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savait que le nom du roi des Français, son bienfaiteur dont il avait écrit l'histoire lorsque notre roi n'était encore que M. le duc d'Orléans! Si bien qu'il avait ses entrées dans cette royale et hospitalière maison! Bel esprit d'un temps qui ne pouvait pas revenir, il était resté fidèle aux esprits de la jeunesse; de tous les poëtes modernes il savait à peine quelques vers; mais si vous le reportiez aux beaux jours des rois et des beaux esprits d'autrefois, il était intarissable. Les anecdotes les moins connues, il les savait. Les noms les plus ignorés, il se les rappelait.

Il vous eût dit au besoin les beaux vers de la tragédie de M. Dubuisson, Nadir: il vous eût chanté la cavatine du Pizarre de M. Duplessis, dont le sieur Candeille avait fait la musique. Il avait assisté, en néophyte, aux expériences néochrétiennes de madame Sainte-Hélène à Ermenonville, comme il disait. Vous lui demandiez un article du Passe-Temps des Toilettes, il le savait par cœur. Il était chez madame de Montbazon le jour où fut joué le drame intitulé: la Comtesse de Chazelles, une tragédie de madame de Montbazon elle-même, souvenir dangereux des Liaisons dangereuses. S'il a connu mademoiselle Renault! Elle n'avait que onze ans quand il lui a vu jouer le rôle de Lucette dans la Fausse Magie! Il a connu beaucoup Linguet, Mercier, l'abbé de l'Épée, qui cherchait un sourd-muet à instruire; le marquis de Brunoy, ce fou charmant; M. Houdon, le sculpteur; M. de Chamfort. Plus d'une fois, le duc de Choiseui a trouvé le temps de lui dire: « Bonjour, Châteauneuf; » madame la duchesse de Choiseul ne manquait pas de lui faire un signe de tête.

Que de fois il a bu, jusqu'au jour, d'un joli petit vin d'Arbois avec ce bandit de Casanova! — Où n'était-il pas, je vous prie? Il était à l'enterrement de l'abbé de Mably; il était à la réception de l'abbé Morellet: il s'est assis dans le premier ballon de Pilastre Durosier; il a été magnétisé, le premier, par M. Mesmer; il a vu Barthe malade de sa dernière indigestion; il a vu mieux que cela, juste ciel! il a vu la Zulime de M. de Voltaire; il a vu la première représentation d'Armide. O Dieu des amours, que mademoiselle Chevalier était grande et belle! que mademoiselle Arnould était tendre et que mademoiselle Lemierre était jolie! Figurez-vous un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure, un zéphyr qui folâtre. Et le beau Vestris, et mademoiselle Lamy, voilà des dan

seurs! Si vous aviez vu les beaux yeux de mademoiselle Liormois... deux escarboucles qui riaient en vous brûlant. A la première représentation d'Armide, M. Rebel, le directeur de l'Opéra, portait le grand cordon de Saint-Michel.

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O douleur! ô quel malheur pour les gens d'esprit qui ont perdu l'habitude de diner chez eux, les deux Mécènes tant célébrés par les plus jolies filles et les plus mauvais poëtes, M. de la Popelinière et M. La Live, ont été renvoyés par M. le contrôleur général; car il s'appelait La Live, ajoutait le brave Châteauneuf, La Live tout court. D'Épinay ne vint que plus tard, quand JeanJacques Rousseau cut fait tant de bruit avec madame d'Epinay. Il a connu Piron au cabaret, mademoiselle Dumesnil qui portait le vin, mieux que Piron. Il a travaillé au Mercure avec l'abbé de la Porte. Mademoiselle Clairon, que vous avez vue vieille et décrépite, il l'a connue grande et belle. Il n'a jamais été de l'avis de Voltaire sur mademoiselle Gaussin. Mais qu'il a aimé la Dangeville, toujours fraîche et belle! Il a parlé italien avec le bon père Goldoni, un vrai mendiant. Il était l'ami de Monsigny et de Sedaine. Ne lui parlez pas de Fréron, Fréron lui fait peur encore et, comme Fréron a battu l'abbé Méligan, cet Irlandais qui parlait le français en véritable Iroquois !

C'est ainsi que dans la conversation fleurie de ce digne M. de Châteauneuf, vous alliez sans cesse d'un bonheur à un autre bonheur. Ils reparaissaient tour à tour devant leur compatriote bienaimé, les amis, les rêves, les compagnons et les compagnes de ses beaux jours: Dorat, Bernard, Chabanon, Carmontel, La Lande, l'abbé Voisenon, Colé, Vanloo, le père Berthier, madame de Pompadour, madame Favart, et mademoiselle Rey, et mademoiselle Luzzy, l'élève de Préville, mademoiselle Neissel, mademoiselle Lemière, mademoiselle Hus et madame Allard, son amant a été battu à coups de bâton par le duc de Mazarin, et madame Pater, la belle Hollandaise; son mari était un brutal; mademoiselle Dubois, dont la tête était si belle, mais elle avait des bras ignobles! comme elle a traité ce pauvre Dorat! « Vous qui parlez, mon jeune ami, vous n'avez pas vu les demoiselles Verrières dans la Courtisane amoureuse. Ah! si vous aviez vu les demoiselles Verrières! Elles avaient chez elles un petit théâtre de société dont elles faisaient les beaux soirs. Ah! si vous aviez

été dans les loges de ce petit théâtre où l'on voyait tout! Où personne ne pouvait vous voir! >>

« Vous savez l'histoire de mademoiselle Demaisonneuve. Elle avait seize ans, le plus beau port du monde. Elle débutait sous le patronage de l'abbé de Voisenon; elle jouait son rôle dans la Gouvernante. Il y a un instant où la jeune fille prend la fuite; en fuyant, mademoiselle Demaisonneuve perdit son jupon, son unique jupon! Vous pensez si elle était émue! Elle ne songeait plus à fuir; malheureusement ou heureusement, Gogo, vous savez bien, Gogo, la femme à Bellecourt, est accourue et elle a rattaché le jupon de mademoiselle Demaisonneuve ! » Tels étaient les souvenirs de ce digne homme. Il était plein de bienveillance, plein de grâce et d'esprit; pour tout ce qui avait été ses beaux jours, sa mémoire était infatigable. Bien qu'il ne se fût jamais mêlé que de très-loin à toutes ces orgies de la tête et des sens, il savait tout ce qui s'était dit, et tout ce qui s'était fait, de son temps.

Après cette belle vie passée à la suite de tout ce qui était dans le monde l'art et l'esprit, la force et la beauté, la fortune et le pouvoir, la royauté et le génie, M. de Châteauneuf tomba sans peine dans la vie modeste et pauvre. Il accepta, sans se plaindre, l'isolement et le silence qui remplaçaient pour lui, le bruit immense du XVIIIe siècle et cette fête qui promettait d'être éternelle. Il a vieilli, il est mort comme un sage, fidèle à ses heureuses passions et les célébrant tantôt par une larme et tantôt par un sourire. Douce larme donnée aux amours d'autrefois, aimable sourire accordé à l'esprit évanoui. Aussi bien la jeune génération aimaitelle M. de Châteauneuf. Les jeunes gens l'entouraient de soins et d'hommages, les poëtes lui demandaient des conseils, on lui empruntait son esprit, on répétait ses bons mots; bien plus, les jeunes comédiennes de ce temps-ci, apprenant qui il était, lui ont envoyé, de loin, plus d'un baiser charitable qui le réchauffait doucement, le digne homme! Un des bonheurs de ses derniers jours, ç'a été de se voir reproduit sur la scène par Henri Monnier, qui était si charmant quand il montrait la bague d'un écu que lui avait donnée la petite Chassagne.

On ferait un bien aimable chapitre sous ce titre : Les Mémoires de M. de Châteauneuf. »

A tant de causes réunies, le succès fut grand de cette Famille

improvisée, et puis le public se lassa de ces déguisements, et il demanda... autre chose. Henri Monnier n'appartenait pas, et tant s'en faut, à cette race à part des comédiens heureux à qui le public permet impunément de ne jouer que deux ou trois rôles dans toute leur vie. Au Théâtre-Italien, la même prima donna va chanter la Norma vingt ans de suite, et vingt ans de suite au Théâtre-Français, la même femme va déclamer le rôle de Phèdre. Heureuses créatures dont la vie est si facile, et qui meurent en roucoulant la même tirade ou la même chanson!

Au contraire, il faut aux comédiens des petits théâtres, une activité incroyable. Il leur faut créer beaucoup de rôles nouveaux dans beaucoup de pièces nouvelles, et quand la pièce est épuisée, aussitôt la tâche recommence, et rien ne compte dans le travail de la veille. Ainsi, sur la fin de ses jours, après tant de créations toutes-puissantes, cette éloquente Dorval s'agitait dans le vide, et quand elle eut changé en charpie les lambeaux de MarieJeanne, elle comprit qu'il fallait mourir, maintenant que les poëtes n'écrivaient plus pour elle, et que le public blasé ne voulait plus revoir les fantômes qu'elle animait naguères de son souffle puissant. Ainsi, elle est morte, envieuse et justement envieuse de ces femmes qui n'avaient qu'un rôle, un seul rôle qui leur servait toute leur vie. Il ne faut pas s'étonner que Henri Monnier ait vécu si peu de temps, il a vécu ce qu'il pouvait vivre, il a quitté la comédie parce que la comédie lui a manqué. S'il avait demandé, quand il montait sur le théâtre : aurai-je enfin des rôles nouveaux, chacun lui eût répondu : N'y comptez pas; il vous en faut trois ou quatre à la fois dans chaque comédie, et l'on n'en fait plus pour personne! En effet, on ne faisait plus rien qui ressemblât à la comédie, à l'heure où ce brave et digne artiste se mit à corriger les hommes par le rire et par le ridicule. Ainsi, le terrain manqua à ses premiers pas, et quand Monnier s'avoua vaincu, pas un, parmi les cruels qui s'amusaient de ses folies, ne s'inquiéta de l'avenir de ce galant homme. A quoi bon, et que leur importe? Ils ont payé leur place au théâtre, et ces messieurs sont quittes avec ce bel esprit sacrifié à leur plaisir d'un instant. C'est toujours un peu l'histoire de ce Gascon et de l'oiseau d'un si beau plumage et qui chantait si bien. - Le Gascon voulut tâter de l'oiseau, et il fit tant de belles promesses à l'aubergiste

qu'on lui paierait ce qu'il demanderait pour le sacrifice, que le bel oiseau fut plumé et mis à la broche. Et quand l'oiseau fut cuit à point: Maintenant, dit le Gascon, ayez la bonté de m'en donner pour deux sous!

Ainsi, je vais glanant et ramassant les fleurettes de ma première saison, flosculorum odoramenta! C'est un mot charmant d'une traduction de Plutarque dans son livre: De la conservation de la santé! Bientôt, quand ces premiers essais seront épuisés, vous me verrez sérieusement à l'œuvre, et nous entrerons dans le grand théâtre à pleines voiles. Ma tâche alors, en s'agran dissant, deviendra plus facile. Alors nous aurons des chapitres intitulés Molière, Corneille, Racine, Voltaire, et dans les temps modernes M. Scribe, M. Casimir Delavigne, M. Victor Hugo, M. Frédéric Soulié, M. Alexandre Dumas, chacun à son ordre, à sa place, et de façon que tant d'œuvres éparses dans une distance de vingt années se trouvent enfin réunies, l'une à l'autre, par ces liens communs qui unissent toutes les œuvres du même homme, pourvu cependant que le même écrivain ait fait réelle ment toutes les œuvres qu'il a signées !

Peut-être alors, quand le lecteur se rendra compte de la tâche accomplie, et quand il jugera de tout ce qu'on ôte, à voir tout ce qui reste, aura-t-il une idée assez complète de cette suite incroyable d'études assidues, de travaux acharnés. Tant de questions çà et là débattues! tant d'images, tant de héros, tant d'histoires, tant de combats! Dans ce livre, on trouvera, pour peu que l'on cherche avec quelque sympathie, une suite inattendue des noms les plus étranges: le roi et le sujet, le saltimbanque et le comédien, madame Saqui et mademoiselle Mars. On y verra madame Lafarge, l'empoisonneuse, on y va voir Lacenaire, le voleur poëte et l'assassin bel esprit.

LACENAIRE.

Parmi les poëtes de la fange et les beaux esprits de l'échafaud, cet homme, ce bandit, Lacenaire, un des noms les plus souillés

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