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coup férir, sur toutes les atrocités bien combinées du drame de la Porte-Saint-Martin.

Ce poëte-là, convenez-en, vaut bien la peine qu'on s'y arrête, êt qu'on l'étudie avec le zèle, avec le soin que méritent ces êtres à part dans l'esprit, dans la bonne humeur, dans les délassements d'une nation.

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Si nous avions besoin d'un cruel contraste à cette vie éclatante, à ce bonheur innocent, hélas ! nous n'aurions que le triste embarras de faire un choix dans le monceau des misères poétiques.

Un jour d'hiver, en 1751, sous les toits d'une maison de la rue Saint-Jacques, par un temps gris et pluvieux, une femme assez jeune encore, mais pâle et déjà ridée, attendait un homme qui devait venir. Autour de cette femme, quelle misère! Décente misère cependant; ces haillons étaient nets et bien lavés, ce plancher froid était balayé avec soin; sur cette table en sapin reposaient de vieux bons livres, les derniers amis du pauvre; ceux-là qui vous tendent la main quand vous ètes seul, qui murmurent à votre oreille mille consolations décevantes; mais, hélas! encore faut-il pour que ces consolations soient entendues, pour que vous soyez à l'aise avec ces amis immortels, qu'il y ait un peu de feu dans l'âtre, un morceau de pain dans la buche! Or, dans cette maison si pauvre, il n'y avait ni pain, ni feu. Il y avait cette pauvre femme, immobile et résignée, qui avait même cessé de regarder de temps à autre la porte fèlée par laquelle son mari devait entrer. Dans cette misère si tranquille, on n'entendait pas un seul bruit, rien qui ressemblât à la vie, à l'espoir.

A la fin, et après de longues heures d'attente, cette porte s'ouvrit lentement. Un homme entra. Il était d'assez belle stature, maigre et bien fait; il portait la tête haute, et jamais, à le voir, on n'eût pensé que toute cette pauvreté intérieure était le partage de cet homme au bel aspect. En effet, cet habit bien étoffé, cette canne à pomme d'or, la dentelle de ce jabot, ces bas de soie à la jambe, et ces boucles de similor au soulier, cette chaîne d'une montre absente, tout indiquait chez le nouveau venu l'élégance

et la fortune.

Signes trompeurs! derniers efforts d'un malheureux qui se respecte!

Or vous devez savoir d'autant plus de gré à cet indigent bel esprit de cette attentive surveillance sur sa personne, que déjà dans ce XVIIIe siècle, dont l'effronterie égale le génie, le cynisme des esprits a passé dans les habitudes de la vie littéraire.

A force de montrer leur âme à nu, les écrivains de ce temps-là ont fini par habiller leur corps presque aussi peu que leur âme. Diogène est invoqué par ces grands Messieurs comme un modèle excellent que l'on peut suivre en toutes choses. Le haillon devient à la mode. On dit tout, et par suite on ose tout. Laissez-les faire, les uns et les autres, ils vous feront une confession générale de leur vie, sans oublier une seule de ces hontes secrètes que d'ordinaire la conscience se dissimule à elle-même. Et comme ce triste attirail de la mendicité entraîne nécessairement la mendicité, sa conséquence immédiate, vous les verrez tous les uns et les autres, ces fiers esprits, tendre la main aux grands seigneurs qu'ils insultent, aux financiers qu'ils méprisent, aux femmes beaux-esprits dont ils sont les flatteurs, pour en obtenir tantôt un diner, tantôt quelques pièces d'or, tantôt un morceau de velours afin de remplacer leur haut-de-chausses, tantôt un jupon de flanelle que la dame aura porté, et dans lequel auront déteint ses bas bleus. Triste misère, celle-là, misère sans courage, et sans dignité, la misère du mendiant à l'escopette qui attend messire Gil Blas sur la route de Peñaflor.

Mais l'honnête homme dont nous parlons en ce moment, n'est pas de ceux-là qui mendient pour vivre, et qui portent des guenilles pour faire pitié. Il a été bien malheureux, bien battu de l'orage, bien pauvre; il n'appartient à aucune coterie littéraire ou philosophique; nul ne le prône, car personne ne le craint; à peine s'il peut aller une fois ou deux, chaque année, causer du théâtre au café Procope; il ne va au café Procope que lorsqu'il peut payer son écot. Celui-là, par la dignité de sa vie, par la supériorité de son orgueil, il appartient à l'ancienne république des lettres, dont les membres n'acceptaient que les bienfaits du roi. Ainsi il avait lutté longtemps, mais cette fois ses ressources étaient épuisées; il n'a plus aujourd'hui ni feu ni pain; dans huit jours il n'aura plus d'asile.

C'en est donc fait, il faut mourir! Au premier pas que le pauvre diable a fait dans sa chambre, sa femme a tout deviné. Elle se lève, elle va au devant de son mari, le débarrassant de son chapeau et de sa canne à pomme d'or, qu'elle remet à leur place accoutumée. Lui, cependant, machinalement, il s'assied au coin de la cheminée froide et sombre, sa femme lui donne sa robe de chambre; et, quand elle a tout remis en ordre, elle revient s'asseoir sur le tabouret accoutumé; elle place sa tête sur les genoux de cet homme qu'elle aime et qui lui inspire une si grande pitié, pour le regarder de plus près et pour le réchauffer.

A cette heure, ils se sont compris, ils savent ce qu'ils ont à faire : il faut attendre. Dans deux jours, dans trois jours, demain, peutêtre, quel bonheur! ils seront morts de faim et de froid. Rien ne peut les tirer de cette misère : il faut mourir!

Eh bien! cet homme qui mourait en ce taudis, à côté de sa femme, et sans se plaindre, celui-ci, non plus que celle-là, c'était M. de Boissy lui-même, c'était l'auteur des Dehors trompeurs, une comédie où se retrouvent à chaque vers, (heureux mensonge!) le luxe exquis et sans frein, les festins sans fin, le jeu, l'amour, l'intrigue, les beaux arts, les merveilles, les élégances les plus coûteuses du siècle passé. Cet homme, qui s'abandonne à la faim comme à son dernier espoir, il a transporté, un des premiers, sur la scène, cette époque de délire que Voltaire chantée en cent endroits de ses poésies légères, qui sont comme la mousse pétillante de son esprit :

Moi je rends grâce à la nature sage

Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge...
J'aime le luxe et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté, le goût, les ornements....

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde...

Oh! le bon temps que ce siècle de fer!

Le bon temps en effet, où le neveu de Rameau tendait la joue à tous les soufflets, au nom de la musique éhontée; où M. de Boissy ce poëte charmant, s'enfermait avec sa femme pour mourir de misère! Oh! le bon temps où ils étaient presque tous si pauvres, que c'est pitié de les entendre raconter leurs misères! Et vous vous étonnez qu'ils aient tout renversé, tout brisé,

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tout bouleversé sur leur passage, ces mendiants de génie, et vous leur en voulez d'avoir été des ravageurs, ces déshérités du monde féodal? Mais revenons à la comédie de M. de Boissy qui ne mourut pas ce jour-là, qui fut secouru à temps par une voisine charitable, et qui devint, trois ans plus tard, membre de l'Académie française à la place de Néricault-Destouches, un homme qui avait la verve comique, le style incisif, l'énergie et le talent.

Cette comédie de Boissy, l'Homme du jour, écrite avec peu de soin, ou, si vous l'aimez mieux, peu de style, mérite cependant de rester au théâtre comme un tableau assez fidèle de cette belle société qui n'est plus. L'Homme du jour est tout à fait le héros de ce beau monde des heureux et des oisifs que nous ne connaissons plus guère aujourd'hui. Du temps de Boissy, être un homme du monde, était une affaire, c'est presque un ridicule aujourd'hui.

Dites à un homme, notre contemporain, qu'il est à la mode, aussitôt, pour peu qu'il ait de l'esprit, votre homme se fâchera net et ferme. Proposez, même au dandy le plus effréné de faire, seulement pendant vingt-quatre heures, le métier que fait l'homme du jour toute l'année, notre dandy vous répondra qu'il a bien d'autres soucis : le bois de Boulogne le matin, l'Opéra le soir, et le club à minuit. L'homme du jour d'autrefois vit pour les autres, il vit pour les femmes qui l'entraînent partout où elles veulent aller, au bal, à la comédie, au concert, au jeu même ; l'homme du jour d'aujourd'hui vit pour lui seul, il va seul au bal, et il danse vis-à-vis de lui-même; dans le salon ; il cause avec lui-même ; à table, monsieur dine tête à tête avec sa propre personne; pour être heureux, poli, gracieux, bien élevé, charmant, fidèle enfin, cet homme n'a besoin que d'un miroir.

Voilà pourquoi ce caractère de l'égoïste de la bonne compagnie, grâce aux progrès que nous avons faits dans la vie élégante, nous paraît aujourd'hui très-supportable. Cet homme, dites-vous, est maussade dans son intérieur, mais cependant vous avouez qu'il est charmant dans le monde ! Vous vous plaignez de ses brutalités au dedans, mais cependant vous célébrez son urbanité au dehors! Avec les siens, il est incivil et brusque; oui, mais il est d'une extrême politesse avec les étrangers! Mais certes il n'y a pas là de quoi se plaindre, et vous avez bien tort de n'être pas contents, bonnes gens du siècle présent.

Que diriez-vous, cependant, si au lieu de votre homme du jour, vous aviez le nôtre, brutal au dedans et brutal au dehors, incivil partout, mal élevé toujours ? Vous vous plaignez que le vôtre sent le musc, à la bonne heure; mais le nôtre, notre homme à la mode, sent le fumier et le tabac.

Ainsi cette comédie de Boissy a subi le sort de toute comédie qui n'est pas la comédie de caractère. Autant celle-ci est vivace, autant la comédie de genre est fugitive. L'une résiste aux siècles, l'autre est emportée comme elle est venue, par la mode. Tartufe, Alceste, Célimène s'en vont rajeunissant chaque jour; chaque jour ajoute une ride à la riante comédie de Marivaux. Lovelace est immortel, l'homme du jour de Boissy est presque mort. Le premier est un terrible gaillard, armé des plus franches passions, des vices les plus décidés; le second est à peine l'ombre pâle et inanimée de ce puissant modèle. Le jour le plus léger enlève le pastel, l'huile résiste au grand soleil. Cependant il est bon, de temps à autre, de jeter les yeux sur ces légers chefs-d'œuvre de la petite comédie avant que le temps et les révolutions ne les aient précipitées dans le même néant... vieilles gravures des modes d'autrefois.

Les vieilles comédies ne disparaissent pas entièremeut! Le temps les brise, un bel esprit ramasse ces débris et de ces vieilleries, il fait une nouveauté. C'est ainsi qu'un homme de beaucoup d'esprit, notre contemporain, M. de Vaulabelle, avec quelques vers d'une comédie oubliée de M. de Boissy, a composé une agréable petite comédie, oubliée à son tour: 'Ami de la maison. Vous vous rappelez, dans les Dehors trompeurs, de Boissy, ce M. de Forlis, un ami de dix ans, avec qui chacun se met à l'aise, surtout le maitre de la maison:

S'il s'écarte avec eux du cérémonial,

L'usage le permet, l'amitié l'en dispense.

Quand Forlis arrive chez son ami, son ami s'écrie qu'il a mal choisi l'heure :

C'est mon ami, je vais l'embrasser simplement.

Forlis est invité, par son ami, à un dîner sans façon, et il répond comme un homme sage qu'il est :

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