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on fait silence

on regarde

Il arrive on écoute on s'ennuie on siffle et patatra! voilà mon héros par terre. H s'enfuit en jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. Seulement le théâtre du Palais-Royal garda, comme un signe de sa victoire, une comédienne, une enfant qui donnait la réplique au grand Debureau, madame Dupuis. Vanité des grandeurs humaines! toute gloire a ses rayons et ses ombres. La gloire de Debureau a obéi à cette loi suprême; d'autres grandeurs arrivèrent qui firent oublier celle-là. Oublié par ses spectateurs d'élite dont il avait été le jouet un instant, moins glorieux sans doute, mais plus sage, Debureau rendit au monde oubli pour oubli, et il revint tout entier à son public légitime. Son parterre, envahi par ces admirateurs d'un nouveau genre, avait boudé quelque peu ce cher favori de la parade; il eut bien vite oublié un moment d'orgueil; la réconciliation fut sincère de part et d'autre, et Debureau fut applaudi jusqu'au jour de sa mort.

Un seul accident troubla cette popularité brillante : un jour que ce digne homme, un bâton à la main, se promenait comme un simple bourgeois dans la campagne de Romainville, il fut provoqué par un manant qui était pris de vin, et poussé à bout par ce rustre, il lui répondit enfin par un petit coup de bâton. L'homme frappé tomba pour ne plus se relever; il était mort, tant le coup avait été donné à la bonne place du crâne ! Qui fut bien affligé? Ce fut le meurtrier ! Il était un terrible artiste dans l'art de manier le bâton, et il ne s'était pas méfié de lui-même. Accusé de meurtre, il fut acquitté tout d'une voix.

A peine mort, son fils le remplaça dans ses rôles; ce fils lui ressemble à s'y méprendre, et c'eût été une épreuve à tenter, puisque la farine est immortelle, de cacher la mort du père et de produire le fils sans rien dire à personne; on n'eût jamais su que Debureau était mort. Je me suis laissé dire que cela se passait ainsi, dans les temps reculés, pour certains rois de l'Orient.

Au reste, aussi bien que tous les hommes privilégiés, le grand Debureau est mort à temps. Il a quitté ce monde à l'instant où les novateurs (il y en a pour toutes choses) s'emparaient de la pantomime et croyaient l'honorer beaucoup en l'accommodant à leur génie. Hélas! ces grands messieurs, éclos après la mort du

fameux Gilles, ont été trompés, d'abord par leur mérite, et ensuite par un très-mauvais proverbe en toutes choses et surtout dans les arts: « Qui peut le plus, peut le moins. » Méfiez-vous de ce proverbe, il a perdu plus d'artistes et gâté plus d'écrivains qu'on ne saurait dire! En général, il n'y a ni plus ni moins dans les beaux arts; il y a ce qui plaît et ce qui ennuie, il y a le beau et le laid, il y a le vrai et le faux; or, d'assez grands périls se rencontrent en toutes ces nuances sans y ajouter des difficultés nouvelles. D'ailleurs où commence le plus? où s'arrête le moins? Jouer le rôle de Phèdre à peu près bien, est-ce plus que de représenter admirablement le Bœuf enragé? Être reconnu le premier arlequin de l'Europe, Carlo Bertinazzi, est-ce moins que de bien réciter le récit de Théramène ? et la soubrette en ses habits de fête, le rire à la bouche et l'œil au bois, est-elle, je vous prie, quelque chose de plus ou de moins que l'impératrice, la couronne au front et le sceptre à la main? Ces messieurs les fantaisistes qui semblent se faire petits pour écrire une pantomime, nous la donnent belle avec leur modestie, ils n'ont jamais pu arriver au succès de l'Homme légume. Ils ont été, eux aussi, les dupes de ces bruits que Charles Nodier laissait courir de sa collaboration avec les marionnettes qu'il aimait tant.

Même le choléra, qui le croirait? le choléra s'est trouvé un bon sujet de feuilleton.

A l'heure funèbre où ce mal inconnu, dont on se rit aujourd'hui, tomba sur la ville attristée, on peut se rappeler que la stupeur fut grande, et que, sous ce crêpe immense, on n'entendait plus ni les vers des poëtes, ni les chansons des chanteurs. Le silence étendait sa main glacée sur les têtes les plus jeunes; la peur comprimait les cœurs les plus hardis. De temps à autre, on voyait passer dans les rues désertes de longs tombereaux tout remplis de cadavres; ils passaient, ô misère! devant l'église et sans s'arrêter à ces autels déserts. Dans les cimetières creusés à la hâte, tout était fosse commune; on n'avait pas le temps de choisir le dernier repos même de son père et de sa mère; il fallait se håter d'enterrer ses morts, et l'on se hâtait à ce point que l'on a vu des mères oublier de fermer les yeux à leur enfant ! C'était de toutes parts une confusion immense, une désolation muette, un lugubre accompagnement de soupirs et de sanglots:

Plus d'amour, partant plus de joie,
Les tourterelles se fuyaient.....

Pourtant, dans ce désespoir de toutes choses, le feuilleton imagina de distraire, un instant, de ces douleurs et de ces épouvantes cette ville abandonnée à la peur. Une aventure qui m'était arrivée à l'heure de minuit, comme je descendais les hauteurs de la rue Saint-Jacques, me vint servir fort à propos. La nuit dont je parle, soufflait, en sifflant, ce vent aigu de la fin de l'hiver, quand l'hiver quitte à regret ses domaines blanchis de frimas! La nuit était noire, et de ces maisons fermées pas un bruit ne sortait, pas une lueur! On eût dit une de ces solitudes dans lesquelles les chiens muets n'osent pas aboyer. Pour peu que vous ayez été élevé comme nous au collège de Louis le Grand, vous connaissiez, tout en face la porte du collége, la rue Neuve-des-Poirées, elle a disparu, cette rue, ou tout au moins a-t-elle été depuis ce temps agrandie, éclairée et réparée... Du temps du choléra, c'était encore une ruelle infecte et malsaine, et dans laquelle on ne se hasardait que pour abréger sa route et pour gagner au plus vite. Enfant de ces parages savants, la rue des Poirées était pour moi une rue amie, et je la pris comme s'il eût fait grand jour. Laissez-moi cependant vous raconter, comme je la racontais alors, cette nuit des Valpurgis, tout à fait digne du second Faust, qui n'avait pas paru en ce temps-là :

LA RUE NEUVE DES POIRÉES.

« Puisqu'il s'en va, parlons du fléau. Osons les regarder de près ces profondes terreurs des premiers jours. L'ennemi bat en retraite; soyons braves! Pour ma part, je veux vous raconter une nuit d'épouvante que j'ai traversée avant-hier. Vous verrez dans ce simple récit ce que c'est que la peur du mal, et combien elle dénature horriblement les objets. Donc je commence : j'aurai soin d'être aussi peu terrible que possible; je ménagerai vos nerfs plus que je n'ai ménagé les miens.

C'était avant-hier, sur les hauteurs du quartier Saint-Jacques, si rempli d'hôpitaux, de colléges et de libraires, un lieu bien triste, surtout par la nuit qu'il faisait, il était dix heures du soir. J'avais passé la soirée au chevet d'une jeune femme cho

lérique. La malade, quand je la quittai, était arrivée à ce moment de calme et de bien-être qui console des plus atroces douleurs. Alors, le sang revient à la joue, le scurire aux lèvres, le battement au cœur; l'âme se montre de nouveau dans le regard, la malade renaît, tout renaît en même temps autour d'elle, et ses amis renaissent les premiers. Ce moment-là est doux comme une victoire! Aussi toute la soirée, vainqueurs que nous étions, nous ses amis, nous l'avions vue renaissante, et elle nous avait vus revivre avec elle, et je sortis de la maison en grand triomphe, ne songeant plus à l'air froid et humide du soir.

J'allais donc, descendant à pied la montagne Sainte-Geneviève et frôlant l'église de la sainte, qui ne sera jamais un Panthéon, quoi qu'on fasse! J'étais seul dans les rues; tout se taisait ou tremblait à cette heure dans la ville. Pas d'étudiants tapageurs à la porte des hôtels garnis; pas de chansons patriotiques hurlées en chœur; pas d'ivrognes,... pas d'ivrognes! toutes les boutiques étaient fermées, et c'étaient chose triste d'entendre, à la porte des charcutiers inutiles, se balancer les saucissons de bois qui cliquetaient comme des os de pendus agités par le vent.

Je passai ainsi devant toutes les boutiques célèbres de l'endroit ; ici le cabinet de lecture, tout rempli de vieux petits romans ratatinés, là l'échoppe du barbier ornée à son sommet d'une inscription toute grecque que le bonhomme vous explique sans hésiter. (L'inscription était de Burette, un de nos camarades qui vient de mourir). J'allai ainsi non loin de la place Sorbonne, vis-à-vis l'hôtellerie où Jean-Jacques Rousseau, sur une méchante épinette, composa le Devin de village. A vous dire vrai, ce fut avec un certain charme que je traversai, moi tout seul, ces lieux habités par ma première jeunesse, ce monde latin où je m'étais trouvé tant de passions et tant de bonheur ! Dans cette promenade nocturne, j'oubliai par enchantement, les inquiétudes de la journée, et des journées précédentes; j'étais heureux comme par une soirée d'été, douce, calme et saine, quand tout à coup la plus horrible vision qui se pût imaginer, dans ces temps d'épidémie et de morts subites, vint s'offrir à mes regards.

Figurez-vous d'abord une petite rue, une de ces rues qu'on appelle neuves par ironie, et dans lesquelles les maisons en ruine semblent se pencher l'une sur l'autre, avec le hideux sourire de deux vieilles

femmes qui vont se mordre en s'embrassant; la rue est latérale à la place de Sorbonne, et donne à l'autre bout dans la rue Saint-Jacques. Je ne l'avais jamais remarquée étant jeune ;pas un souvenir ne m'y appelait; je sais pourtant son nom : elle s'appelle rue Neuve-des-Poirées. ( Ici finit ma longue parenthèse, et je vais reprendre mon récit à l'alinéa suivant.)

Dans cette rue étroite, infecte, rendue plus sombre par un réverbère sombre qui la coupe en deux, j'aperçus tout au loin, tout au loin, quelque chose de noir, éclairé par une torche indécise et vacillante entre les mains de plusieurs personnes; c'était d'un effet difficile à décrire. Moi, je me tins à l'angle de la rue, retenu à ma place par une curiosité invincible. La chose noire avançait; la lumière vacillante avançait; tout cela sans bruit, et presque sans agir. J'étais immobile, et pourtant il me semblait que je glissais, moi aussi, comme ces fantômes noirs de là-bas. Or, ces fantômes noirs, c'étaient quatre immenses corbillards et huit à dix hommes qui longeaient, ou plutôt qui obstruaient, dans toute sa largeur, la rue Neuve-desPoirées. Onze heures sonnaient à l'église de la Sorbonne : j'en comptai douze. L'heure des fantômes, minuit!

Dans un temps ordinaire, un corbillard qui passe attire peu l'attention de la ville. Le passant salue et poursuit sa route; les autres voitures se dérangent, le mort s'en va, accompagné par ses amis ou par son chien, et tout est dit. Mais par le temps qu'il a fait à Paris, par ces bruits funèbres et dans le glas horripilant de ces annonces médicales, par ces statistiques de la Mort, par ces histoires d'Hôtel-Dieu, par ce deuil de la terre et du ciel, — mon Dieu! un corbillard est un événement; c'est une menace; c'est une chose horrible. On se fait petit contre la muraille quand il passe. Que de fois j'ai frémi involontairement, voyant arrêtée à la porte d'un marchand de vin ces hautes tapissières noires qui s'arrêtent à chaque bouchon; comme si boire impunément, même en ces jours d'épidémie, était un des priviléges du croque-mort!

Le croque-mort est un philosophe pratique qui n'a pas son pareil. Il est devenu un personnage à son tour, grâce au choléra. A son tour, il a joué le premier rôle; à son tour, il a mis au galop son carrosse qui n'allait qu'au pas. Pour bien me comprendre,

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