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pourra, ces contradictions évidentes. Selon moi il n'y a pas d'autre explication à leur donner que la misère et la perte de l'art, que l'envahissement de nos théâtres par ces passions exagérées qui flétrissent l'âme humaine. M. Fontan est atteint à son insu, il s'est fait féroce sans le vouloir; pour l'art, pour la passion, pour l'émotion et pour les larmes, son talent était cent fois mieux, en prison, que dans le monde réel. »>

LA CAMARGO.

L'autre pièce de Fontan avait la Camargo pour héroïne, et se passait, naturellement, dans des régions plus humaines :

"Ah! Camargo, que vous êtes brillante!

Mais que Sallé, grands Dieux! est ravissante!
Que vos pas sont légers et que les siens sont doux!
Elle est inimitable, et vous êtes nouvelle.

Les Nymphes sautent comme vous,

Et les Grâces dansent comme elle! »

C'est Voltaire lui-même qui s'extasie ainsi sur mademoiselle Sallé et sur mademoiselle Camargo, danseuses de l'Opéra. Voltaire, ce journaliste de génie, a fait pour le XVIIIe siècle ce que madame de Sévigné avait fait pour le siècle précédent. Quel feuilleton merveilleux, la correspondance de Voltaire! Quelle bonne et remuante critique! Quelle verve soudaine! Quel incomparable esprit! Quel journal admirable! Voltaire est le roi du journal. C'est le premier journaliste du monde ! Voltaire est notre orgueil à nous tous; il a parlé de toutes les choses dont nous parlons, du Théâtre-Français et de l'Opéra, de Lekain et de mademoiselle Sallé, et de mademoiselle Camargo. Comment trouvezvous ce feuilleton rimé sur la Camargo? Comprenez-vous bien ce que c'est qu'un pas doux qui n'est pas léger, et ce que c'est qu'un pas léger qui n'est pas doux? Et puis cette Grâce qui danse, opposée à cette Nymphe qui saute? Cela fait-il un contraste bien clair et bien net dans votre esprit? D'où je conclus : puisque Voltaire lui-même, dans ses feuilletons dramatiques, n'a pas dit toujours, bien clairement, ce qu'il disait, vous ne pouvez avoir trop d'indulgence pour nous autres écrivains de feuille

tons, qui ne sommes pas des Voltaire, quand par hasard nous venons à nous tromper.

Quoi qu'il en soit, vous voyez, d'après ces vers de Voltaire, que c'était dans son temps une puissance, la Camargo. Puissance avouée et reconnue de tous, puisque Voltaire lui-même la reconnaît et l'avoue, dans ses vers, lui qui était si prêt à nier tous les pouvoirs de ce monde; puissance d'Opéra tout à fait, c'est-à-dire une puissance au-dessus de toutes les autres, au-dessous de madame de Pompadour.

« M. Fontan vient de composer un drame avec la biographie de mademoiselle Camargo. Le drame qu'il a fait avec cette brillante sauteuse, nymphe aux pieds légers, est un drame sentimental; rien de plus, sinon quelques brutalités contre les élégances du beau siècle de Voltaire et de Diderot.

Vous savez que la Camargo était d'origine espagnole, espagnole à ce point, que la jolie fille descendait, en droite ligne, d'un célèbre inquisiteur. Du reste, ce qui pouvait encore sentir l'acre odeur du bûcher dans l'origine de cette charmante fille avait disparu en passant par le profane boudoir de sa mère, qui avait épousé un danseur de Bruxelles nommé Cappy. La petite Marie tenait donc à l'église par son aïeul paternel, à l'Opéra par son père; c'était une espèce d'abbé Pellegrin entre la messe et le théâtre, qui bientôt se donna tout entière au théâtre, et si bien qu'elle est, dit-on, la première qui ait battu des entrechats à quatre. Et voyez le progrès ! Depuis ce temps-là nous avons eu la révolution de 89 d'abord, puis des entrechats à seize, puis enfin des danseuses qui ne font plus un seul entrechat, heureusement pour nous et pour elles; témoin mademoiselle Taglioni.>>

Je passe, et je fais bien, le premier, le second et le troisieme acte de cette Camargo; on s'en est occupé en l'an de grâce 1831, mais depuis, l'apothéose exclusive de la comédienne, l'adoration de la courtisane, et la préoccupation admirative de la comédie et du vaudeville par les femmes perdues, enfin la vie et la mort de la Dame aux Camélias qui a fait verser plus de larmes que Fanchon la vielleuse, ont privé le vaudeville de Fontan, de la nouveauté qui en faisait tout le charme! On a tant vu, et ant vu, de ces malheureuses déchaînées sur nos théâtres, qui s'abandonnaient librement à tous les excès d'un paradoxe sans fin !

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Undique pulso

Per cunctas licuit fraudes impune vagari!

Or, vous ne devineriez jamais ce qui se passe au quatrième acte de la Camargo? Cette belle danseuse, cette bonne et honnête fille, ce soutien de son vieux père, cette danseuse si désintéressée qu'elle renvoie des diamants à son adresse, devinez où M. Fontan l'a conduite? Au fort Saint-Lazare ! C'est là qu'il enferme la Camargo. Et, non content de cette captivité, M. le duc de Lionne signifie à la pauvre enfant qu'elle ait à l'aimer sur l'heure, ou bien à partir sur-le-champ pour le Nouveau-Monde avec les malheureuses que M. le lieutenant-criminel y expédie tous les ans. <«< Elles s'en vont peupler l'Amérique d'amours! >> Cette fois, il me semble que, même dans son système, M. Fontan va trop loin. Il n'y a pas un duc du XVIe siècle, et d'aucun siècle français, qui ait mis ainsi son amour sur la gorge d'une pauvre fille. Faire contre-signer une pareille ordonnance par le roi Louis XV, qui savait mieux que tout autre le prix d'une personne sage et julie, et d'une danseuse surtout, c'est faire un triste anachronisme; c'est ôter au roi Louis XV son seul mérite, sa seule gloire, le mérite et la gloire d'avoir aimé beaucoup les femmes; cette fois, M. Fontan s'est souvenu - une fois n'est pas coutume, des douleurs de Poissy. Mais le moyen de prêcher l'oubli complet des injures à ce proscrit qui se venge en ses chansons, et comment voulez-vous que j'empêche M. Fontan de manger, par hasard, un marquis ou un duc cuit à point. »

Fontan mourut au mois d'octobre 1839, et voici quelques lignes suprêmes que j'écrivis sur son tombeau :

« Je ne puis pas laisser disparaître du monde sans en parler une dernière fois, cet homme que j'aimais et qui m'aimait. Bien que ni lui ni moi nous ne fussions dans la même voie, c'était toujours avec un vrai plaisir que nous nous rencontrions l'un l'autre, et alors la conversation ne tarissait pas entre nous deux. Fontan, avait conservé dans son entier la vie poétique, telle que l'entendaient les écrivains du siècle passé. Il vivait au jour le jour sans jamais songer au lendemain, dominé par quelque idée dramatique, souvent fort belle, qu'il abandonnait tout à coup, quand il l'avait convenablement agrandie et parée dans son esprit. Que de drames il m'a racontés quand nous nous promenions bras

dessus, bras dessous, et que j'étais tout entier à l'écouter! Son crâne s'illuminait alors de toutes sortes de passions. Il marchait accompagné, suivi, entouré de toutes sortes de personnages hauts de dix coudées, la taille des héros d'Homère, c'est-à-dire trop grands pour le génie de Fontan. Tout grands qu'ils étaient il savait leurs noms à tous, il les reco: naissait facilement à leurs traits, à leur taille, au fer de leur armure; il reconnaissait ses belles héroïnes, à leurs grâces, à leur sourire, à la blancheur de leurs voiles. C'était un rêveur actif dans ses rêves, mais paresseux, une fois éveillé. Il composait tout bas des chefs-d'œuvre, et quand il avait joué, pour lui seul, tous ces beaux drames, à peine s'il en restait quelque faible trace dans son esprit. Voilà comment cet homme, jugé seulement par les œuvres qu'il a produites, ne sera pas jugé à sa juste valeur. Lui seul il pouvait savoir toute sa valeur comme inventeur dramatique, et il est mort sans s'en être jamais douté; il est mort tout de suite, brusquement, par caprice; il était plein de caprices, et ceux qui l'ai maient le plus ont eu le regret de ne pas lui dire adieu. Pauvre homme! il était bon ! il était pauvre, il vivait de peu, il fumait, il rêvait tout le jour, il était l'appui et l'honneur d'une nombreuse famille; il était colère, mais loyal; emporté, mais fidèle. Quant à sa conviction, nul ne peut en rendre témoignage mieux que moi.

Disons encore ceci à sa gloire, à peine hors de sa prison, il oublia ce qu'il avait souffert, et libre, il n'a pas eu un moment de haine contre ce trône devant lequel il avait refusé de s'agenouiller. Rien n'a été changé dans sa vie. Il a rêvé, il a fait jouer des drames qui ont réussi plus ou moins; puis enfin il est mort, un peu au hasard, comme il aimait à faire toutes choses. Pleurons-le et prions pour lui ! »

CHAPITRE II

Je cherche à me retrouver dans mes commencements; - je vais lentement, et d'un pas modeste, et parce que j'ai bien des explications à me donner à moi-même. On a beau être hardi, et ne pas comprendre le danger de certaines imprudences, il y a toujours un moment, quand le fossé est franchi, où l'on se retourne afin de se rendre compte de l'effort que l'on a tenté. J'essayais donc, çà et là, mes forces naissantes, me préparant de mon mieux, au travail à venir, comme si j'eusse prévu dans quelle série incroyable de choses tombées, de choses vivantes, de noms oubliés, de noms glorieux, de succès éphémères, de chutes imprévues, de sottises et de génie, incessamment mêlés dans la même roue, il me faudrait vivre pendant tant d'années de zèle, d'attention, de travail, de probité, de justice! Hélas! l'esprit humain s'arrêterait épouvanté s'il pouvait prévoir quel chemin il va faire en ces petits sentiers; quelles tempêtes il lui faudra affronter dans un Océan sans rivage :

Heu quam precipiti profundo,
Mens habet....

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