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Imaginaire, en un mot toutes ces excellentes et admirables leçons qu'il n'a jamais cessé de donner à la bourgeoisie, dont il était le précepteur assidu et bienveillant, et qu'il a défendue jusqu'à son dernier jour contre les courtisans et les hypocrites; contre les médecins et les coquettes titrées; contre les charlatans de toute espèce, quelle que fût leur origine ou leur crédit.

LE SICILIEN.- LE BARBIER DE SÉVILLE.

Le Sicilien fut l'ornement le plus durable des fêtes royales de 1667, à l'instant même où régnait mademoiselle de La Vallière sur le cœur du plus beau et du plus grand roi de l'Europe. Tout ce que l'imagination la plus fraîche a pu réunir de sentiments les plus délicats, Molière l'a jeté à profusion dans cette petite pièce. Un vieil Italien de la Sicile, amoureux et jaloux, retient cachée dans sa maison une belle fille, Isidore, jeune esclave grecque, car Molière a inventé avant Byron, les belles esclaves, qui se souviennent de leurs antiques prérogatives. Notre gentilhomme sicilien don Pèdre, bien renfermé dans sa maison comme Bartholo, dort d'un œil et veille de l'autre. Cependant, sous les fenêtres de la jeune Grecque se promènent le jeune Adraste et son esclave Ali, comme se promènent sous les fenêtres de Rosine le comte Almaviva et son ancien valet le barbier Figaro.

Mais quelle différence entre ces deux amours, grand Dieu! entre ces deux confidents! Le jeune Adraste est naïvement amoureux de la belle Isidore, il ne lui a parlé encore que des yeux; son valet Ali, qui est un très-naïf confident, conseille à son maître de chercher quelque moyen de se parler d'autre manière. Cet Ali est un homme simple et calme dans son dévouement; il ne prend pas feu tout de suite, comme le seigneur Figaro; il n'a pas recours tout d'un coup aux grands moyens, aux grandes phrases, aux hardis conseils; ce bon Ali comprend confusément qu'un des priviléges, un des grands bonheurs de l'amour, c'est de se suffire à soi-même, et qu'en ceci la complaisance des tiers est souvent odieuse quand elle n'est pas infâme. Dans la pièce de Beaumarchais, je commençais à m'attacher au comte Almaviva, enveloppé dans un manteau et passant la nuit à la belle étoile; mais aussitôt que je vois arriver ce boulet de canon qu'on appelle Figaro,

ce bel esprit qui ne doute de rien, aussitôt, l'intérêt que m'inspirait cet inconnu livré à lui-même, s'efface et disparaît devant le grand seigneur servi avec tant de zèle, de dévouement et de fracas. Parlez-moi du jeune Adraste, parlez-moi d'Ali son humble esclave! Voilà des gens qui agissent sans bruit, sans éclat, d'une façon timide, en gens qui doivent réussir.

Ici la sérénade commence; on aurait tort de dédaigner la vieille musique de Lulli qui réchauffait autrefois les vers de Quinault; cette musique est agréable et toute faite naïvement pour les paroles; elle suffit et au delà à réveiller le vieux tuteur et à le mettre sur ses gardes. Le vieux Sicilien, qui a entendu chanter à sa porte et qui se doute que cela ne se fait pas pour rien, sort de chez lui pour découvrir quels gens ce peuvent être; alors notre homme apprend une partie de cette intrigue; on en veut à sa maîtresse; on charge de malédictions ce traître de Sicilien, ce fâcheux, ce bourreau. A ces mots, le Sicilien donne un soufflet au valet d'Adraste, en disant : Qui va là ! A quoi Ali répond par un soufflet avec ce mot: Ami! Je donnerais, je crois, tout le Barbier de Séville pour cette réponse-là.

Le Sicilien, peu satisfait du mot d'ordre d'Ali, appelle à son aide toutes sortes de domestiques qu'il n'a jamais eus à son service Francisque, Dominique, Simon, Mathieu, Pierre, Thomas, etc. A cette kyrielle de noms, Ali a peur; Ali n'est pas comme mous Figaro, qui ne doute de rien, et il n'en est que plus plaisant. Quant au nombreux domestique imaginaire de notre Sicilien, il ne se montre pas, il est vrai, mais il est plus amusant cent fois que Lajeunesse et Léveillé, ce Léveillé maudit.

Voilà notre jaloux qui est sur ses gardes. C'est maintenant, s'il veut approcher de sa maîtresse, qu'il faut au jeune Adraste un peu d'esprit et beaucoup d'amour. Or Adraste est en fonds de bonnes ruses; pour aller à son but Adraste n'a pas besoin, comme le comte Almaviva, que son valet lui prépare toutes les voies. << Moi je reste ici où, par la puissance de mon art, je vais d'un « seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller l'amour, « égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue, renverser tous les « obstacles! » s'écrie mons Figaro. Ce Figaro est un tapageur qui fait plus de bruit que de besogne.

Pendant que le jeune Adraste se met en quête de sa ruse amou

reuse, notre Sicilien, qui est beaucoup moins niais, moins sot, moins brutal, moins ridicule que Bartholo, surveille son esclave d'une façon plus habile et moins compliquée que Bartholo ne surveille Rosine. Don Pèdre, il est vrai, ne compte pas les feuilles de papier qui sont sur la table d'Isidore; il ne s'inquiète pas si le doigt ou la plume de sa belle esclave sont tachés d'encre, et si elle envoie des cornets de bonbons à la petite Figaro. (Cette petite Figaro est-elle la fille d'un premier lit? Figaro était donc veuf quand il épousa Suzanne?) Don Pèdre le Sicilien est bien aise de ne pas quitter Isidore, et de l'avoir toujours à ses côtés. Et cette nuit dit-il, on est venu chanter sous mes fenêtres.

Si le jaloux don Pèdre est beaucoup mieux élevé que Bartholo, la belle fille grecque est cent fois plus modeste, plus retenue et plus gracieuse, que mademoiselle Rosine. Jamais peut-être Molière n'a représenté avec plus de goût les innocentes coquetteries d'une jeune et belle femme d'esprit. Isidore se défend non pas avec toutes sortes de mensonges et de colères, comme fait Rosine, mais elle se défend en disant naïvement ce qu'elle a sur le cœur.

Ainsi fait Isabelle dans l'École des Maris, ainsi fait Agnès dans l'École des Femmes. « A quoi bon dissimuler? dit Isidore. « Quelque mine qu'on fasse, on est toujours bien aise d'être aimée, << et les hommages à nos appas ne sont jamais pour nous déplaire. « Quoi qu'on puisse dire, la plus grande ambition des femmes <«< est, croyez-moi, d'inspirer de l'amour. » Comparez donc ce dialogue avec le dialogue de Bartholo et de Rosine. « Bartholo: « Je vous parie que Figaro était chargé de vous remettre une « lettre? Rosine Et de qui donc, s'il vous plait? Bar«<tholo: Oh! oh! de qui? de quelqu'un que les femmes ne nom«<ment jamais!... - Rosine: Êtes-vous point jaloux du barbier? « Bartholo: De lui tout comme un autre ! »

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Ce qu'il y a de plus étrange dans la pièce de Beaumarchais, c'est la façon dont Figaro, le valet du comte, ose parler de Rosine à Rosine elle-même : « Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraiche, agaçant l'appétit, pied furtif, etc. » - De bonne foi, est-ce donc ainsi qu'un messager d'amour oserait parler à une honnête fille que son maître veut épouser? Et cette Rosine qui se laisse traiter ainsi et qui s'écrie: - Ah! que c'est charmant! peut-elle donc se comparer à la

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jeune fille, si naïve et si chaste que nous montre Molière?

Et pourtant Rosine est une fille noble, Isidore est une esclave; Rosine est volée par son tuteur, Isidore est l'obligée de don Pedre; Rosine pourrait être beaucoup plus intéressante qu'Isidore, et qu'il a fallu être un grand rustre et un mal-appris pour avoir fait une pareille coureuse de Rosine!

Il faut dire aussi que dans la maison de Bartholo, malgré tout le grand bruit qui s'y fait, malgré tout le mouvement qu'on s'y donne, rien n'avance. Le jeune Adraste en fait plus, en un tour de main, que Figaro avec ses sternutatoires, ses coups de lancette et ses cataplasmes sur l'œil de la mule aveugle. Adraste est moins niais que le comte Almaviva; il dresse lui-même son plan de bataille; il n'a besoin du secours de personne; il est son propre conseiller à lui-même, et avant d'arriver à son but il ne sera pas éconduit trois ou quatre fois comme un sot. Le peintre Damon qui est son ami, et qui devait faire le portrait de cette adorable personne, l'envoie à sa place chez le Sicilien; comme il manie le pinceau, contre la coutume de France qui ne veut pas qu'un gentilhomme sache rien faire, il aura au moins la liberté de voir cette belle à son aise. Il entre donc chez son jaloux.

Or cette entrée d'Adraste, chez sa jeune maîtresse, est cent fois préférable à l'entrée du comte Almaviva chez Rosine. Cet homme qui parait avoir du vin, comme dit Bartholo, emploie un triste moyen pour être le bien-venu auprès d'une fille bien élevée. Encore si ces jurons de sacripant, ces plaisanteries de caserne, ces quolibets de café, menaient cet homme à quelque chose! Mais non, le docteur a réponse à tout, et il le congédie comme on ne mettrait pas à la porte un trompette. Ce n'était donc pas la peine de se donner tant de mal pour remettre à Rosine une lettre que le barbier Figaro lui aurait tout aussi bien remise.

Cependant Rosine, au désespoir de voir son amant repoussé avec perte, menace de s'enfuir de cette maison et de demander retraite au premier venu.

Et dans la scène principale, qui est toute la comédie, quand enfin les deux amants de Molière sont en présence, comme cette fois éclatent librement l'esprit et l'amour! Adraste ne peut se lasser de contempler celle qu'il aime. Il a un si bon prétexte pour s'approcher, pour étudier son beau visage. « Oui, levez-vous un

« peu, s'il vous plaît; un peu plus de ce côté-là; le corps tourné «< ainsi; la tête un peu levée, afin que la beauté du cou paraisse; ceci un peu plus découvert (il découvre un peu plus la gorge), «< bon, là, un peu davantage, encore tant soit peu; un peu plus « de ce côté, je vous prie, vos yeux tournés vers moi, vos regards << attachés aux miens! » Comme tout cela est charmant! comme tout cela aurait besoin d'être joué avec beaucoup de goût, de retenue, de modestie, et de politesse. Savez-vous aussi une plus adorable réponse que la réponse au jaloux Sicilien poussé à bout par toutes ces galanteries? Isidore le calme quelque peu en lui disant avec un doux sourire : Tout cela sent la nation, et toujours messieurs les Français ont un fonds de galanterie qui se répand partout.

Au contraire, quand le comte Almaviva donne à Rosine sa leçon de musique, il est dans une si fausse position qu'à peine peut-il adresser un mot à cette belle fille qu'il aime. Et pendant que chante Rosine, que fait Bartholo? Bartholo fait sa barbe, c'està-dire qu'il traite Rosine comme on ne traite guère que la dernière des servantes. Et pendant que Bartholo livre son menton au rasoir, pendant que le barbier couvre d'écume et de quolibets cette tête grotesque, les deux amants, espionnés de si près, peuvent à peine échanger un tendre regard. Que diable! c'est faire jouer pendant toute cette pièce, un bien triste rôle à l'amoureux comte Almaviva.

Adraste, lui, est bien plus heureux; il a toujours coutume de parler quand il peint, car il est besoin dans ces choses d'un peu de conversation « pour réveiller l'esprit et tenir les visages « dans la gaîté nécessaire aux personnes que l'on veut peindre!» Précepte excellent dont nos peintres de portraits se devraient souvenir un peu plus.

Notez que dans la contrefaçon de Beaumarchais je n'ai pas relevé cet odieux personnage de Basile, qui n'a rien à faire dans cette intrigue d'amour, non plus que les prétentions littéraires, philosophiques et politiques de M. Figaro, qui jettent quelque chose de si triste sur cette histoire des jeunes passions; je laisse de côté, la comparaison le tuerait, ce style heurté, haché, saccadé, railleur, fatigant, guoguenard, auquel on ne peut rien comparer dans aucune décadence.

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