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Quant à Sganarelle, il ne sait pas ce que c'est que le pauvre... Le pauvre ! Il est le véritable Commandeur ! Voilà la voix sépulcrale qui s'écrie : << Don Juan! je vous invite à venir souper demain avec moi! En aurez-vous le courage?... Donnez-moi la main ! »> Souper funeste dans les menaces, dans les flammes, dans les regrets, dans les remords! Le pauvre, il est père de Danton, de Robespierre et de Marat! C'est lui qui signera l'arrêt de mort du roi de France, qui traînera la reine à l'échafaud, qui tuera à coups de pieds dans le ventre, l'orphelin de tous les rois de la maison de Bourbon! Don Juan, c'est votre crime, tout ce désordre, et voilà votre paiement d'avoir corrompu et déshonoré l'honnête et innocente misère de ce porte-besace! Ainsi la justice divine a châtié, à la longue, tous les coupables! Don Juan, par son exemple et par ses conseils, ôtait au pauvre l'honnêteté et l'espérance... le pauvre entraîne Don Juan dans son abîme : quoi de plus justement providentiel? - Si Molière avait osé, vous aviez le festin de Pierre sans la statue; oui, mais il faut répéter qu'en l'an de grâce 1665, la statue a tout fait passer.

Toujours est-il qu'on ne rit pas à cette comédie de Don Juan; en vain l'esprit, l'ironie, la licence et le bon sens se heurtent et s'entre-choquent, à chaque scène, pour arriver à la plaisanterie et au bon mot.... nous admirons, comme au premier jour, cette verve entraînante, mais toute cette verve nous laisse froids et impassibles. C'est qu'en effet quelque chose gémit et se plaint au fond de cette gaieté ; c'est qu'une lamentation immense a traversé, sans fin et sans cesse cette raillerie de l'esprit, cet orgueil des sens, cette seigneurie impitoyable et qui va à l'abîme.

Vous riez, Monseigneur l'inflexible, vous chantez; vous trompez des duchesses, vous trahissez de pauvres innocentes qui n'en peuvent mais; vous allez d'Elvire à Mathurine, c'est trèsbien fait; mais à travers toutes ces gaietés funèbres, je comprends le vide et la tristesse de votre cœur, où la plainte se mêle au bruit des baisers; dans vos folies je vois la ruine de votre maison; M. Dimanche lui-même me fait peur et m'épouvante pour votre propre compte, Monseigneur! Oui, ce même M. Dimanche, qui vous présente un bon à payer de dix ans, comme si c'était une dette de la veille, ce M. Dimanche-là ne nous dit rien qui vaille, Monseigneur. Quand l'heure aura sonné, M. Dimanche arrivera

avant le pauvre; le premier il viendra pour vous dépouiller de vos habits d'emprunt, pour troubler vos fêtes de la nuit, pour renverser vos tables somptueuses, pour vous montrer à la multitude tel que vous ont fait vos vices et vos crimes, seul, pauvre et nu.

Prenez garde à M. Dimanche, Monseigneur; quand il s'en ira, les mains dans vos poches, le pauvre ne sera pas loin; et le pauvre, trouvant votre défroque sur le dos de M. Dimanche, voudra savoir, à son tour, ce que pèse votre manteau royal! Alors il dépouillera le bourgeois paré des dépouilles de son seigneur. Mais quelle folie inutile! Avertir de sa ruine, Don Juan qui se perd!

Il est donc facile d'expliquer cette tristesse profonde, immense, irrésistible d'une comédie que Molière avait faite tout exprès pour amuser les folles joies du carnaval! Don Juan et la société française ont vieilli en même temps; ils ont supporté l'un et l'autre les mêmes destinées, et à cette heure ils se trouvent face à face à l'orifice du même volcan! On n'a pas voulu me croire, s'écrie Sganarelle, qui depuis s'est payé de ses gages sur la succession de son maître... C'est vrai, on n'a pas voulu te croire, ami Sganarelle, parce que tes discours n'ont pas été d'accord avec tes actions, parce que, tout en déclamant contre Don Juan, tu es resté dans son frivole voisinage de vices et de mensonges!

On n'a pas voulu te croire; il est vrai que tu n'as pas parlé assez haut et d'une voix assez ferme; enfin, toi aussi, tu as passé devant le pauvre, sans lui rien donner! - Ami Sganarelle, tu n'as que ce que tu mérites, et pourtant ce n'est pas le bon sens, ce n'est pas la prévoyance qui t'ont manqué.

« L'homme est en ce bas monde un oiseau sur la branche; la branche est attachée à l'arbre; qui s'attache à l'arbre suit de bons préceptes; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles!» Sganarelle, tu parles bien, tu agis mal. Grand conseiller, malgré tes conseils, la flamme vengeresse a dévoré Don Juan, et maintenant voici que tu fais comme le sauvage qui renverse l'arbre pour avoir le fruit; tu as renversé l'arbre auquel tenait la branche sur laquelle l'oiseau chantait sa chanson matinale. Tant pis pour toi, Sganarelle, te voilà tombé, à ton tour, de la mode dans la fantaisie. En ce moment même tu expies ta dernière fantaisie, tu cherches qui te gouverne à cette heure, toi qui avais pris un

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prince, pour pouvoir te passer d'un maître. Pauvre Sganarelle, tu auras un maître demain; mais qui te rendra cette reine, la bienfaisance en personne, cette sainte ici-bas, qui restera le digne objet de tes souvenirs, de ta reconnaissance et de tes respects? 1»>

LE PLUTUS D'ARISTOPHANE. L'ARGENT.
Comédie de M. Bulwer.

De Don Juan à cette comédie d'Aristophane, Plutus, la distance n'est pas infranchissable. Certes nous n'aimons pas, plus qu'il ne les faut aimer les transitions tirées par les cheveux, et le plus simple passage nous suffit pour indiquer, à nos lecteurs, que nous changeons de parabole. Mais avez vous lu, ami lecteur, cette charmante satire d'Aristophane, Plutus? C'est déjà l'histoire d'une société qui se perd; c'est déjà le pauvre de Don Juan qui nous apparait dans les haillons primitifs. Ce pauvre est rencontré dans une rue déserte par un citoyen d'Athènes; l'Athénien, à l'aspect de ce bonhomme, vieux, aveugle, infirme, en besace, prend pitié de tant de misères, et le pauvre, en revanche, enrichit son bienfaiteur, car ce mendiant c'est le dieu même de la fortune! Du dieu Plutus les Athéniens font alors leur dieu de prédilection, et ils chassent Jupiter de son temple... voilà toute cette comédie.

Le détail est digne du sujet; quand, après cette belle étude d'un chef-d'œuvre très-rare, on se retourne vers la comédie que M. Bulwer a osé intituler: L'Argent, on se demande comment il se fait que ces pages athéniennes, d'un atticisme si pur, car c'est là de l'Aristophane élégant, ont pu échapper si complétement à M. Bulwer? — Mais, me direz-vous, M. Bulwer a tant d'esprit? M. Bulwer a tant d'invention! C'est un homme d'un goût si fin et si habile ce M. Bulwer!

Donc Chremyle, citoyen d'Athènes, s'inquiète fort de la fortune inexplicable des sacriléges, des rhéteurs, des délateurs, de tant de scélérats inopinément enrichis, et il s'en va à l'oracle, pour

1. Ceci soit dit à la louauge de la Révolution de 1848; on parlait en ces -termes d'un respect mérité, de S. M. la reine des Français, six semaines après la Révolution, et nul ne trouvait à redire à ces respects qui allaient consoler cette touchante majesté dans son exil!

demander où se tient la Fortune? - Tu vas suivre le premier aveugle que tu rencontreras en ton chemin, répond l'oracle, et il te conduira! Aussitôt dit, aussitôt fait. L'aveugle passe, on lui demande son nom; il dit tout de suite qu'il est le dieu des richesses, qu'il s'appelle Plutus; qu'il sort de chez un avare, si avare, qu'on ne l'a jamais vu au bain. Mais, lui dit-on, pourquoi t'arrêter chez un pareil gueux ? Parce que je suis aveugle, répond l'argent. Et si on te rendait la vue, ami Plutus? Je tâcherais de trouver un honnête homme et de m'arrêter chez lui! - Allons, dit le bourgeois, voilà qui va bien pour moi; en effet, comme je suis le plus honnête homme que je connaisse, tu vas me prendre pour ton hôte. -- Je le veux bien, dit Plutus; mais crois-moi, nous n'aurons pas vécu ensemble, deux ou trois jours, que tu ne vaudras pas grand'chose! -Essayons, dit le bourgeois, tu es si puissant! Moins puissant que Jupiter, répond l'Argent. Jupiter! Jupiter! voilà un pauvre dieu, sur ma parole, ami Plutus! C'est l'Argent qui a créé Jupiter. Si les hommes sacrifient aux autels de Jupiter, c'est pour avoir de l'argent. Chez les courtisanes de Corinthe, à qui les portes s'ouvrent-elles? A l'Argent! Pour qui ce beau cheval? cette meute, pour qui? Pour toi, Plutus, et non pas pour Jupiter. Ce marchand à son comptoir, cet usurier sur son coffre ils invoquent... l'Argent! Nos poètes, nos capitaines, nos magistrats, nos pontifes... adorateurs de l'Argent!

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On se lasse de tout en ce bas monde : l'homme se lasse du pain frais, le savant de l'étude, l'enfant de la bouillie; le roi même se lasse de son trône: il n'y a que l'Argent qui nous trouve insatiables. - Tu possèdes treize talents, tu en veux seize! D'où je conclus, ô Plutus! que tu es le plus puissant des Dieux! »

Vous voyez d'ici l'esprit, l'ironie et la grâce, et l'abondance de cette comédie allégorique! Ce n'est pas d'hier, grands dieux ! que l'Argent est le sujet des satires et des injures de ceux qui n'en n'ont guères, et même de ceux qui en ont beaucoup, témoin Sénèque; au contraire, on le calomnie et on l'insulte, ce pauvre Argent, depuis les derniers jours de l'âge d'or. C'est convenu, l'argent est un fléau, c'est une trahison, c'est un meurtre, c'est un crime; l'Argent, c'est tout à la fois le vol, le volé et le voleur. Vive Lacenaire! A bas l'Argent! C'était l'opinion des moralistes anciens, tout aussi bien que des moralistes modernes; mais les

Grecs, ces hommes presque divins, redoutaient la déclamation et l'emphase plus qu'ils ne redoutaient la famine et la peste '. L'art avant tout, pour les hommes athéniens, et quand enfin les devoirs et les droits de l'art étaient sauvés, venait la leçon qui n'était que plus profitable pour être assaisonnée de gaieté, de bienveillance, de grâce, d'enjouement. Il y a dans ce Plutus un chœur... L'ami Proudhon, ce terrible et inintelligent fantôme qui a fait tant de mal, cet innovateur abominable d'un paradoxe plein d'embûches, ce destructeur de nos plus chères libertés, ce mal venu qui a fait reculer trente-deux millions d'hommes, le mauvais citoyen que l'exécration publique ne saurait châtier, d'un châtiment trop honteux, cet énergumène imbécile qui se figure que le bonheur du genre humain peut sortir d'une déclamation, comme sort la tempête de l'outre d'Éole, ne sera pas fâché de lire ce chœur d'Aristophane où la venue du communisme était prédite, il y a tantôt trois mille ans.

Proudhon (ou Carion) et les villageois.

PROUDHON. Mes amis ! mes amis ! rudes enfants du travail, jusqu'à ce jour c'est à peine si votre maître vous a prêté sa gousse d'ail pour frotter votre pain; venez, accourez tous; notre affaire est au point où vous pourrez nous être d'un grand secours.

LE CHOEUR. Nous allons! nous allons! Mais le travail et l'âge retardent nos pas, et d'ailleurs, pour que nous allions plus vite, que nous veux-tu?

PROUDHON. Ce que je veux? Ètes-vous sourds? Je viens vous dire et je vous répète que je viens changer votre misère en opulence, votre travail en repos, votre pain dur en noces et festins. LE CHOEUR. Que dis-tu là, et que signifient ces promesses d'or? PROUDHON. Oui! j'ai rencontre un certain vieillard hideux à

1. Sincerum fuit sic corum judicium, nihil ut possint nisi incorruptum audire et elegans: eorum Religioni cum serviret orator, nullum verbum insolens aut odiosum ponere solebat. » Ceci est un beau passage de Cicéron, et ce que dit l'orateur romain des orateurs athéniens, on le dira quelque jour des journalistes de Paris, lorsque les esprits seront accoutumés à ne rien souffrir que de pur, d'élégant et d'achevé; lorsque cette intelligente nation aura forcé les écrivains, par son discernement même, à ne rien avancer, qui ne soit d'un sens exquis, et contenu dans les justes Jimites d'une langue obéissant aux lois les plus strictes de la grammaire, aux instincts les plus exigeants de l'esprit. II.

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