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de ce point d'honneur qui remplace tous les genres de vertus, pour ces mauvaises et élégantes natures. Arrive alors la scène du tombeau. Le Commandeur repose dans sa chapelle funèbre, son marbre se montre à la clarté des lampes, l'orchestre joue doucement quelque lamentation de Mozart. L'effet est grand, et par conséquent terrible; Don Juan lui-même s'éloigne épouvanté; mais, encore une fois, la singulière comédie de carnaval, et comme Molière aura été emporté loin de son but!

L'acte suivant, ou, pour mieux dire, la comédie suivante, serait un vrai sermon, si M. Dimanche, dont le nom est devenu un proverbe (le rôle est bien joué par Provost), n'égayait pas quelque peu cette lugubre méditation. Savez-vous, dans notre langue, un plus beau passage que la plainte de ce vieillard déshonoré par son fils, mais en même temps savez-vous une création plus amusante que M. Dimanche ? C'est là tout à fait le marchand de Paris, quand il y avait à Paris de grands seigneurs qui se faisaient gloire de ne pas payer les marchands, et des marchands tout glorieux de se ruiner pour ces grands seigneurs. M. Dimanche est le proche parent de M. Jourdain, l'un vaut l'autre ; celui-ci berné par un fripon et par une drôlesse, celui-là berné par Don Juan... que dis-je? berné par Sganarelle!

Ainsi nous allons d'avertissements en leçons, et si Don Juan se perd, ce ne sera pas faute d'avoir été prévenu à temps. Seigneur Don Juan, comptez vos pertes de cette journée seulement vous avez perdu cette belle fille que vous poursuiviez dans votre barque fragile, vous avez perdu deux jolies filles de la campagne sicilienne, deux alouettes au beau plumage que vous aviez prises à la glu de votre déclamation : le mendiant du chemin vous a trouvé sans réplique, une statue de pierre vous a frappé d'épouvante, et maintenant voici que Dona Elvire, une dernière fois, vient chez vous, et, chose étrange, vous la trouvez belle à ce point que vous voudriez la retenir, mais elle s'enfuit et elle vous laisse à votre abime; enfin M. Dimanche lui-même, le dernier bonhomme qui ait foi en votre crédit, vous venez de le perdre, et avec M. Dimanche vous perdez vos beaux habits, vos riches dentelles, vos broderies, vos élégances; plus de fêtes, plus de serviteurs, plus d'argent dans votre bourse, seigneur Don Juan!

Tout ceci posé, et quand ce père infortuné s'est éloigné de

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cette maison maudite, en maudissant monsieur son fils, que nous fait la statue du Commandeur? Elle n'est plus qu'un vain spectacle. Ne savons-nous pas en effet qu'il faut absolument que Don Juan soit châtié, et comme rien ne peut l'atteindre, ni la colère des maris poussés à bout, ni l'épée des frères déshonorés, ni les larmes des femmes au désespoir, ni les prières de son propre père parlant au nom d'une mère qui se meurt, nous sommes sûrs que la vengeance divine ne peut pas tarder davantage !

Une invention qui ne réussit guère le jour dont je parle, ce fut, au prologue de cette reprise, de nous montrer Molière également placé entre la comédie sérieuse, mademoiselle Rachel, et la comédie légère, mademoiselle Brohan. De grâce, ne séparons pas ce que Molière a réuni, laissons le rire à côté des larmes, la pitié non loin de l'ironie. En vain mademoiselle Brohan et mademoiselle Rachel ont récité, celle-ci de sa voix grave, et celle-là de sa voix enjouée, une louange, une nénie à la gloire de Molière ! On a pas goûté ce prologue en mal d'enfant ! Le poëte était trop jeune pour la circonstance! C'est un des priviléges de la jeunesse, ou tout au moins, est-ce un de ses défauts les plus charmants de ne pas savoir le premier mot de sa plus difficile entreprise; elle ignore surtout le plus difficile de tous les arts, l'art par excellence de s'arrêter à temps, de commander à la rime cette esclave révoltée, le grand art de placer sous l'harmonie sonore d'un vers bien fait, une idée, un sentiment, un peu de bon sens. Il ne fallait pas déranger pour si peu, de leur piédestal, les deux statues de Pradier, la Comédie sérieuse que l'on prendrait, aux belles lignes de son manteau et de son front, pour la Melpomène antique, la Comédie légère, au fin sourire, au gai regard, aux bras charmants, à la ceinture d'or, que l'on prendrait pour la fille aînée de M. Scribe ou de Marivaux.

Ces deux échos d'une poésie plus remplie d'idées que d'images ont été bien étonnés de n'avoir rien à dire en tant de grands vers, et, charmantes l'une et l'autre, elles sont restées, comme on dit, le bec dans l'eau, sans doute pour mieux ressembler aux deux statues de la fontaine Molière.

CHAPITRE V

Pendant que nous sommes en train de comédie, il faudrait quelque pen jeter un coup d'œil sur les œuvres et les tentatives de la comédie après Molière. En dépit du titre un peu compromettant de notre livre, Histoire dramatique, etc., nos lecteurs ne doivent pas s'attendre à une histoire complète; il n'y a pas d'histoire complète, et puis nous ne pouvons entreprendre que l'histoire des œuvres nouvelles, ou des œuvres récemment remises en lumière; tout au plus une excursion nous est permise, de temps à autre, sur le terrain de l'antiquité; encore faut-il que cette excur sion favorable au critique, lui soit indiquée au moins par les nécessités du sujet dont il parle. En un mot, ceci est une Histoire du Théâtre, en ce sens que toutes les choses dont nous parlons ont vécu une heure, ou vécu des siècles, et pour peu qu'un brin de cette vie à part dans les lettres humaines se retrouve en nos sentiers perdus, notre œuvre est accomplie. Il ne faut pas demander à Suétone le talent de Tacite, au marquis de Dangeau l'esprit de madame de Sévigné, l'exactitude et le sang-froid de Mézerai à M. le duc de Saint-Simon; il ne faut pas demander au Feuilleton les dates, les titres, les anecdotes des frères Parfait. A chacun son œuvre et sa tâche! Encore le lecteur et surtout l'auteur du pré

sent livre se doivent-ils estimer heureux de cette espèce d'unité qui se présente, inespérée, en cette œuvre de dépouillement.

Une autre excitation qui nous pousse à revenir tout de suite aux comédies passées du Théâtre-Français, et à les remettre en lumière à cette place même, c'est que, dans la plupart de ces œuvres du théâtre ancien, nous sommes sûrs de rencontrer la beauté, le talent, le charme et le souvenir de mademoiselle Mars! Partout elle est présente en cette œuvre d'agrément et de perdition; l'écho du théâtre a gardé les enchantements de cette voix divine; les trumeaux de ces salons, disposés pour la société du grand siècle, ont conservé le profil incertain de cette image et le charme piquant de son sourire. Elle est encore, du fond de sa tombe, ouverte à l'heure où il fallait mourir, l'hôte et la souveraine de ces demeures fondées par Molière, en l'an d'esprit, de génie et de grandeur : l'an de grâce 1666! Au moment où j'écris ces pages funèbres, dans ce cabinet où si souvent elle est venue, et dans ce fauteuil où elle aimait à s'asseoir, écoutant plus qu'elle ne parlait, et de temps à autre admirant, de ces hauteurs, les fleurs et les eaux de ces jardins enchantés qui s'étendent sous ma fenêtre en plein soleil, mademoiselle Mars m'écoute encore et contente de son apothéose elle sourit à ces pages où sa

trace est restée.

Hélas! la trace est fugitive de ces comédiennes accomplies! Hélas! leur tâche à peine achevée, autant vaudrait courir après l'oiseau qui chante, après le parfum qui s'envole, après le rayon que l'ombre absorbe à la tombée du jour. O comédiens et comédiennes, jouets brisés par des enfants! Qu'est-il devenu ce conquérant sous la pourpre dont la voix faisait trembler le monde romain? Il allait, entouré de terreur, de poésie et de toute puissance.... il tombe, il est oublié, il est mort! A peine est-il un nom, une ombre, un écho. Et cette beauté, cette jeunesse, cette conquête, ce riant visage aux pas légers. « Sermo cum risu incessans,» disait Quintilien, cette malice éloquente et qui mord; « dicacitas cum morsu. » Vanité des vanités!

Qu'est-ce à dire et quels changements en si peu de jours? La ville était aux pieds de l'enchanteresse, attendant son heure et son bon plaisir. Elle était l'espérance du poëte et la fortune de sa poésie; elle disposait à son gré de la popularité, de la gloire;

elle poussait au but qu'il lui plaisait d'indiquer, la sympathie ardente de la foule... O douleur! ô misère! un rien se dérange dans la toute-puissance de cette créature adorée, un pli du visage, un cheveu qui blanchit, et le monde hésite à la reconnaître ! Cette taille svelte a-t-elle pris quelque peu d'embonpoint, aussitôt se fait entendre aux oreilles de cette infortune une voix, cette voix de la satire de Juvénal où il dit à l'esclave en disgrâce du maître : Allons, çà, faisons place à une autre, ton nez nous déplaît, la belle; sors d'ici et t'en va chercher fortune ailleurs ! A cet ordre il faut obéir. On la chasse, il faut qu'elle parte! En vain voudrait-elle implorer la pitié, le secours, l'aide et l'appui de la foule qui était à ses pieds, la foule a passé à d'autres amours, elle ne sait plus rien de ses transports de la veille; elle brise en riant ce qu'elle adorait avec rage; elle siffle, elle hurle au passage de cette beauté que tout à l'heure encore elle inondait de fleurs. Ainsi, chaque instant de la vie est un avertissement des vanités de l'état où Talma était roi, où mademoiselle Mars était reine.

Immortalia ne speres monet annus et almum
Quæ rapit hora diem.

Cette gloire du théâtre est un nuage; plus haut le nuage vous emporte, et plus vous devez redouter la tempête qui le brise et qui vous précipite des hauteurs :

Circumfusa repente

Scindit se nubes.

J'ai donc voulu, puisqu'il était question de la comédie et de ses alentours dans les chapitres de ce livre, raconter, par des exemples, les derniers moments de mademoiselle Mars; j'ai voulu rattacher son souvenir au souvenir de toutes les œuvres qui l'entouraient, et conduire avec tant de soin cette barque funèbre, à travers tant d'écueils, ou pour mieux dire à travers tant de comédies oubliées, que tout parût s'arrêter un instant à la retraite et à la mort de mademoiselle Mars. Voilà le seul fil par lequel seront reliées les comédies qui vont venir; seulement il faut prévenir le lecteur que mademoiselle Mars n'est pas seulement dans les œuvres passées, elle se retrouvera dans les œuvres modernes, avec les poëtes qui vont venir. Hélas! elle

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