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courus depuis tantôt cinquante années que cette machine d'État fonctionne avec plus ou moins de libertés ou d'entraves. Pendant ce temps d'arrêt dans les curiosités de chaque jour, que de théâtres ouvraient ou fermaient leurs portes, sans qu'on sût à peine si ces portes étaient ouvertes ou fermées! Le théâtre Molière et le théâtre Beaumarchais, ouverts et fermés. Le théâtre SaintBenoît ouvert et fermé dans cette même église de Saint-Benoît le mal tourné Ecclesia sancti Benedicti male versi! Le Vaudeville en cendres, le théâtre de la Gaîté qui brûle à la troisième représentation de Latude, et avec le théâtre la fameuse échelle qui servit à Latude à se sauver de la Bastille!

Ainsi mourut plus tard, et d'une mort moins brillante, le fameux Théâtre-Historique, écrasé sous une double faillite. Et pendant que tous ces théâtres brûlaient, croulaient, changeaient de maltres, s'élevait aux Champs-Élysées un grand cirque immense, au Palais-Royal s'ouvrait un petit théâtre charmant. Pour expliquer la fortune de ce petit théâtre, enfant du rire sans façon et de la malice innocente, il faudrait nommer tous les comédiens qui ont fait sa fortune. Il y avait à ce théâtre, et dès le premier jour, une comédienne à part, parmi toutes les belles rieuses qui ont fait rire les plus belles années de ce siècle, mademoiselle Déjazet. Mademoiselle Déjazet, jeune encore et dans toute la vivacité de cette éternelle jeunesse à peine épuisée, il n'y a pas quinze jours; il y avait Samson, qui est devenu un des meilleurs parmi les comédiens ordinaires du roi; il y avait Sainville aussi, le maître et le précurseur d'Alcide Touzet et de Grassot. On joua, le premier jour, quatre pièces nouvelles, elles furent sifflées en bloc. Ces quatre comédies visaient à l'esprit du beau monde. Elles sentaient le salon d'une lieue. Elles avaient, pour héroïnes, des dames comme il faut; des messieurs en gilet brodé. Elles ignoraient que le rire et la bêtise devaient être les seules ressources de ce joli petit théâtre et de cette petite troupe de bons plaisants. Hors du rire et de la bêtise, il n'y a pas de salut pour le théâtre du Palais-Royal. « La bêtise, ah ! la bêtise; elle est la force, elle est l'esprit, elle est l'entrain, elle est le repos et le facile oubli des inquiétudes de chaque jour; c'est l'air qui nous rafraîchit, c'est le parfum qui nous récrée, ô la déesse bienfaisante! elle nous sauve du musc, du sang et de l'ennui. Voyez, c'est la bêtise

qui a fait Arnal, c'est la bêtise qui a fait Odry le sublime; trouvez-moi quelque part quelque chose de plus grand qu'Odry! Trouvez-moi quelque part cinq grands actes qui se puissent comparer à l'Ours et le Pacha! O bêtise! que d'ingrats tu fais chaque jour! Mais hélas! nos gens d'esprit sont timides, ils n'osent viser qu'au sublime : gens maladroits, à moins cependant que par une sublime hardiesse, et comprenant toute la puissance du genre bête, ils ne tendent au sublime comme au chemin le plus court pour arriver au genre bête; en ce cas, les malheureux! ils outrepassent le but.

En résumé, ce petit théâtre, s'il entend ses intérêts, s'il se souvient qu'il a commencé avec des marionnettes, et s'il sait donner à ses acteurs l'à-propos, le sel, la malice et le sans-façon de ces marionnettes, s'il a peur des robes de satin, des habits de petits-maîtres et des drames pleureurs, deviendra avant peu un lieu charmant de réunion improvisée, et de rendez-vous sans façon ! »

Il me semble que pour une ouverture sifflée à outrance, il n'était guère possible de prévoir d'une façon plus complète, et l'avenir et les instincts de cette institution chantante à laquelle on ne saurait rien comparer dans toute l'Europe. - Il n'y a qu'un théâtre de ce genre dans le monde entier. On ne peut pas le copier, on ne peut pas l'imiter, il est, parce qu'il est ! Il ne ressemble pas au Gymnase, et pas au Vaudeville, encore moins au théâtre des Variétés; le couplet, l'esprit, le sel, le bon mot du Palais-Royal, ne vivent que là, ils n'ont de force que là! C'est une gloire, savez-vous, d'avoir prédit cet avenir de fou-rire, enfoui dans ces murailles !

Joie assez rare, et pour mettre à côté du triomphe, une défaite, voici que je rencontre au Vaudeville, à l'ancien théâtre de la rue de Chartres (il serait difficile, à cette heure, de retrouver l'emplacement de ce théâtre aimé des dieux) un exemple attristant de l'impuissance de certaines renommées, de certains succès qui dérangent, pendant vingt ans, toutes les prévisions que le début avait fait concevoir. A quoi cela tient, le succès? Pourquoi cet homme, insulté pendant dix années, et relégué sur le dernier plan de la comédie, arrive un jour, tout d'un coup au sommet de son art, au zénith de sa renommée, et pourquoi tel autre, applaudi à outrance, le premier jour, et proclamé

une étoile, ni plus ni moins, une étoile! le verrez-vous tomber peu à peu dans les cent mille disgrâces d'un parterre en révolte, jusqu'à ce que l'astre flamboyant ait disparu sous les ténèbres profondes? On n'en sait rien. C'est la chose sans explication et sans excuse. Ou la gloire, ou l'abîme; ou l'admiration sans partage, ou le dédain sans limites; tout ou rien !

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?

Il sera dieu, mais voilà le hic, il n'est pas sûr de ne pas être une table; cuvette, il a des chances pour passer dieu. Ce qu'on appelle un théâtre est un grand tapis vert, un grand jeu de hasard. Tout est perdu! Tout est gagné ! Cette vagabonde, cette foraine, ce masque, Lolla-Montès est à peine supportée à l'Opéra, le public la baffoue et la hue... elle passe reine à la cour d'un monarque imbécile, et les lâches courtisans de ce malheureux couronné, se prosternent sur les pas de cette saltimbanque! A l'Opéra, une jeune fille arrive, elle chante, en tremblant, dans l'ombre, une cavatine... à peine si ces messieurs de l'Opéra, qui ont tant d'affaires, écoutent pendant cinq ou six minutes la voix tremblante... et la petite fille s'en va en pleurant on n'en veut pas ! Trois mois après, elle soumet les deux mondes à ses chansons, et l'Amérique, enthousiaste jusqu'au délire, la proclame déesse et s'attèle à son char. Je m'arrête à cet exemple, j'en ai tout ce qu'il faut pour arriver aux débuts de M. Henri Monnier.

Henri Monnier était un jeune homme en ce temps-là, un jeune homme et un artiste à bon droit populaire par le succès le plus facile et le plus charmant; ce succès, qui consiste à placer sous les yeux de l'homme qui passe, une comédie en plein vent, une vraie et complète comédie, écrite en trois coups de crayon, et qui porte avec elle son théâtre, son costume, son dialogue, sa verve, son esprit, son jeu. C'est une façon merveilleuse, et pour ainsi dire surnaturelle, d'aller droit à l'intelligence, à l'ironie, au bon sens de la foule, étonnée et ravie à l'aspect de ce petit drame improvisé qui fait dire au savant, à l'ignorant, au va-etvient de chaque instant de la nuit et du jour: Comme c'est ça ! Tel est le grand effet que produisent, de temps à autre, ces beaux et vifs crayons, amis de l'heure présente; on dirait qu'une

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main invisible les conduit, et qu'ils saisissent au passage, rapides comme la pensée ou comme le soleil, les petits ridicules et les petits crimes de ce monde qu'on appelle: Paris! Le son même de l'orgue qui marche en chantant, et même l'odeur fugitive que laisse, en son atmosphère élégante, la belle dame au jardin des Tuileries, un jour d'été, ne produisent pas une émotion plus spontanée et plus vive que ces nettes et sincères images, devinées et comprises d'uncoup d'œil. Dans ce genre excellent de la comédie à la portée de tous, peu de gens ont excellé, et chacun sait le nom de ces hommes favorisés du sort. Celui-ci s'appelait Charlet: « Est-ce de naissance que lu as une jambe de bois? » disaient deux jolis enfants de Charlet à un invalide; celui-là s'appelle aujourd'hui (c'est un grand nom aussi) Gavarni, il a fait les Enfants terribles, il a écrit une comédie intitulée: Fourberies des Femmes! et des merveilles et des merveilles! L'un et l'autre, ce Charlet et ce Gavarni, et Daumier qui est un génie, et Cham qui est un esprit et Tony Johannot un souvenir, ils ont été précédés dans cette arène joyeuse par ce même Henri Monnier, qui était un poëte comique, le crayon à la main. Rappelez-vous cette grisette charmante qui tient ses ciseaux d'une main indignée: « Ah! dit-elle en fronçant son sourcil de Jupiter Olympien, si un homme me battait! »

Toute une génération s'est extasiée à cette grisette; et cette autre, du même Henri Monnier, qui d'une main délicate touche à la glace de son voisin parlant de sa flamme amoureuse : « Comme on l'écoute! » Ainsi, Henri Monnier, lorsqu'il se faisait comédien, touchait à la réalisation de ce grand rêve, le plus grand de tous... la popularité!

En vain on voulut le retenir sur le penchant de cet abîme, en vain ses amis lui voulurent prouver qu'il tentait de grands hasards, qu'un instant ne suffit pas à faire un comédien supportable, et qu'en cette sorte d'art il y a un certain fond d'habitude et de métier dont les plus beaux esprits ne sauraient se passer, rien n'y fit; il tenait à son idée, il n'y avait plus qu'à lui rendre autant que possible, le public, favorable, et chacun s'en fit un devoir.

HENRI MONNIER.

« Voici ce qu'on peut appeler : une nouvelle. Vous connaissez les

croquis d'Henri Monnier. Les dessins de Monnier sont autant de petites comédies dans lesquelles s'agitent mille acteurs variés, sortis du peuple; pimpantes fillettes, épais bureaucrates, vieux soldats, moins héros et aussi naturels que ceux de Charlet. Les aventures de la rue et les accidents de la mansarde, tout ce qui se dit dans les groupes et dans les carrefours, dans l'antichambre des hôtels et dans la boutique du marchand, est du domaine de Monnier. II anime son petit monde à sa manière il le pose sans façon tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre ; il lui prête une physionomie burlesque; au comédien de son invention, il relève le nez, il enfle la joue, il allonge les jambes; ce n'est pas tout à fait la charge, et ça reste en deçà de la caricature; c'est le vrai en raccourci, c'est le mouvement, c'est la nature, ce sont les bons mots, c'est la folle joie et la sagesse du peuple : voici les commères, voici les orateurs, voici les paillasses en plein vent, voici toutes les fables de La Fontaine traduites, voici des Anglais à foison, tout cela c'est la comédie d'Henri Monnier; on la retrouve partout, à la porte de tous les vitriers; tous les badauds le regardent, le sourire sur les lèvres et la bouche entr'ouverte ; nous l'estimons à très-haut prix, nous autres les badauds lettrés, qui prenons, partout où nous les trouvons, notre fête et notre plaisir.

J'aimais Henri Monnier depuis longtemps et je ne le connaissais que par ses dessins à la libre allure; j'aimais ses fillettes si naïvement coquettes; j'aimais ses bons mots attachés au texte comme une comédie de Molière, attachée à une gravure de Johannot. Un soir, j'entendis Monnier, pour la première fois. Nous étions réunis plusieurs amis et camarades. Il y avait là, enfants de la même année ou peu s'en faut, et poussés par le même instinct : Chenavard, Champmartin, Achille Ricourt, Théodose Burette, Loëve-Weymar, Devéria, et les autres, tout disposés à cette fête qu'on pouvait appeler la Comédie dans l'atelier! L'atelier à peine éclairé, laissait les spectateurs dans une ombre favorable, et comme on s'attendait à quelque scène étrange, le silence s'était fait peu à peu. Alors commença Henri Monnier! Il était assis sur une chaise, les bras croisés,l a tête penchée, les yeux à demi fermés; son sang-froid était admirable; il inventait des drames à n'en pas finir. Le drame se passait où il pouvait, en haut

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