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Ce qui n'empêche pas Molière, quand il veut, de faire lui aussi sa petite scène politique par exemple, la dernière scène du Sicilien, quand don Pèdre va se plaindre chez ce jeune sénateur tout occupé de danses, de concerts, de plaisirs de toutes sortes; aimable censure dirigée, sans fiel, contre les jeunes successeurs éventés et élégants d'Omer Talon et de Mathieu Molé.

Tel est ce petit chef-d'œuvre de Molière que Beaumarchais gaspilla, sans qu'une voix s'élevât pour prendre la défense de l'œuvre originale. On ne saurait croire la finesse, la grâce, et toute la délicatesse de ce dialogue. C'était d'ailleurs la première comédie en un acte qui fût ainsi dégagée des grossières et plaisantes bouffonneries dont se composaient alors ces petites pièces sans façon. Du Sicilien datent tous ces ingénieux petits actes auxquels personne n'avait pensé, avant Molière. Relisez avec soin cette prose si remplie de toutes sortes d'élégances, de finesse et de tours nouveaux, et vous reconnaîtrez à coup sûr la source et la cause première de la comédie de Marivaux.

ô le plagiaire!

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D'où je conclus: Molière, a pris l'intrigue, l'idée première et les personnages principaux du Sicilien, dans le Barbier de Séville de Beaumarchais!

Chose singulière: le Sicilien a été créé (en argot de coulisses) par Molière, le roi Louis XIV, mademoiselle de La Vallière, madame Henriette d'Angleterre, et par deux Noblet, Noblet aîné, le chanteur, Noblet cadet, le danseur. Vous savez, et les races futures le sauront, si les principaux acteurs de cette petite comédie ont eu à subir des fortunes bien diverses. Henriette d'Angleterre a passé, de cette comédie amoureuse, dans une oraison funèbre de Bossuet où elle jouait un rôle touchant et terrible; mademoiselle de La Vallière est devenue en peu de jours de ces tendresses folles: sœur Louise de la Miséricorde.

Enfin, deux ou trois fois depuis ce temps, la dynastie de Louis XIV a été effacée du livre d'or de la France; Molière cependant, debout au milieu de tant de ruines, après que tous les bronzes et tous les marbres à l'effigie impérissable, à l'honneur éternel des rois de France ont été fondus et brisés, obtient, au beau milieu de Paris, les honneurs d'une statue de marbre et de bronze; quant à la dynastie des Noblet, elle existe; il n'y a pas déjà si longtemps que l'on disait : Les trois Noblet!

LE MISANTROPE. LES DÉBUTANTS. M. DEVERIA.

LA VILLE ET LA COUR.

-ALCESTE. MOLIÈRE. -CHAPELLE.

Le Misantrope est le grand cheval de bataille des débutants et des débutantes que le Conservatoire envoie, à certaines heures néfastes, sur les planches du Théâtre Français. A peine, sur quatre ou cinq cents qui se hasardent à cette lutte désespérée contre ces grands rôles d'Alceste et de Célimène, il en reste un à peu près possible. De celui-là la critique peut parler sans honte; de ceux dont elle ne parle pas, soyez sûr que vous n'aurez rien à regretter. Ils étaient mal venus; elles étaient peu intelligentes; ils étaient cruellement embarrassés dans leurs habits brodés; elles se retournaient, de temps à autre, pour voir la queue de leur robe, et cette queue les épouvantait, comme eût pu faire un serpent boa. Ils étaient si tristes, si malheureux! Elles étaient si tremblantes, si enrouées! Que voulez-vous que fasse la critique avec de pauvres ètres, morts à l'avance? Il n'y avait donc qu'à fermer les yeux, à se boucher les oreilles, à les voir entrer d'un côté, à les voir sortir de l'autre et Bonsoir. Voilà justement ce que j'ai fait toute ma vie, oubliant les pauvres gens qui ne méritaient que des critiques et les laissant mourir de leur belle mort. J'ai en horreur les méchancetés inutiles; à aucun prix je ne voudrais dire à un homme : :- Vous êtes un mauvais comédien, vous êtes un mauvais poële, si à toute force il n'y a pas, à côté de cette cruauté salutaire, quelque moyen de sauver ce malheureux de sa propre sottise. A aucun prix je ne voudrais dire à une femme: - Vous êtes laide, vous êtes mal faite, votre voix est aussi rauque que votre main est rouge, si, au bout du compte, il n'y a pas quelque parti possible à tirer de cette femme, comme, par exemple, de faire d'une reine triviale, une confidente passable; de changer une ingénue en mèrenoble, et de prouver victorieusement à Madame la confidente qu'elle serait une très-bonne ouvreuse de loges et toujours ainsi jusqu'à la fin.

Il faut que la critique ait quelque peu les vertus contraires de la lance d'Achille, qui blessait et qui guérissait en même temps;

quand la critique n'a rien à guérir, il faut qu'elle se taise et qu'elle laisse passer les avalanches des comédiens médiocres et des comédiennes impuissantes. D'ailleurs, le Théâtre-Français n'est pas ouvert pour qu'on s'y amuse tous les jours. Il faut bien que les petits et les faibles aient le droit, de temps à autre, d'y venir essayer leurs premiers roucoulements dramatiques. Les Iphigénies à la lisière, les Achilles en sabots, les Frontins de province, les Célimènes de Vienne en Dauphiné et de Saint-Pétersbourg, tous les grands génies en herbe du Conservatoire, ont un mois, chaque année, pour arpenter ces nobles planches.

Allons, ouvrons la porte aux enfants; entourons de miel les bords de la coupe, mouchetons le poignard, modérons la clarté du lustre, que tout ceci se passe en famille, que le père, les frères, les sœurs, les amis, les coreligionnaires soient seuls admis dans ce temple auguste; que la mère d'actrice, ce type éternel de l'enthousiasme à volonté, fasse entendre tout à l'aise ses sanglots et son gros rire; et toi, critique, ma mie, tu n'as rien à voir dans ces scènes d'intérieur, va te promener.

La critique abandonne et elle fait bien toutes ces bonnes petites gens tragiques ou comiques à leur propre génie. A Dieu ne plaise que je chagrine ces gloires naissantes, que je prenne à partie ces Agamemnons et ces Frontins de hasard! Il faut encore un certain mérite pour qu'un homme d'une certaine valeur vous fasse l'honneur de vous examiner, de la couronne d'or aux talons rouges, de l'éventail au brodequin. N'obtient pas qui veut les sarcasmes, c'est-à-dire l'attention de la presse; pour ma part, je ne sais pas de châtiment plus grand qu'un silence obstiné, ce qui ne veut pas dire que même les artistes dont s'occupe la critique, aient toujours un grand avenir devant eux, témoin un jeune homme qui a très-bien joué le rôle d'Alceste à côté de mademoiselle Mars, et qui a disparu, on ne sait où, après avoir été fort applaudi.

Ce débutant portait un nom cher aux beaux-arts, il s'appelait Devéria, et il était un peu le cousin de celui qui a fait la Naissance de Henri IV, et d'Achille Devéria, le père infatigable de cette charmante et élégante famille de jeunes gens et de jeunes femmes

4. Pourquoi Vienne (en Dauphiné) venait-elle ainsi sous ma plume? Elle allait, avant peu nous envoyer, tout brillant d'antiquité, de poésie et de bon sens lejeune auteur de Lucrèce, d'Ulysse et de Charlotte Corday!

qui jouent, dans ses compositions faciles, le drame éternel et toujours changeant de la jeunesse et de l'amour. Notre débutant était un jeune homme à tête ronde; il était fort intelligent et ne disait pas mal les vers de Molière! Mais, grand Dieu! s'écriait le feuilleton, quel bourgeois est-ce là pour représenter Alceste!

Alceste, le nouveau débarqué de Versailles, ce beau gentilhomme qui est élégant malgré lui, cet homme honnête et sérieux, qui a pour ennemis tous les mauvais poëtes, pour rivaux tous les fats de la cour; Alceste représenté par un jeune fourrier de la garde nationale de Marseille ! Cela est étrange! Et notez bien que, non content d'être un bon jeune homme sans façon, parlant comme tout le monde, entrant dans un salon comme vous et moi nous y pourrions entrer, vêtu à la diable, empêtré dans ses dentelles d'emprunt, gêné dans son habit de louage qui craquait de toutes parts, haut perché et portant une perruque aussi mal peignée que des cheveux naturels, notre débutant, pour mieux entrer dans l'esprit de son rôle, se croyait encore obligé de forcer sa nature bourgeoise, de vulgariser son geste, de se faire bonhomme et brusque plus encore qu'il ne l'est d'ordinaire! Aussi je ne crois pas que jamais nous ayons pu voir un plus singulier Alceste. M. Devéria avait tout à fait l'air de ces enrichis de la Chaussée-d'Antin qui, une fois gros propriétaires, se font nommer membres du conseil général ou de la Chambre des députés. Soudain, vous voyez notre homme enflé de sa gloire, faisant le gros dos, suant sang et eau pour nous donner le sentiment de son importance. Restons, chacun dans notre naturel, ne forçons point notre talent. Nous ne sommes que des bourgeois, restons des bourgeois, et surtout ne donnons pas la patte, mal à propos.

« Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre, » disait la Cuisinière bourgeoise; « pour faire un gentilhomme de la Chambre, prenez un gentilhomme!» ajoutait le roi Louis XVIII; à plus forte raison, pour représenter Alceste, ne prenez pas un bonhomme, sans façon, commun, vulgaire et trivial; un homme en un mot aux antipodes du rôle d'Alceste, un pareil homme ne sait pas, et comment voulez-vous qu'il le sache dans ce pêle-mêle de toutes choses? qu'il y avait, autrefois, deux sociétés bien différentes, Paris et Versailles, la ville et la cour; ces deux sociétés étaient bien plus séparées l'une de l'autre, que si elles l'eussent été par des mon

tagnes et par des villes, elles étaient séparées par les usages et par les mœurs. Ce n'était, des deux parts, ni la même langue, ni les mêmes façons d'agir, ni la même manière de saluer; ce n'était pas le même geste, le même regard, la même façon de se haïr ou de s'aimer. C'était, en un mot, tout à fait autre chose que ce que nous sommes, nous autres bourgeois renforcés, bourgeois constitutionnels. Cette société à part dont Molière a fait surtout le portrait dans le Misantrope, est morte pour ne plus revenir; elle a été égorgée sur l'échafaud, elle s'est perdue dans l'exil; ses derniers représentants ont disparu presque tous, et les faibles débris qu'elle a laissés se sont perdus, engloutis dans la démocratie envahissante. Et voilà, ce qu'un honnête comédien, qui ne songe qu'à se bourrer de prose et de vers, ne peut pas deviner.

Et quand bien même vous lui apprendriez toutes ces choses, à quoi bon? Il me semble que je l'entends déjà qui s'écrie: — « Mais puisque toute cette vieille société française est à jamais perdue, et puisque, de votre propre aveu, pas un témoin ne reste du Versailles de Louis XIV, où voulez-vous que je cherche mes modèles? Quels grands seigneurs poseront devant moi? Qui pourra me donner des leçons d'élégance, de politesse, et m'apprendre à jouer convenablement le Misantrope? » Or ce comédien-là serait dans son droit.

Toujours est-il, cependant, que même en l'absence de tous les modèles du bon goût et de la bonne grâce du dernier siècle, dont M. le prince de Talleyrand était à peu près le dernier représentant parmi nous, il est impossible que le rôle d'Alceste soit ainsi abandonné au premier venu qui se sentira le courage de déclamer ces beaux vers. Une pareille profanation est tout à fait insupportable. Savez-vous bien qu'Alceste c'est Molière en personne? C'est lui, c'est sa bonté, c'est son esprit, c'est son austérité tant soit peu janséniste, c'est le ton parfait qu'il avait pris, de très-bonne heure, dans l'intimité du prince de Conti et dans les petits appartements du roi; c'est son amour passionné pour cette indigne femme, si jolie et si éclatante, qui l'a rendu le plus malheureux des hommes; c'est cette jalousie cachée dont il rougissait en lui-même comme il eût rougi d'une mauvaise action. Dans cette grande comédie du Misantrope, Molière est tout entier. On disait, de son temps, qu'Alceste c'était M. de Montausier,

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