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a pressenti l'art nouveau qui allait ajouter le rire et le ridicule aux divertissements de la république romaine; il a composé, d'abord, des comédies à l'exemple d'Aristophane, conservant à la comédie grecque son manteau quelque peu solennel; il a composé aussi des comédies romaines moitié rire et moitié larmes, marchant ainsi sur les brisées de Diderot et de La Chaussée : enfin ce vieux bonhomme d'un vrai génie n'a pas dédaigné la vraie comédie, la comédie où l'on rit, sans rien qui ressemble à la haine personnelle, à l'allusion politique; on rit parce que le rire. éclate soudain, irrésistible, comme fait une douce flamme dans le regard d'un jeune homme amoureux, sous l'influence d'une pointe de vin!

A cette comédie plaisante, toute licence fut donnée; elle prit tous les costumes, tous les manteaux, tous les visages. Tantôt elle sépare le récit de l'action, tantôt elle mêle l'action au récit. Le pied droit dans le cothurne, et l'autre pied dans le brodequin, ou même les pieds nus, le plus souvent, elle s'avançait joyeuse, éloquente, peu passionnée, médiocrement amoureuse, parlant comme on parle dans les tavernes, dans les bains, sur les places publiques, chez les courtisanes, pleine de sel attique, de jurons, de caprices, d'argot populaire, et se gardant bien de rien embellir aux mœurs qu'elle raconte, de peur de tout gâter: telle est la vraie comédie latine que Livius Andronicus devait enseigner à Plaute le tourneur de meules.

Pour la première fois avec Térence, la comédie latine se met à parler le plus beau langage des plus grandes maisons romaines : elle touche aux premières marches de la tribune, elle s'assied aux banquets de Scipion et de Lælius; ceci est le commencement de la grande société philosophique et littéraire qui allait devenir le siècle d'Auguste.

En effet, la comédie de Térence enseignait à ces grands seigneurs, plus puissants que des rois, l'urbanité et le beau langage. Jules César lui-même, aussi grand écrivain que grand capitaine, admire tout haut cette gaieté correcte et retenue en ses plus vifs excès, cette grâce élégante qui fait tout accepter, ce vers ingénieux et piquant qui donnait une forme supportabie, même aux vices cruels de ce bon peuple romain, alléché à son théâtre, moins par l'esprit du poète que par le poignard des gladiateurs.

Tel est Térence: il n'a pas l'entrain, l'audace, l'insolence, la raillerie, l'orgie et la brutalité cynique de la comédie primitive; il n'a pas cette gaieté éveillée, avinée, alerte, cruelle, impitoyable d'un enfant des faubourgs; il n'est pas, tant s'en faut, la joie de la populace et de la canaille d'Italie; en revanche, quel fidèle observateur des mœurs et des élégances romaines ! quel plus bel esprit, et mieux fait pour parler aux grandes dames, aux sénateurs, aux chevaliers!

A chaque mot de cet excellent génie, vous reconnaissez l'ami de Furius, de Lælius, de Scipion, grands esprits dans la paix et dans la guerre, qui ont eu le rare honneur de passer pour les collaborateurs de Térence. « Que cet ouvrage soit leur, dit Montaigne en parlant de l'Andrienne, sa beauté, son excellence le maintient assez ! » En effet, l'ouvrage était leur, mais non pas comme l'entend Montaigne; il était leur, par l'amitié qu'ils portaient au poëte Térence et par l'influence toute-puissante, sur un pareil esprit, des mœurs, du langage, de l'urbanité de ces trois hommes, l'honneur de la société romaine. L'Andrienne appartient à Scipion, comme Cinna appartient au cardinal de Richelieu, comme Britannicus appartient à Louis XIV, et la tragédie d'Esther à madame de Maintenon; par l'honneur des couronnes il faut croire que les grands poëtes sont inspirés, par les intelligences toutes-puissantes qui marchent devant eux.

Ajoutez à ce rare mérite de Térence, qu'il abandonne enfin la peinture des mœurs basses de la Grèce pour ne s'occuper que des mœurs élevées de l'Italie. On dirait qu'il respire, à l'avance, je ne sais quelle prévision du siècle d'Auguste, et le siècle d'Auguste eût été fier à bon droit de cet homme, qui fut adopté avec transport par les plus illustres génies: Cicéron, Tite-Live, Horace, tous enfin, étonnés et charmés de cette Vénus africaine, l'amour et la passion des plus beaux esprits de tous les temps.

Toutefois, quelles que soient l'urbanité et la grâce décente de notre poëte, vous n'empêcherez pas qu'il n'obéisse, de temps à autre, aux appétits sensuels de ce peuple romain qu'il faut arracher à sa frénésie pour les jeux du Cirque. L'Eunuque, est une comédie écrite, à coup sûr, par Térence; mais Plaute luimême, dans ses licences les plus hardies, désavouerait cette fable horrible d'un jeune homme amoureux d'une jeune fille

qu'il aura aperçue longeant la voie Sacrée, et qui s'en va du même pas, pour violer cette fille innocente et pure! Car voilà tout le nœud comique; et cette fille déshonorée, ces voiles déchirés, ce désordre de la maison, ce jeune homme qui sort de ce guet-à-pens en triomphe, aussi gai qu'un écolier qui a volé des pommes dans un jardin, tous ces détails d'un grand crime faisaient rire aux éclats les descendants de Lucrèce et de Virginie. Ils applaudissaient, véritables enfants de la louve, à l'espièglerie abominable du jeune Chrémes. Mais qu'y faire? Leur excuse est toute prête! Cette fille déshonorée est une esclave; or l'esclave n'est pas une personne, c'est une chose; plus cette enfant se lamente, et plus nous devons applaudir à l'espièglerie de ce galant Chrémès. Applaudissez, de par Jupiter! Jupiter se rit du crime des amants. - Perjuria ri

det amantum!

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Comment un pareil sujet de comédie a-t-il pu se montrer sur un théâtre français? par quel déplacement de mœurs et d'idées a-t-on pu afficher, sur les murailles de Paris, ce mot mal sonnant et pis que romain : l'Eunuque? On n'en sait rien; ce qui est sûr, c'est que la chose est étrange. Je sais bien que La Fontaine, en plein Louis XIV (4654), quand nous étions encore sous l'influence de Voiture, le maître de cette galanterie ingénieuse dont Voiture est resté le modèle, avait affiché, lui aussi, l'Eunuque de Térence; mais je sais aussi que la ville et la cour sifflèrent de compagnie, o singulier accident! La Fontaine et Térence!

Le titre seul révolta les belles dames de cette jeune cour abandonnée à toutes les galanteries. L'Eunuque! fi donc! Ne me parlez pas de cet incommodé, disait la princesse de Conti. Je sais aussi que, plus tard, en pleine régence, quand la comédie ne demandait qu'un prétexte pour aller, le sein nu et les épaules peu couvertes, les deux amis, les deux égrillards, Brueïs et Palaprat, attirés par l'esprit, la verve et l'intrigue de la comédie latine, imaginèrent une incommodité moins révoltante pour un public français, et de l'Eunuque ils firent un Muet. « Cet Eunuque a pensé déshonorer La Fontaine et Térence, » disait Brueïs en sa préface.

En même temps, - avec beaucoup de tact et de finesse, les deux amis nous expliquent comment la délicatesse de l'amour français répugnait à cette convention funeste par laquelle Phœdia, l'amant de Thaïs, se tient éloigné, pour deux grands jours, de la

présence de sa jeune maîtresse, laissant la place libre à son rival; il explique aussi (c'est un étrange dénoûment pour un public parisien) ce Phœdia, amant reconnu de Thaïs qui consent désormais à recevoir chez lui, comme ami de la maison, ce capitaine ridicule qui lui a déjà pris sa maîtresse pendant un jour.

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Il est riche, dit Gnaton le parasite. - Eh! c'est une raison de plus pour le mettre à la porte, répond la délicatesse française. Il est riche! la belle excuse pour un public qui vient d'applaudir le Misantrope! Mais, reprennent les défenseurs de Térence, cette Thaïs, après tout, est une courtisane hardie et badine et de facile accès; elle appartient à ces affranchies de toute pudeur que vous rencontrez, partout, dans Rome, à pied, en litière, au théâtre, au Champ-de-Mars, les unes en plein vent, les autres en espalier, esclaves révoltées qui se vengent de l'esclavage passé en ruinant de fond en comble les fils de leurs maitres.

Ces femmes-là on les retrouve partout, dans les plaintes de Tibulle, dans les feux de Properce et dans les galanteries d'Ovide. Elles sont jeunes, elles sont belles, elles ont du sang italien dans les veines; elles se montrent avec des talents, un esprit, un abandon et mille agréments qui les font adorer. Le moyen de leur demander une vertu qu'elles ignorent, un désintéressement que personne ne peut leur apprendre? Acceptez donc cette Thaïs telle que le poëte l'a vue et telle qu'il la représente. Sa porte est une porte mercenaire; qui en doute? sa main nue est habituée à frapper dans toutes les mains; pourquoi s'en fâcher? Et d'ailleurs la passion de ce temps-là n'a pas une autre allure. On s'aime et l'on se marchande; on se prend et l'on se quitte pour se reprendre; cela se passe ainsi dans les odes d'Horace et dans les épigrammes de Martial; c'est le sigisbéisme qui commence.

D'ailleurs la belle Thaïs ne prend pas en traître son ami Phodia: elle ne lui sert pas de plats couverts; au contraire, elle l'avertit de la nécessité où elle est de le tromper, pour vingtquatre heures, et de cette tromperie elle lui donne un motif honorable, son vif désir de sauver une jeune fille, compagne de son enfance. Cet interrègne, d'un amant à l'autre, ne gène en rien cette Rome qui sera plus tard la Rome d'Ovide et de Catulle; les dieux y consentent, les mœurs l'autorisent, l'usage le permet, Cicéron n'a-t-il pas répudié, pris et repris sa chaste moitié?

M. de La Rochefoucauld, païen en ceci comme en tant de choses, ne vous dit-il pas l'appui de cette comédie: Le corps peut avoir des associés, mais jamais le cœur!

Tel est le raisonnement des amateurs à tout prix de l'antiquité profane et païenne. A quoi les critiques terre-à-terre, les arriérés de sang-froid qui ont la faiblesse de défendre les mœurs de leur époque et les usages de leur nation, vont répondre qu'il faut laisser à chaque peuple le costume et les préjugés de sa comédie, comme on lui laisse ses lois et sa façon de se vêtir. Tu es Romain, reste Romain, et le vieux Caton, quand tu sortiras d'une maison décriée, te dira tout haut:- Courage, jeune homme, voilà la vertu! Tu es Romain, c'est-à-dire tu es retranché de la société des honnêtes femmes : tu ne vois les vestales qu'au théâtre; et des dames patriciennes, portées dans leur litière entourée des clients de leur mari, c'est à peine si tu aperçois, de loin, la pourpre flottante. Eh bien! c'est ton droit de jeune homme, nouveau vêtu de la toge virile, donne ta jeunesse aux courtisanes! Que si tu n'as pas de maîtresse, commence par affranchir ton esclave, et tu seras un homme de bonne compagnie, car une fois libre, cette esclave adorée te laissera peut-être pleurer et transir à sa porte rebelle. Lydia, dormis?

Nous, cependant, nous, les Parisiens du vieux Paris, les petitsmaîtres de la ville et de la cour; nous, les fils des bourgeois enrichis, la fine fleur du Parlement ou de la finance, nous aurons des amours plus délicates, parce qu'elles s'adresseront à toutes les femmes, à la jeune Agnès, à la belle Elmire, à la franche Hortense, à la gracieuse Lucile, à des femmes, nos égales, que nous finirons par épouser, si elles le veulent bien. Far cela même que toutes nos amours seront d'une origine libre et qu'elles s'agiteront dans un cercle plus vaste, nos amours vont gagner en dignité, en élégance, en esprit, en passion surtout, ce qu'ils perdent en facilité, en abandon, en sans-gène. Les jeunes Romains d'autrefois faisaient une esclave, même de leur maîtresse libre; les jeunes Parisiens du temps de Molière faisaient même de Célimène (la Phédia de Térence) une si grande dame, qu'elle reçoit la meilleure société de la cour, et qu'un gentilhomme qui veut être compté, comme est Alceste, ne rougit pas de mettre aux pieds de cette indigne coquette, sa fortune et son nom.

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