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on disait alors avec un frisson que nous ne saurions plus définir. Paganini a été une de mes victimes, et je l'ai rendu bien malheureux, ce grand homme en tout semblable à une chauve-souris, et dont le nom était : Mystère ! Il arrivait, chez nous, précédé d'une réputation immense, et si habilement établie, qu'en fait d'habileté (et j'en ai vu de toutes sortes dans ce monde des artistes vagabonds), l'on ne verra jamais rien de pareil. Mille rumeurs, depuis tantôt cinq ou six années, circulaient à la louange atroce de cet homme. Il avait, disait-on à voix

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basse, été la victime d'un amour malheureux; après avoir assassiné sa maîtresse, il avait conspiré pour la liberté de l'Italie, et, plongé dans le fond d'un cachot, non loin du canal Orfano qui commençait à redevenir à la mode, il charmait sa douleur sur un violon qu'il s'était fabriqué avec l'escabeau du captif. — Ce qui ajoutait au merveilleux en tout ceci, c'est qu'il avait un talent merveilleux, en effet, c'est qu'il était un artiste très-sérieux, il fallait absolument, entre autres miracles, que le diable lui fùt apparu qui avait déjà dicté son admirable sonate à Tartini. Écoutez un écrivain qui n'était pas un grand enthousiaste, et qui était bon juge en ces émotions toutes-puissantes, M. Castil-Blaze. Il parlait de Paganini en ces termes :

:

« Figurez-vous un homme de cinq pieds cinq pouces, taille de dragon; visage long et pâle, fortement caractérisé, bien avan<tagé en nez, œil d'aigle; cheveux noirs, longs et bouclés, flottants sur son collet; maigreur extrême, deux rides on pour⚫rait dire qu'elles ont gravé ses exploits sur ses joues, car elles < ressemblent aux ƒƒ d'un violon ou d'une contrebasse. Ses pru«nelles, étincelantes de verve et de génie, voyagent dans les grands orbites de ses yeux, et se tournent lentement vers celui <de ses accompagnateurs dont l'attaque lui donne quelque sollicitude. Ses coudes, quand il joue, semblent entrer et se perdre dans son corps; son poignet tient au bras par des articulations <si souples, si agiles, que je ne saurais mieux le comparer qu'à un mouchoir attaché au bout d'un bâton, et que le vent fait flotter de tous les côtés. Ses doigts, d'une longueur d'abord pro« portionnée à son corps, ont été sans doute allongés encore par « l'exercice du violon, et je ne craindrais pas d'affirmer que sa main gauche est plus longue que la droite.

<< Les dix premières mesures du premier solo ont suffi pour faire <«< connaître le merveilleux talent de Paganini; il devait aller plus << loin sans doute, mais le grand coup était porté, et son archet << tenait déjà l'assemblée sous le charme. Ce premier morceau, << dans lequel brillaient des chants suaves, d'où s'élançaient des << traits d'une originalité piquante, d'une extrême audace, dont << Paganini possède seul le secret, puisque lui seul peut les exé«< cuter, a été suivi d'un tonnerre d'applaudissements. Un adagio << d'un style large et pompeux, où se trouvent des effets d'harmo« nie dignes de Beethoven, conduit avec autant de goût, de sa« voir, que d'élégance, a satisfait les connaisseurs qui s'atten<«< daient bien aux tours de force du virtuose, et se défiaient de sa « manière de chanter. Ils ont admiré cet adagio sous le double << rapport de la science et de l'archet, cependant ils ne lui accor<«< daient pas encore la palme à l'égard du volume et de la puis«sance du son. Le rondeau, vif, léger, éblouissant de traits raa pides, d'octaves, de dixièmes de sons harmoniques placés en « double corde au milieu d'une mélodie naïve ou jetés au travers « d'une fusée, a porté l'enthousiasme au comble, c'était un fana<< tisme, comme disent les Italiens, une folie, un délire. Il sem<< blait que l'artiste n'avait plus qu'à répéter sous d'autres formes « les belles choses qu'il venait de nous faire connaître, et que << tous ses moyens de séduire étaient déployés. »

J'assistais, moi aussi, à ce premier concert, et comme il m'est impossible d'écouter une musique bien longtemps, je me mis à étudier cet homme; on étudierait ainsi un comédien extraordinaire qui joue, en passant, un rôle étrange au milieu d'une tragédie inconnue. En ce temps-là, dans tout Paris, on était féru d'une profonde admiration pour les Contes d'Hoffmann que venait de mettre à la mode une très-fine et très-élégante traduction de Loewe-Weymars, un bel esprit, un jeune homme alors qui donnait déjà toutes les espérances qu'il a tenues. Il avait découvert cet Hoffmann, cette espèce de mangeur d'opium, dans le cabaret où il s'enivre de vin, de causerie et de fumée, et de ces lambeaux, et de ces souvenirs, et de ces extases, et de cette façon de voir en mille parcelles toutes sortes de drames que le rêve enfante dans les cerveaux épuisés, M. Loewe-Weymars avait composé une suite ingénieuse de petits récits assez vraisemblables et

assez courts pour des Contes fantastiques. Le traducteur était habile, il était fin, il était subtil, il avait le pied sûr, il savait bien l'allemand, le français encore mieux, et si maître Hoffmann lui donnait le la dans ce concert de mille fantaisies, il n'était pas embarrassé pour achever la sonate à lui tout seul. Ce qu'on a fait de contes fantastiques de 1834 à 1834, ne saurait se croire, et moi qui vous parle, j'en ai écrit sous le nom même d'Hoffmann, tout simplement, å telles enseignes que j'ai vu Eugène Delacroix s'extasier sur ce conte, et s'écrier : Voilà comme il faut faire! On a même fini par imprimer mes contes fantastiques en quatre tomes in-12, et depuis ce jour de gloire, il m'a été impossible de retrouver un seul exemplaire de ce chef-d'œuvre. Hé! tant de chefs-d'œuvre ont disparu qui étaient admirés en ce temps-là. Que dis-je? on a va disparaître des héros !

MAYEUX.

Un certain Mayeux, par exemple. Il a occupé le monde français, et je vois le jour où l'on ne sait plus son nom. C'était Mayeux par ci, et Mayeux par-là. Les gravures, les chansons, que l'on a faites des passions, des amours et des colères de Mayeux, on ne saurait les compter. Il se moquait, en général, de la révo. lution de Juillet, mais il s'en moquait pour son propre compte, et non pas dans l'intérêt d'une secte ou d'un parti. Comme il tenait sa place au théâtre, aussi bien que dans les livres, comme il avait donné son nom à des habits, à des mouchoirs, à des chapeaux, à des magasins, à des vaudevilles, comme on portait des chapeaux à la Mayeux et des bonnets à la Mayeux ( Un journal a paru six mois, sous ce titre Mayeux!) il était impossible que Mayeux échappât à la critique de chaque jour; aussi n'y a-t-il pas échappé : « Ce vilain bossu qui afflige nos yeux et qui fatigue en ce moment nos oreilles blessées, est un produit de la révolution de Juillet. Il est né on ne sait où, le père est inconnu, on n'a jamais dit le nom de la mère ; aussitôt venu en ce monde, on lui a donné un nom et un visage, on l'a appelé Mayeux. Mayeux bossu, tortu, grosse tête, œil lubrique, voilà pour le physique. Mayeux entêté, ricaneur, homme à bonnes fortunes, voilà pour le moral; du premier jour cet homme fut un type. On dit Mayeux comme on dit

Polichinelle; il représente à lui seul la plaisanterie de notre époque; il paraît, on rit; il parle, on rit; il se retourne, on rit; les petits enfants le montrent au doigt et ils disent : C'est Mayeux ! Ceci est un fait dramatique, mais pourquoi ce fait et pas un autre? Pourquoi cet homme? En général, c'est une chose fort laide, une gibbosité, surtout au théâtre; et qu'y faire? Le bossu est à la mode aujourd'hui, comme le Napoléon l'était hier. On s'est repu de l'un comme on s'est repu de l'autre ; on se lassera, j'en ai peur, de celui-ci, comme on s'est lassé de celui-là.»

Pour en revenir à mon Paganini ( je vais tantôt ci, tantôt là, ce n'est pas ma faute, on allait ainsi de ci, de çà, en ce temps-là), quand j'eus bien vu et bien étudié Paganini, l'envie me prit d'en faire un conte fantastique, et voici mon conte ; il gagnerait à être lu sous l'impression que cet homme avait produite dans toutes les âmes d'alentour.

HOFFMAN ET PAGANINI.

CONTE FANTASTIQUE.

Ce soir-là je me sentis le besoin de voir Théodore, mon bienaimé, mon invisible Théodore, Théodore l'artiste, le passionné, le fantasque, l'improvisateur, le hardi champion de la couleur, du son, de la forme, de toutes les manières d'être artiste; à la fois brave comme Don Quichotte, trivial et sage comme Sancho; j'avais absolument besoin de voir Théodore ce soir-là.

Autrefois quand venait le soir il y avait deux endroits où j'étais sûr de rencontrer Théodore, l'église et le cabaret. Pieux et bon, sensuel et poëte, harmoniste et peintre, il aimait les lueurs incertaines de la cathédrale, ses échos prolongés, son vague parfum d'encens, ses dômes peints, sa musique sacrée; trèssouvent Théodore s'amusait à pleurer dans le temple, avant de se livrer aux folles joies du cabaret.

Mais à présent le temple est profané: plus de saintes bannières, plus de vierges aux belles mains, plus de parfum suave, plus d'orgue au buffet somptueux, plus de musique, plus rien. Théodore se voile la face devant le temple; en revanche, il se rend tous les soirs, une heure plus tôt, au cabaret.

Hâtons-nous cependant! C'est l'heure où Théodore s'enferme

dans son large fauteuil, disposant son orchestre pour la soirée et distribuant, à chaque musicien, sa partition, son air à chaque chanteur. Théodore tient, à cette heure, une foule de musiciens à ses ordres, tout un orchestre de belles voix fraîches et pures, ravissantes, pleines d'émotion et de charme, qui suffiraient à ravir tous les théâtres du monde. Laissez-le se recueillir, laissez-le s'entourer de quelques vieilles bouteilles de vin du Rhin, et jamais vous ne vous douterez de la bonne musique qui va se faire ; ô la précision et l'âme de ces chanteurs, ô l'enthousiasme et l'énergie de cet orchestre! C'est Théodore qui sait créer tout ce monde; il en est le dieu; il le voit, comme le Créateur vit l'univers le jour de la création, tout seul.

O puissance de l'art! Cette table d'auberge, si petite et toute tachée de vin, Théodore la change, quand il veut, en un vaste théâtre d'opéra où se jouent tous les genres, le bouffon, le sérieux, le grave et le plaisant. Pour lui, les bouteilles surmontées de leurs bouchons goudronnés représentent les forêts et les bocages; la cruche aux larges flancs devient tour à tour palais ou chaumière. Est-il besoin d'un volcan ou d'un tonnerre? le gaz en fuyant, dégagé de toute contrainte, va vous rappeler le Vésuve ou la tempête de Virgile. Or maintenant que tout est prêt, villes, palais, chaumières, vastes forêts, volcans grondeurs, lustre allumé..., levez la toile, et voilà le démon de Théodore déchaîné. Prenez garde, il chante; prêtez l'oreille, écoutez cet opéra digne de Mozart. Le drame commence, il se complique, il se noue, il se dénoue, il ne s'achève jamais que lorsque le démon de Théodore s'en va. On cherche Théodore, il est tombé sous son théâtre - endormi!

J'arrivai tout essoufflé dans le cabaret, je vis Théodore qui disposait son théâtre. Ce soir-là Théodore était triste; son regard n'avait rien d'inspiré; on l'eût pris, plutôt pour un vulgaire moucheur de chandelles, que pour le dieu d'un Olympe, élevé par ses mains. Quand il me vit, chose étrange! il parut content de me voir, ce qui ne lui arrive guère à ces heures-là.

- O mon très-cher Théodore, lui dis-je, vous avez la figure d'un homme malade ou tourmenté d'idées sinistres.

- Frantz! me dit-il, mon génie se perd, ma tête est faible. Croirais-tu que par cette pluie froide, dans ce lieu humide, je ne

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