu'elle a été dégradée dans son principe, et qu'en vertu de la triste loi qui en a découlé, tout homme, parce qu'il est homme, est sujet à tous les maux qui peuvent affliger l'homme. Tout nous ramène donc à cette grande vérité, que tout mal, ou pour parler plus clairement, toute douleur est un supplice imposé pour quelque crime actuel ou originel (1); que si cette hérédité des peines vous embarrasse, oubliez, si vous voulez, tout ce que je vous ai dit sur ce point; car je n'ai nul besoin de cette considération pour établir ma première assertion, qu'on ne s'entend pas soi-même lorsqu'on se plaint que les méchants sont heureux dans ce monde, et les justes malheureux; puisqu'il n'y a rien de si vrai que la proposition contraire. Pour justifier les voies de la Providence, même dans l'ordre temporel, il n'est point nécessaire du tout que le crime soit toujours puni et sans délai. Encore une fois, il est singulier que l'homme ne puisse obtenir de lui d'être aussi juste

(1) On peut ajouter que tout supplice est supplice dans les deux sens du mot latin supplicium, d'où vient le nôtre : car TOUT SUPPLICE SUPPLIE. Malheur donc à la nation qui abolirait les supplices! car la dette de chaque coupable ne cessant de retomber sur la nation, celle-ci serait forcée de payer sans miséricorde, et pourrait même à la fin se voir traiter comme insolvable selon toute la rigueur des lois.

envers Dieu qu'envers ses semblables : qui jamais s'est avisé de soutenir qu'il n'y a ni ordre ni justice dans un État parce que deux ou trois criminels auront échappé aux tribunaux? La seule différence qu'il y ait entre les deux justices, c'est que la nôtre laisse échapper des coupables par impuissance ou par corruption, tandis que si l'autre paraît quelquefois ne pas apercevoir les crimes, elle ne suspend ses coups que par des motifs adorables qui ne sont pas, à beaucoup près, hors de la portée de notre intelligence.

LE CHEVALIER.

Pour mon compte, je ne veux plus chicaner sur ce point, d'autant plus que je ne suis pas ici dans mon élément, car j'ai très-peu lu de livres de métaphysique dans ma vie; mais permettez que je vous fasse observer une contradiction qui n'a cessé de me frapper depuis que je tourne dans ce grand tourbillon du monde qui est aussi un grand livre, comme vous savez. D'un côté, tout le monde célèbre le bonheur, même temporel de la vertu. Les premiers vers qui soient entrés dans ma mémoire sont ceux de Louis Racine, dans son poëme de la Religion :

Adorable vertu, que tes divins attraits,

et le reste. Vous connaissez cela: ma mère me les apprit lorsque je ne savais point encore lire; et je me vois toujours sur ses genoux répétant cette belle tirade que je n'oublierai de ma vie. Je ne trouve rien en vérité que de très-raisonnable dans les sentiments

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