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de belles nuits ni de beaux jours. Ils peuvent s'amuser, ou plutôt s'étourdir; jamais ils n'ont de jouissances réelles. Je ne les crois point susceptibles d'éprouver les mêmes sensations que nous. Au demeurant, Dieu veuille les écarter de notre barque!

LE CHEVALIER.

Vous croyez donc que les méchants ne sont pas heureux? Je voudrais le croire aussi; cependant j’entends dire chaque jour que tout leur réussit. S'il en était ainsi réellement, je serais un peu fâché que la Providence eût réservé entièrement pour un autre monde la punition des méchants et la récompense des justes il me semble qu'un petit à-compte de part et d'autre, dès cette vie même, n'aurait rien gâté. C'est ce qui me ferait désirer au moins que les méchants, comme vous le croyez, ne fussent pas susceptibles de certaines sensations qui nous ravissent. Je vous avoue que je ne vois pas trop clair dans cette question. Vous devriez bien me dire ce que vous en pensez, vous, messieurs, qui êtes si forts dans ce genre de philosophie.

Pour moi qui, dans les camps nourri dès mon enfance,
Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance,

je vous avoue que je ne me suis pas trop informé de quelle manière il plaît à Dieu d'exercer sa justice, quoique, à vous dire vrai, il me semble, en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde, que s'il punit dès cette vie, au moins il ne se presse pas.

LE COMTE.

Pour peu que vous en ayez d'envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l'examen de cette question, qui n'est pas difficile en elle-même, mais qui a été embrouillée par les sophismes de l'orgueil et de sa fille aînée l'irréligion. J'ai grand regret à ces symposiaques, dont l'antiquité nous a laissé quelques monuments précieux. Les dames sont aimables sans doute; il faut vivre avec elles pour ne pas devenir sauvages. Les sociétés nombreuses ont leur prix; il faut même savoir s'y prêter de bonne grâce; mais quand on a satisfait à tous les devoirs imposés par l'usage, je trouve fort bon que les hommes s'assemblent quelquefois pour raisonner, même à table. Je ne sais pourquoi nous n'imitons plus les anciens sur ce point. Croyez-vous que l'examen d'une question intéressante n'occupât pas le temps d'un repas d'une manière plus utile et plus agréable même que les discours légers ou répréhensibles qui animent les nôtres ? C'était, à ce qu'il me semble, une assez belle idée que celle de faire asseoir Bacchus et Minerve à la même table, pour défendre à l'un d'être libertin et à l'autre d'être pédante. Nous n'avons plus de Bacchus, et d'ailleurs notre petite symposie le rejette expressément; mais nous avons une Minerve bien meilleure que celle des anciens; invitons-la à prendre le thé avec nous : elle est affable et n'aime pas le bruit; j'espère qu'elle viendra.

Vous voyez déjà cette petite terrasse supportée par quatre colonnes chinoises au-dessus de l'entrée de ma

maison: mon cabinet de livres ouvre immédiatement sur cette espèce de belvédère, que vous nommerez si vous voulez un grand balcon; c'est là qu'assis dans un fauteuil antique, j'attends paisiblement le moment du sommeil. Frappé deux fois de la foudre, comme vous savez, je n'ai plus de droit à ce qu'on appelle vulgairement bonheur : je vous avoue même qu'avant de m'être raffermi par de salutaires réflexions, il m'est arrivé trop souvent de me demander à moi-même : Que me reste-t-il? Mais la conscience, à force de me répondre мoI, m'a fait rougir de ma faiblesse, et depuis longtemps je ne suis pas même tenté de me plaindre. C'est là surtout, c'est dans mon observatoire que je trouve des moments délicieux. Tantôt je m'y livre à de sublimes méditations. L'état où elles me conduisent par degrés tient du ravissement. Tantôt j'évoque, innocent magicien, des ombres vénérables qui furent jadis pour moi des divinités terrestres, et que j'invoque aujourd'hui comme des génies tutélaires. Souvent il me semble qu'elles me font signe; mais lorsque je m'élance vers elles, de charmants souvenirs me rappellent ce que je possède encore, et la vie me paraît aussi belle que si j'étais encore dans l'âge de l'espérance.

Lorsque mon coeur oppressé me demande du repos, la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main: il m'en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d'une foule d'ouvrages qui jouissent encore d'une grande réputation....

Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours.

LE SÉNATEUR.

Je suis charmé qu'une saillie de M. le chevalier vous ait fait naître l'idée d'une symposie philosophique. Le sujet que nous traiterons ne saurait être plus intéressant: Le bonheur des méchants, le malheur des justes! C'est le grand scandale de la raison humaine. Pourrions-nous mieux employer une soirée qu'en la consacrant à l'examen de ce mystère de la métaphysique divine? Nous serons conduits à sonder, autant du moins qu'il est permis à la faiblesse humaine, l'ensemble des voies de la Providence dans le gouvernement du monde moral. Mais, je vous en avertis, M. le comte, il pourrait bien vous arriver, comme à la sultane Schéerazade, de n'en être pas quitte pour une soirée je ne dis pas que nous allions jusqu'à mille et une, il y aurait de l'indiscrétion; mais nous y reviendrons au moins plus souvent que vous ne l'imaginez.

LE COMTE.

Je prends ce que vous me dites pour une politesse, et non pour une menace. Au reste, messieurs, je puis vous renvoyer ou l'une ou l'autre, comme vous me l'adressez. Je ne demande ni n'accepte même de partie principale dans nos entretiens; nous mettrons, si vous le voulez bien, nos pensées en commun je ne commence même que sous cette condition.

Il y a longtemps, messieurs, qu'on se plaint de la Providence dans la distribution des biens et des maux; mais je vous avoue que jamais ces difficultés n'ont pu

faire la moindre impression sur mon esprit. Je vois avec une certitude d'intuition, et j'en remercie humblement cette Providence, que sur ce point l'homme SE TROMPE dans toute la force du terme et dans le sens naturel de l'expression.

Je voudrais pouvoir dire comme Montaigne: L'homme se pipe, car c'est le véritable mot. Oui, sans doute, l'homme se pipe; il est dupe de lui-même; il prend les sophismes de son coeur naturellement rebelle (hélas! rien n'est plus certain) pour des doutes réels nés dans son entendement. Si quelquefois la superstition croit de croire, comme on le lui a reproché. plus souvent encore, soyez-en sûrs, l'orgueil croit ne pas croire. C'est toujours l'homme qui se pipe; mais, dans le second cas, c'est bien pis.

Enfin, messieurs, il n'y a pas de sujet sur lequel je me sente plus fort que celui du gouvernement temporel de la Providence : c'est donc avec une parfaite conviction, c'est avec une satisfaction délicieuse que j'exposerai à deux hommes que j'aime tendrement quelques pensées utiles que j'ai recueillies sur la route, déjà longue, d'une vie consacrée tout entière à des études sérieuses.

LE CHEVALIER.

Je vous entendrai avec le plus grand plaisir, et je ne doute pas que notre ami commun ne vous accorde la même attention; mais permettez-moi, je vous en prie, de commencer par vous chicaner avant que vous ayez commencé, et ne m'accusez point de répondre à votre silence; car c'est tout comme si vous

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