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qu'il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui : Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n'est pas criminel, cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple, qu'il est vertueux, qu'il est honnéte homme, qu'il est estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir, car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n'en a point.

Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l'exécuteur : il est l'horreur et le lien de l'association humaine. Otez du monde cet agent incompréhensible; dans l'instant même l'ordre fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît. Dieu qui est l'auteur de la souveraineté, l'est donc aussi du châtiment : il a jeté notre terre sur ces deux pôles; car Jéhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde (1). Il y a donc dans le cercle temporel une loi divine et visible pour la punition du crime; et cette loi, aussi stable que la société qu'elle fait subsister, est exécutée invariablement depuis l'origine des choses: le mal étant sur la terre, il agit constamment ; et par une conséquence nécessaire il doit être constamment réprimé par le châtiment; et en effet, nous voyons sur toute la surface du globe une action constante de tous les gouvernements pour arrêter ou punir les attentats du crime : le glaive de la justice n'a point de fourreau; toujours il doit menacer ou frapper. Qu'est-ce donc qu'on veut dire lorsqu'on se plaint de

(1) Domini enim sunt cardines terræ, et posuit super eos orbem (Cant. Annæ,I, Reg. II, 8).

l'impunité du crime? Pour qui sont le knout, les gibets, les roues et les bûchers? Pour le crime apparemment. Les erreurs des tribunaux sont des exceptions qui n'ébranlent point la règle : j'ai d'ailleurs plusieurs réflexions à vous proposer sur ce point. En premier lieu, ces erreurs fatales sont bien moins fréquentes qu'on ne l'imagine : l'opinion étant, pour peu qu'il soit permis de douter, toujours contraire à l'autorité, l'oreille du public accueille avec avidité les moindres bruits qui supposent un meurtre judiciaire; mille passions individuelles peuvent se joindre à cette inclination générale : mais j'en atteste votre longue expérience, M. le sénateur; c'est une chose excessivement rare qu'un tribunal homicide par passion ou par erreur. Vous riez, M. le chevalier!

LE CHEVALIER.

C'est que dans ce moment j'ai pensé aux Calas; et les Calas m'ont fait penser au cheval et à toute l'écurie (1). Voilà comment les idées s'enchaînent, et comment l'imagination ne cesse d'interrompre la

raison.

LE COMTE.

Ne vous excusez pas, car vous me rendez service en me faisant penser à ce jugement fameux qui me

(1) A l'époque où la mémoire de Calas fut réhabilitée, le duc d'A.... demandait à un habitant de Toulouse comment il était possible que le tribunal de cette ville se fût trompé aussi cruellement; à quoi ce dernier répondit par le proverbe trivial : Il n'y a pas de bon cheval qui ne bronche. - A la bonne heure, répliqua le duc; mais toute une écurie!...

fournit une preuve de ce que je vous disais tout à l'heure. Rien de moins prouvé, messieurs, je vous l'assure, que l'innocence de Calas. Il y a mille raisons d'en douter, et même de croire le contraire; mais rien ne m'a frappé comme une lettre originale de Voltaire au célèbre Tronchin de Genève, que j'ai lue tout à mon aise, il y a quelques années. Au milieu de la discussion publique la plus animée, où Voltaire se montrait et s'intitulait le tuteur de l'innocence et le vengeur de l'humanité, il bouffonnait dans cette lettre comme s'il avait parlé de l'opéra-comique. Je me rappelle surtout cette phrase qui me frappa: Vous avez trouvé mon mémoire trop chaud, mais je vous en prépare un autre AU BAIN MARIE. C'est dans ce style grave et sentimental que le digne homme parlait à l'oreille d'un homme qui avait sa confiance, tandis que l'Europe retentissait de ses Trénodies fanatiques.

Mais laissons là Calas. Qu'un innocent périsse, c'est un malheur comme un autre, c'est-à-dire commun à tous les hommes. Qu'un coupable échappe, c'est une autre exception du même genre. Mais toujours il demeure vrai, généralement parlant, qu'il y a sur la terre un ordre universel et visible pour la punition temporelle des crimes; et je dois encore vous faire observer que les coupables ne trompent pas à beaucoup près l'oeil de la justice aussi souvent qu'il serait permis de le croire si l'on n'écoutait que la simple théorie, vu les précautions infinies qu'ils prennent pour se cacher. Il y a souvent dans les circonstances qui décèlent les plus habiles scélérats, quelque chose de si inattendu, de si surprenant, de si imprévoya

ble, , que les hommes, appelés par leur état ou par leurs réflexions à suivre ces sortes d'affaires, se sentent inclinés à croire que la justice humaine n'est pas tout à fait dénuée, dans la recherche des coupables, d'une certaine assistance extraordinaire.

Permettez-moi d'ajouter encore une considération pour épuiser ce chapitre des peines. Comme il est trèspossible que nous soyons dans l'erreur lorsque nous accusons la justice humaine d'épargner un coupable, parce que celui que nous regardons comme tel ne l'est réellement pas; il est, d'un autre côté, également possible qu'un homme envoyé au supplice pour un crime qu'il n'a pas commis, l'ait réellement mérité par un autre crime absolument inconnu. Heureusement et malheureusement il y a plusieurs exemples de ce genre prouvés par l'aveu des coupables ; et il y en a, je crois, un plus grand nombre que nous ignorons. Cette dernière supposition mérite surtout grande attention; car quoique les juges, dans ce cas, soient grandement coupables ou malheureux, la Providence, pour qui tout est moyen, même l'obstacle, ne s'est pas moins servi du crime ou de l'ignorance pour exécuter cette justice temporelle que nous demandons ; et il est sûr que les deux suppositions restreignent notablement le nombre des exceptions. Vous voyez donc combien cette prétendue égalité que j'avais d'abord supposée se trouve déjà dérangée par la seule considération de la justice humaine.

De ces punitions corporelles qu'elle inflige, passons maintenant aux maladies. Déjà vous me prévenez. Si l'on ôtait de l'univers l'intempérance dans tous les genres on en chasserait la plupart des maladies, et

peut-être même il serait permis de dire toutes. C'est ce que tout le monde peut voir en général et d'une manière confuse; mais il est bon d'examiner la chose de près. S'il n'y avait point de mal moral sur la terre, il n'y aurait point de mal physique; et puisqu'une infinité de maladies sont le produit immédiat de certains désordres, n'est-il pas vrai que l'analogie nous conduit à généraliser l'observation? Avez-vous présente par hasard la tirade vigoureuse et quelquefois dégoûtante de Sénèque sur les maladies de son siècle ? Il est intéressant de voir l'époque de Néron marquée par une affluence de maux inconnus aux temps qui la précédèrent. Il s'écrie plaisamment : «< Seriez-vous » par hasard étonnés de cette innombrable quantité » de maladies? comptez les cuisiniers (1). » Il se fache surtout contre les femmes : (( Hippocrate, dit-il,

» l'oracle de la médecine, avait dit que les femmes ne » sont point sujettes à la goutte. Il avait raison sans » doute de son temps; aujourd'hui il aurait tort. Mais

puisqu'elles ont dépouillé leur sexe pour revêtir » l'autre, qu'elles soient donc condamnées à partager >> tous les maux de celui dont elles ont adopté tous les » vices. Que le ciel les maudisse pour l'infâme usur

pation que ces misérables ont osé faire sur le » nôtre (2)! » Il y a sans doute des maladies qui ne sont, comme on ne l'aura jamais assez dit, que les

(1) Innumerabiles esse morbos miraris? coquos numera (Sen. Ep. xcv).

(2) C'est en effet cela, à peu près du moins. Cependant on fera bien de lire le texte. L'épouvantable tableau que présente ici Sénèque mérite également l'attention du médecin et celle du moraliste.

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