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Je passe sous silence les dissertations du marchand de nègres; ce sont de furieuses dissertations: d'ailleurs vous avez vu cela partout dans les livres philanthropiques du dernier siècle. On s'occupait alors beaucoup des noirs; on abolissait la traite, on avait peur de cette nouvelle espèce humaine qui se réveillait tout à coup; voilà qui allait bien sans doute, mais qu'est-ce que l'abolition de la traite, comparée à un drame en plein théâtre, où les noirs ont les plus beaux rôles, et dans lequel on leur fait débiter plus de sentences que toutes les tragédies de Voltaire n'en sauraient contenir?

La toile tombe. Après un instant de repos, dont les amis de l'auteur avaient besoin, la toile se relève et nous montre une nouvelle décoration couleur soupe au potiron. C'est une nouvelle couleur toute composée de bandes rouges et jaunes, ce qui veut dire que nous sommes sous les tropiques, et qu'il y fait bien chaud. A côté de cette toile, si hardiment barbouillée, le machiniste a élevé un rocher en bois peint en vert, et qui risque fort de ressembler à la roche Tarpéienne noire; au-dessous de ce rocher, la mer est censée s'agiter et former un gouffre sans fond; il faut que vous sachiez que c'est du haut de ce rocher que Mendoce jette ces negres qui lui ont coûté si cher; cela dit, arrive le bon negre, l'ami de la bonne Marie, je ne sais trop ce qu'il vient faire là. Il parcourt la scène en sautant, il parle d'amour et de malheur, puis il se sauve quand il entend venir les nègres nouvellement achetés; les nègres arrivent à leur tour, et se plaignent. L'un d'eux, le même dont Mendoce a refusé d'acheter la fille, propose une conspiration: conspirons! sauvons-nous! Puis il se fait un grand silence, c'est le Brutus nègre qui survient; il se découvre, enfin, tel qu'il est : J'ai tout mon bon sens, mes amis ! leur dit-il; et alors, pour le prouver, il se met à déclamer son rôle à tue-tête, il crie, il gesticule, il se démène, il bave, il est possédé. Toutes ces folies faites, les nègres se disent: Il n'est pas fou! Alors voilà qu'ils l'entourent, voilà qu'ils se jettent par terre en se prenant la main, voilà qu'ils invoquent, non pas le grand serpent ou le manitou des montagnes, mais le ciel et les enfers; tout ce monde hurle-nègre à faire peur. Puis les conspirateurs se dissipent; le vieux nègre reste seul, son fils arrive; vous verrez ici entre les deux noirs une scène de père irrité et de fils

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amoureux, comme nous n'en avons que trop vu parmi les blancs. Depuis les Guelfes et les Gibelins, depuis Roméo et Juliette, depuis la Grèce, Rome, l'Orient et que sais-je? vous savez comment s'y prend un père pour dire à son enfant Il me faut telle vie, il me faut ton ami, ta maîtresse, ton bienfaiteur, je le veux! La scène se passe ordinairement ainsi; le fils répond: Barbare! Père injuste! Le père à qui le fils n'a d'ordinaire aucune obligation, s'écrie en fureur : Fils dénaturé ! fils ingrat! monstre! et puis voilà un fils qui est maudit. Alors le fils ne voulant pas tuer sa maîtresse, ne voulant pas désobéir à son père, prend un moyen terme très-audacieux, il se tue! Héros doublement intéressant que pleure un père, que pleure son amie, et qui emporte dans la tombe la double palme de la piété filiale et de la fidélité.

Mais n'anticipons pas sur les événements. Nous voilà au troisième acte, dans une cabane d'osier fort agréable. Le bon nègre est tout bouleversé; sa maîtresse, la jeune Marie, est gaie et contente comme à son ordinaire; la jeune blanche plaisante ellemême avec son esclave; l'esclave lui fait une déclaration en se mettant à plat ventre et en baisant la terre, puis il entre en fureur comme son père; il ne veut pas laisser sortir Marie. Marie promet de ne pas sortir, puis elle sort l'instant d'après; Yago est désespéré. Il met le couvert de son maître Mendoce et du marchand d'esclaves. Ce repas m'a paru trop simple: des fruits, du laitage, du pain et autres mets champêtres, puis une large cruche qui contient je ne sais quoi. Quand tout est prêt, le vieux scélérat de nègre entre par la fenêtre, son air est sinistre : « Je vais empoisonner leur diner », dit-il tout bas à son fils. Ainsi dit, ainsi fait; le vieux nègre se penche sur la cruche et verse son poison de mancenillier; le fils voit tout sans rien dire; arrive la compagnie, l'empoisonneur saute par la fenêtre.

Ceci vous présente un déchirant spectacle. Cette famille innocente est à table; vous avez tout à craindre pour elle, tout à craindre pour cet honnête marchand d'esclaves, pour ce doux propriétaire d'esclaves, pour cette jeune blanche qui est la seule du pays. J'oubliais de dire que Lazaro est entré par la porte pour voir l'effet de sa plaisanterie; mais, ô destin, ô Providence! à l'instant même où Marie porte à ses lèvres le fatal breuvage, son amant, son nègre, s'écrie: J'ai soif! Il arrache le verre des

mains de Marie, et au lieu de dire tout simplement : Ce vin est empoisonné! il l'avale et tombe mort: ce que c'est que de ne pas penser à tout.

Alors le vieux Lazaro voyant cela, se précipite sur le cadavre de son fils en hurlant de plus belle. Il est impossible de hurler plus naturellement que ce nègre, d'avoir les genoux plus gros, les jambes plus cagneuses, l'œil plus creux : c'est un bon nègre; il est seulement dommage qu'il ait imaginé de contrefaire le fou et de parler par dithyrambes, même quand il veut être sensé !

Silence et attention! Voici le dénouement. Nous revoyons la décoration couleur de potiron, et le roc Tarpéien en bois peint; tous les nègres sont assemblés et entourés de gendarmes; Mendoce les harangue et leur montre quelle faute ils ont faite. « Scélérats! vous voulez être libres! misérables! vous voulez quitter ces champs que vous labourez, les huttes dans lesquelles vous avez la fièvre ! Ingrats! » A ce discours vous croyez que les esclaves vont être jetés du haut de la roche; il est probable même qu'ils n'ont été amenés là qu'à cette fin; pas du tout, la conclusion est trop logique; il faut une sortie au poëte pour allonger son acte. Allez vous faire mettre à la torture, s'écrie le doux Mendoce, et les voilà qui sortent, maître, esclaves, gendarmes, pour aller chez le bourreau de l'endroit. Sans Lazaro la scène restait vide, mais Lazaro se promène de long en large; il faut bien faire un peu de philosophie nègre avant de mourir.

Quand il est resté là dix minutes, déclamant, riant, pleurant, arrive un domestique de la maison, noir comme lui, une une espèce d'argousin railleur et malin, qui soupçonne que le noir Lazaro n'est pas si fou qu'il en a l'air. Ces deux noirs se disputent à outrance; ils proposent même de se battre à coups de poings; ils se battent; l'intérêt redouble, mais hélas ! le combat ne dure pas; Lazaro, il est vrai, jette l'inspecteur contre un rocher, l'inspecteur se relève et s'enfuit. Lazaro le poursuivrait sans nul doute bien plus loin que les coulisses, mais Aristote ne veut pas que la scène reste inoccupée, et ce brave nègre obéit à la rbetorique d'Aristote comme s'il s'agissait du code-noir.

Enfin, nous sommes au dénouement. Lazaro, resté seul en core une fois, va se retirer tranquillement, quand le malheur amene la jeune Marie dans la décoration jaune et rouge. Marie

vient tête nue, artistement coiffée, au plus fort de ce soleil, exprès pour chercher le vieux Lazaro, qu'elle croit errant dans le désert. Viens avec moi, Lazaro, lui dit-elle avec cinq ou six rimes redoublées, viens que je te ramène à ta cabane, et autres choses fort aimables qui toucheraient un tigre, d'autant plus que toujours Marie a donné à boire à Lazaro. Croiriez-vous cependant que l'aspect de cette pauvre fille ranime la colère du noir ! Il faut que tu meures avec moi, lui dit-il, il faut que je te précipite du haut de ce rocher (toujours en rimes redoublées); et là-dessus il entraîne Marie; Marie crie, Marie pleure, Marie demande pardon, le nègre l'entraîne toujours : les voilà tous les deux au sommet du rocher; mais le nègre a trop de coquetterie pour se précipiter ainsi sans avoir de témoins: il attend complaisamment sur le bord du roc; il tient Marie devant lui, tout est prêt; attendons seulement que les nègres reviennent de la torture, précédés des gendarmes et de Mendoce. Que devient Mendoce à la vue de sa fille sur le bord de l'abîme? Le nègre triomphe, tout le monde tremble, excepté le parterre et les loges... (Quant à la situation, c'est la même que celle de la somnambule de M. Scribe au moment où elle est posée sur le toit de son moulin).

Je vois que vous êtes impatient, lecteur. Eh bien ! prenez courage, Marie ne meurt pas; le nègre est touché de pitié, et se précipite tout seul dans l'abîme; les nègres ferment les yeux, Mendoce relève sa fille, la toile tombe, et tout est dit.

J'ai déjà parlé du style de ce drame, s'il y a drame. Jamais on n'écrivit un drame de ce goût-là, depuis la fondation du Théâtre-Français. La comédie de Boursault, le Mercure galant, y compris l'énigme, est un chef-d'œuvre de style, de raison et de goût à côté de l'œuvre de M. Ozanneaux. Figurez-vous un vers tantôt long, tantôt court, à deux rimes, à dix rimes, brisé, rompu, allongé, lent et vif, n'ayant jamais la même allure, et vous comprendrez une idée de la fatigue et de la déception. »>

Telle fut mon entrée au feuilleton; pour qui veut lire avec sang froid cette ironie où la forme et le fond sont tout à fait à l'unisson d'une chose de mauvais goût, dans le fond et dans la forme, il est impossible de s'expliquer comment il s'est fait que dans un journal aussi grave, et à cette même place occupée par des écrivains judicieux, corrects, et d'un style si calme et si

posé, cette infraction à tous les usages de la critique savante n'ait pas été immédiatement réprouvée. Au contraire, il n'y eut qu'une voix pour approuver ma hardiesse..... Elle était nouvelle en ce lieu de si bonne compagnie, et voilà pourquoi elle réussit. M. Duviquet lui-même ne fut pas le dernier à en rire, et posant sa main vénérable sur ma tête coupable, il s'écria: Tu Marcellus eris! Quant à M. Ozanneaux, la victime innocente de mes essais anti-dramatiques, il se le tint pour dit à tout jamais, il renonça au théâtre, il fit bien; il fit mieux, il se donna tout entier à ses devoirs d'inspecteur de l'Université de France, et maintenant que les noirs ont été vus non-seulement libres, mais représentant les blancs à l'Assemblée constituante, M. Ozanneaux peut se consoler d'avoir quitté la poésie. Dieu soit loué, et aussi M. Schoelcher, les esclaves n'ont plus besoin de tragédies pour briser leurs fers.

Quand M. Duviquet fut de retour de ce département de la Nièvre où régnait son cousin, M. Dupin l'aîné, par le droit de son talent et par le droit de sa naissance ( ce même département de la Nièvre qui devait nous envoyer, à côté des nègres législateurs, ses maçons et ses maîtres d'école), M. Duviquet reprit, pour un instant, ce sceptre d'ivoire dont j'avais fait une férule; et puisque l'occasion est belle pour consigner ici quelques pages de cet aimable et sympathique M. Duviquet, mes lecteurs ne seront pas fàchés, j'imagine, de comparer à mon premier feuilleton, le dernier feuilleton de ce maître; ils verront quelle prudence, et quelle réserve il apportait en toutes choses; comme il s'attachait surtout à raconter le drame représenté; avec quelle habileté prévoyante il temperait le blâme par la louange; avec quel rare bonheur il donnait, à ses censures, la forme et le ton d'un conseil tout paternel. J'aurais eu grandement raison dans plus d'une occasion importante, de ne pas m'éloigner, autant que je l'ai fait, des sentiers rigoureux ou mes prédécesseurs avaient laissé leur empreinte ; à coup sûr, ma critique eut gagné en force, en vigueur, en utilité, ce qu'elle eût peut-être perdu en élégance. A quoi bon, d'ailleurs, cette mièvre elegance, si tot fanée? Ami critique, il ne s'agit pas de toi, il s'agit de l'œuvre que tu racontes. Tel était le conseil du sage. Mais la jeunesse n'écoute guère les conseils qui lui défendent de briller aux dépens d'autrui juvenilia-senilia! Et puis, n'est-ce pas

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