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qu'à faire ses adieux à sa fille. Cette entrevue de la mère et de la fille est touchante. Élisabeth est une enfant qui ne sait pas ce que c'est que la mort. Elle est assise sur les genoux de la pauvre Anne, qui pleure, et, telle est la force de la situation, tel est le souvenir du petit roi Joas ou du petit roi Arthur, qu'à ce moment M. Chénier est presqu'un écrivain simple et naturel. Lui et nous, nous oublions que cette petite Élisabeth, implacable autant que son père, fournira, elle aussi, le sujet d'un drame plein de bourreaux, intitulé: Marie Stuart.

A ces adieux de la mère et de l'enfant, la tragédie devrait s'arrêter, d'autant plus que le cinquième acte est tout à fait l'égal des trois premiers. C'est le même Henri VIII qui parle sans cesse de l'État qui doit servir son amour - frappons le coup fatal, dit le roi-précipitons l'instant-je feindrai le remords! Encore une fois, on ne se dit pas ces choses-là à soi-même. Il faut, lorsqu'elles sont dans l'âme d'un homme, que le spectateur les devine, et alors vraiment cet homme-là devient odieux et terrible. Mais si vous en faites un fanfaron de crime, un gascon de tragédie, cet homme-là arrive tout au plus à la pitié et au dégoût.

La tragédie de Henri VIII se termine par un récit de Théramène que fait le pontife Crammer. - La grâce d'Anne de Boulen lui est accordée, mais il n'était plus temps; Crammer n'a plus vu que des restes palpitants, une tête sacrée, du tronc séparée, d'augustes débris; l'exécuteur farouche avait les sanglots à la bouche. Mais cependant expliquons-nous: Si cet exécuteur était en effet si farouche, il n'aurait pas ces sanglots à la bouche. Toute la tragédie est écrite dans ce système faux, puéril, prétentieux; tragédie menteuse! pitié insultante! Ce même poëte, qui parlait en public d'humanité, de pitié, de tolérance, n'a-t-il pas écrit des hymnes de sang pour les terroristes de 93? N'a-t-il pas demandé les honneurs du Panthéon pour Marat, et le matin même de la soirée où ce bon peuple s'attristait des malheurs d'Anne de Boulen, n'avait-il pas assisté au supplice de la plus belle, de la plus innocente et de la plus auguste reine de l'univers?

Ainsi donc, une fois pour toutes, laissez là ces tristes œuvres qui se rattachent aux plus affreux souvenirs, aux larmes les

plus hypocrites, à la poésie la plus boursouflée des mauvais jours.»

Ce petit morceau à propos de Henri VIII n'est pas, je l'avoue, un modèle de bonne critique; il est violent, on y voit le parti pris, la forme en est mauvaise et triviale, et la chose entière manque d'ampleur et de dignité. Ces caprices, ces colères, ces dédains, ces fantaisies, bonnes parfois à écrire au bas d'un journal, pour un lecteur distrait qui s'en va en toute hâte à ses affaires, ne sont pas autorisées dans une critique régulière. A cette critique honorée et sérieuse, il faut ses franches coudées; elle s'adresse, non pas au lecteur impatient d'en finir avec les petites nouvelles du théâtre de la semaine, elle s'adresse à la tête calme et reposée, exempte d'affaires, au lecteur oisif... Heureux qui, le livre à la main, peut comparer l'arrêt du juge, à l'œuvre du poëte et se rendre compte du travail de chacun. Là se trouve un double danger pour la critique. Le danger c'est d'être acceptée, en passant, comme une distraction d'un moment, par des lecteurs qui s'inquiètent peu que l'on dise faux ou juste; alors la critique doit se résigner à ne pas vivre plus d'une heure... un déjeuner de soleil, et tout est dit. L'autre danger, c'est de manquer d'entrain, de spontanéité, de charme, et de perdre même ce lecteur futile qui vous lit, en passant. Malheur à la critique, si elle arrive avec les formules, les précautions, les embarras et les preuves de l'enseignement; malheur au journaliste s'il disparaît dans le professeur; si le feuilleton devient une chaire au Collège de France, encore une fois, dites: Bonsoir à la compagnie. Elle vous laisse net au beau milieu de votre dissertation commencée. — Ah! diton, que nous veat ce docteur ès-lettres, et que nous fait à nous cet examen de bachelier? Puis, hommes et femmes, les voilà partis pour une autre contrée. Ingrats qui ne veulent pas un instant de gène, un seul moment d'attention! Quel beau livre on pourrait faire avec ce titre : De l'indifférence en matière de littérature et de critique! Voilà donc le double écueil de l'écrivain périodique: il ne faut pas, s'il veut être absolument compté parmi les puissances, que sa page écrite en courant se recommande uniquement par les fugitives qualités d'une improvisation pleine de caprices et de hasards, comme aussi il ne faut pas que cette page, emportée aussitôt qu'elle est lue, affecte

les allures de l'enseignement et de la méthode; en un mot, soyez, s'il se peut, tout à la fois un journaliste et un écrivain; soyez même un docteur, à condition que sous le docteur on retrouve toujours le journaliste. Au bout de vingt ans et plus de ce métier, quand vous aurez bien obéi à cette double nécessité, il arrivera que, pour votre récompense, il vous sera permis peutêtre de fouiller dans ces catacombes de votre esprit, et d'en retirer, comme nous faisons à cette heure, un petit morceau par-ci, une dissertation par-là. · Bon, se dit-on, voilà une vingtaine de lignes, armées à la légère, qui tiendront leur place encore dans mon livre. Bon, voilà quelques pages solides qui me feront pardonner, tantôt, ces frêles et mignonnes fusées. Ajoutez aussi, pour que votre droit de faire un livre avec ces reliques soit incontestable, qu'il est bon que vous n'ayez pas changé trop souvent d'allure, et que votre goût littéraire, et que tous les penchants de votre esprit, et que toutes les sympathies de votre cœur, dans les choses nécessaires et dans les circonstances difficiles aient conservé ce caractère essentiel de constance, de fidélité, d'enthousiasme. A tant de distance, à travers tant de changements dans la passion du public, parmi tant de noms qui s'élevent, tant d'hommes qui tombent, dans ce pêle-mêle ardent de poésies nouvelles, de poëmes dégradés, de comédiens qui passent, de comédiennes fragiles, quand le héros de la veille est honni le lendemain, par tous les bruits des renommées brutales et charmantes, dans ce nuage mêlé d'éclairs, aux sommets de ce Capitole... aux bords dangereux de cette roche Tarpéienne, il est bien difficile à l'homme qui raconte cette éternelle et changeante histoire des variations de l'esprit humain, de ne pas avoir de temps à autre le vertige, et de rester immobile à contempler toutes ces œuvres qui croulent, à entendre de sang-froid toutes ces machines haletantes!

« C'est pourquoi tout ce qui varie et tout ce qui se charge de « termes douteux et enveloppés a toujours paru suspect, et non<< seulement frauduleux, mais encore absolument faux, parce qu'il « marque un embarras que la vérité ne connaît point. » Ceci est un beau et sérieux passage de l'histoire des Variations, quelque peu étonné, à vrai dire, de se trouver compromise en un pareil sujet.

Il était donc facile, à propos de ces lignes sur Henri VIII, non pas de me lancer un pamphlet avec toutes les qualités dangereuses du pamphlet (elles sont dangereuses tantôt pour le pamphlétaire et tantôt pour sa victime, quelquefois même pour tous les deux), mais au moins une bonne raillerie assaisonnée d'un bon sel, et Dieu sait si j'aurais été content. C'est une belle chose, le bel esprit, il a des charmes irrésistibles, même pour ceux qu'il pique et qu'il frappe, et je me tromperais fort, ou plus d'un savant jésuite, amoureux des belles-lettres françaises, en ses moments de calme et de loisir, s'amusait fort à relire en cachette les cruelles Provinciales. Il faut aimer l'esprit, même quand il vous raille, et se moque en riant de vos vanités, de vos folies, de vos prétentions, de vos discours. Malheureusement pour lui, mon accusateur, puisqu'il voulait absolument m'écraser et m'égorger sur le terrain de Marie-Joseph Chénier, avait laissé passer la bonne occasion; - il me prenait justement, sur un feuilleton écrit avec soin, dans un ton calme, avec la gravité sérieuse et digne d'un homme qui veut porter un jugement définitif sur une renommée expirante, et qui rend les derniers devoirs à une œuvre dont personne ne veut plus.

TIBÈRE,

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES, PAR MARIE-JOSEPH CHÉNIER.

a Tibère est tout à fait une vieille tragédie, elle en a l'allure, le ton et le langage, elle se termine par le vieux coup de poignard des plus vieilles tragédies. Et notez bien que par ce mot, la vieille tragédie, nous ne remontons pas plus haut que Voltaire, son premier inventeur et créateur. Quand nous disons: Corneille ou Racine, nous parlons de la jeune tragédie, celle-là dont la jeunesse est immortelle, un art éclatant, vigoureux, plein de générosité, de passion et de génie. Mais quelle idée d'avoir été chercher, sous le matelas qui l'étouffe, cet abominable Tibère? Quelle envie d'avoir violé les infâmes secrets de Caprée ? Quelle histoire peu dramatique, cette histoire de la terreur romaine, et ne dirait-on pas que dans notre amour pour les drames de 1793, et quand tous les héros de cette ignoble époque sont épuisés,

nous avons voulu remonter, faute de mieux, jusqu'au 1793 de l'empire romain?

En effet, qui donc nous rappelle davantage, par ses crimes, par ses violences cachées, par ses calomnies honteuses, par ses hypocrisies sanglantes, par ses peurs incessantes, les affreux héros de la Montagne, que ce Tibère, maître et valet de tant de vices amoncelés sur son horrible tête? Qui donc, au monde, ressemble plus à Robespierre ou à Danton, que ce misérable pétri de sang et de boue, comme disait le rhéteur qui l'avait élevé? Cette fois, dans la Rome impériale, tout aussi bien que dans la France républicaine, c'est la peur qui domine toutes les âmes, qui abrutit toutes les pensées, qui fait taire toutes les consciences! La peur a jeté sa pâleur sur tous ces visages, sa honte sur tous ces fronts, son froid mortel dans toutes ces veines, naguère remplies d'un sang généreux. Que le tyran de ces époques funestes, où le déshonneur des victimes égale la honte des bourreaux, s'appelle Robespierre ou Tibère, Caligula ou Danton, peu nous importe. A la seule annonce de ces méfaits de la toute-puissance, vous savez par quels drames vous êtes attendus, par quels supplices sans défense, par quels meurtres sans contre-poids, par quelles victimes sans courage, par quel héroïsme apathique et lâche. Or, de cette œuvre d'égorgeurs nous ne voulons pas; nous allons au théâtre pour voir agir des passions et des hommes, et non pas dans le cirque pour assister aux combats des gladiateurs et des tigres. Des Tibère, des Caligula, des Vitellius, des Collot-d'Herbois et des Carrier, de tous ces vils comédiens qui s'enivrent des fascinations furibondes de leur propre éloquence, de ces bandits armés de la hache du bourreau, la véritable tragédie ne veut rien savoir; avec les bonnets rouges, l'art qui se respecte ne veut rien tenter; on les laisse dans leur fange et dans leur boue; on les abandonne dans leurs gémonies; on s'éloigne de leur cloaque. Ces malheureux ! appartenir au poëte, au peintre, au sculpteur, à tous les généreux génies qui font revivre dans un lointain lumineux les races éteintes, y pensez-vous? Il faut les laisser à Tacite, à Suétone, à l'indignation des peuples, au croc de leurs licteurs, à l'échafaud de leurs bourreaux.

Mais, dites-vous, Néron, le Néron de Racine? — Le Néron de Racine! jamais le chaste poëte n'aurait osé arrêter son regard

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