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dégoûtante sans dégoût. Voilà selon mon humble critique, tou le grand secret de ce chef-d'œuvre.

Mademoiselle Mars avait merveilleusement compris et rendait à merveille les moindres nuances de ce beau rôle. On voyait cependant qu'elle était plus difficilement Elmire que Célimène, et vraiment, en dépit de sa coquetterie et de sa grâce, il y avait encore chez la femme de M. Orgon trop d'éléments bourgeois pour mademoiselle Mars! Son grand esprit était certes plus à l'aise dans le rôle de Célimène, aussi parlez-moi de mademoiselle Mars dans le Misantrope! C'est là qu'elle est à l'aise, c'est là vraiment qu'elle vit et qu'elle règne. Cette fois, dans le Misantrope, vous la voyez, non-seulement dégagée des entraves de la vie bourgeoise, mais encore dégagée même des plus simples exigences de cette société si réglée et si correcte du grand siècle. Célimène, en effet, par sa position qu'on n'explique pas, par ces mœurs au moins fort dégagées, par cet affranchissement complet de tout frein et de toute règle, n'appartient pas plus à la cour qu'elle n'appartient à la ville; elle est placée à moitié chemin de Paris et de Versailles. Toute la cour se rend chez elle, il est vrai, mais je doute fort qu'elle ait un tabouret chez madame la duchesse de Bourgogne. Alceste l'honnête homme, perdu au milieu de ces jeunes fats, aux pieds de cette coquette, se sera trompé de porte. Il allait saluer madame Scarron, il est tombé chez mademoiselle de Lenclos.

Ainsi, une fois à l'aise avec la moquerie ingénieuse, avec l'abandon plein de décence du grand siècle, dans le rôle de Célimène, mademoiselle Mars a compris le rôle et elle l'a joué, comme il est impossible de le mieux jouer et de le mieux comprendre. Autant elle jouait le rôle d'Elmire dans Tartufe, avec travail, avec tremblement, avec une contrainte admirablement dissimulée, autant elle jouait avec abandon, avec sécurité, avec amour, la Célimène du Misantrope.

De Célimène à Sylvia, - de ce salon disposé par Molière avec tant de sévérité et d'agrément, au boudoir arrangé par Marivaux avec tant de coquetterie, de recherche et de complaisance; du XVIIe siècle qui se montre chez Célimène au XVIe siècle qui roucoule chez Sylvia; de celui qui s'appelle Molière et qui est le plus grand génie du monde, à celui qui s'appelle Marivaux,

et dont le seul défaut, défaut sans remède, fut d'avoir tout simplement plus d'esprit que Voltaire, c'est-à-dire d'avoir trop d'esprit, la transition n'est pas si facile qu'on le pense. Mademoiselle Mars l'avait très-bien compris, ce périlleux passage du génie à l'esprit, des mœurs sévères aux mœurs relâchées. C'est même un des plus grands tours de force de l'inimitable comédienne, non pas d'être descendue, mais de s'être élevée, comme elle l'a fait, de Molière à Marivaux.

L'homme qui a laissé après lui tant des choses qui ne peuvent pas mourir Marianne, l'un des plus aimables romans de notre langue, et des comédies telles que les Fausses Confidences et les Jeux de l'Amour et du Hasard, est à coup sûr un romancier et un auteur dramatique, digne de tout notre intérêt et de toute notre étude. Si vous lisez les critiques du temps et surtout les correspondances qui étaient tout le journal de son époque, vous trouvez avec étonnement que Marivaux a été estimé par ses contemporains bien au-dessous de sa juste valeur. Comme il était un maître en fait de style, c'est-à-dire comme il avait trouvé un style à lui, vif, ingénieux, subtil, un langage qui n'était imité de personne, naturellement il avait contre lui les prétendants aux rares honneurs d'un style original. Déjà de son temps, on ne disait pas de Marivaux qu'il avait trop d'esprit, mais bien qu'il courait après l'esprit. Reproche commode; il a tout d'abord l'avantage de dispenser d'esprit ceux qui accusent les autres d'en trop avoir. Courez donc après l'esprit! répondait Marivaux à ses critiques, je parie pour l'esprit!

Si vous admettez que tout écrivain en ce monde, pourvu qu'il parle sa langue et qu'il obéisse à ce code inviolable, la grammaire, a le droit de créer son propre style, de faire la langue qu'il écrit ou qu'il parle, où trouverez-vous un style plus ingénieux, une forme plus nouvelle? un esprit doué d'une vue plus fine et plus déliée ? C'est un esprit qui pétille, il est vrai, et qui jette partout en son chemin, mille étincelles, mais sans efforts, mais sans recherche. Cet homme ingénieux, alerte, charmant a adopté, tout d'un coup, et sans perdre son temps en vaines recherches, le goût de son siècle; après quoi il a marché, droit son chemin, sans s'inquiéter de la vie qu'il allait donner aux œuvres de son esprit. Cet homme a été sauvé, par la seule chose qui sauve les

écrivains, par l'originalité du style. Il a été lui, non pas un autre. Il n'a imité personne. Il n'a imité ni l'ingénieux, ni le fini, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne; il comprenait que chaque époque a sa finesse, son génie et sa noblesse qui lui sont propres.

Et comme si c'eût été trop peu de lui avoir reproché de courir après l'esprit, on lui reprochait encore de n'être pas naturel; à quoi il répondait, avec beaucoup de finesse et de raison: «< croyez-en la peine que je me donne : écrire naturellement, ce n'est pas ressembler lâchement aux gens qui ont écrit avant vous, obéir à des formules toutes faites, et marcher, les yeux fermés, dans des sentiers tout tracés; celui-là seulement écrit à la façon des maitres, qui s'empare victorieusement de cette langue rebelle, et qui la fait sienne, à force de câlineries et de violences, car cette langue française est une rebelle qu'il faut dompter; elle n'obéit qu'à ceux qui la violentent, et ces violents sont justement les écrivains qui se ressemblent fidèlement à eux-mêmes. » C'est donc avoir beaucoup fait, pour la gloire des lettres, de ne point se départir, ni du tour ni du caractère d'idées, pour lesquelles la nature nous a donné vocation. Penser naturellement c'est rester dans la singularité d'esprit qui nous est échue. Or, qui, plus que Marivaux, est resté dans la singularité de son esprit ?

Singularité curieuse, agréable et charmante. Elle tient l'esprit en éveil, elle l'occupe, elle lui plaît, elle parle une langue à la fois claire et savante, et dont la recherche est de bon goût. Que de poëtes, que d'écrivains en prose fleurie, ont peine à franchir les murailles de Paris, semblables en ceci à quelque patois de village; au village il a sa grâce et son parfum, vingt pas plus loin ce patois des campagnes devient une ironie. Au contraire, le Marivaux franchit, d'un pas leste et sûr, toutes les distances qui séparent un salon de Paris d'un salon de Saint-Pétersbourg; semblable au vin de Bordeaux, il conserve son parfum, son esprit, son bouquet en quelque endroit qu'on le mêne, pourvu que ce soit dans quelque lieu rempli d'urbanité et d'élégance. Même, il faut dire qu'à l'Étranger, où la langue écrite est en plus grand honneur que la langue parlée, on a conservé — c'est vrai mieux que chez nous le ton, l'accent, l'ornement, la richesse, l'élégance et la politesse du beau langage d'autrefois.

Hélas! ces mœurs d'une race évanouie et d'une grâce exquise; ces passions à fleur de peau, cette façon de tout prouver, et surtout l'impossible, ces petits sentiments qu'un souffle emporte, ce dialogue à demi-voix, cet intérêt, si facilement éconduit quand on vient à s'en fatiguer par hasard; cette piquante causerie de gens aimables qui n'ont rien à se dire; toutes ces exceptions brillantes d'un monde qui ne peut plus revenir, sont déjà loin de nous, à ce point que nous ne pouvons plus dire si c'est là une comédie qui appartienne à nous seuls.

La comédie de Marivaux appartient en propre à tous les esprits ingénieux, à toutes les femmes élégantes de l'Europe. Les uns et les autres ils en sont restés là de notre littérature passée. Les princes ont dit aux sujets, en leur montrant la comédie de Marivaux : - Vous n'irez pas plus loin! Et en ceci les sujets ont trèsvolontiers obéi à leurs maitres. Voilà pourquoi vous rencontrerez du vin de Bordeaux sous toutes les latitudes, et voilà pourquoi vous trouverez que la comédie de Marivaux est jouée, et passablement jouée, partout, en Europe. Plus d'une fois nous avons vu revenir de la Russie où elles avaient tout à fait oublié l'accent, le génie et le goût de la comédie de Molière, des actrices intelligentes qui se retrouvaient, très à l'aise, avec l'esprit de Marivaux; elles le comprenaient à merveille; elles le disaient avec beaucoup de grâce, et si parfois ces belles dames de la poésie exotique avaient rapporté de leur voyage un certain petit air étranger, petit air étranger les servait, loin de leur nuire, et leur donnait je ne sais quelle piquante nouveauté. Figurez-vous une duchesse de Marivaux qui revient de l'émigration; nous la trouvons tant soit peu étrange, et nous avons tort; c'est elle, au contraire, qui a le droit de trouver que nous avons beaucoup changé.

ce

Voilà comment, et voilà pourquoi, lorsque tant d'œuvres qui, dans la forme et dans le fonds, semblaient plus vivantes et plus françaises, ont disparu de nos théâtres, lorsque le Méchant du poëte Gresset n'est plus qu'un chef-d'œuvre à mettre en nos musées littéraires, lorsque la Métromanie, une merveille, à peine reparaît tous les vingt ans, la comédie de Marivaux a conservé son charme, en dépit de tant d'exils, de révolutions, de changements, après l'Empire et son bruit belliqueux, après la Révolution et son bruit d'échafauds. Quand toute cette société que charmait

Marivaux de sa politesse, est emportée et morte au fond de l'abîme, sa comédie est vivante encore et porte légèrement cette couronne de roses à peine ternie. Elle ressemble à ces bonnes vieilles toutes ridées, mais non pas décrépites; elles ont des cheveux blancs, dont elles se parent fièrement, quand toutes les autres femmes se livrent à la teinture au reflet métallique; elles ont perdu quelques-unes de leurs dents, mais leur bouche est encore fraîche et suffisamment garnie; leur regard est vif encore; agile est leur main blanche et veinée, où se verrait encore la trace ardente des baisers d'autrefois; la taille n'est plus droite, elles sont si bien assises dans leur fauteuil !

D'ailleurs, comme cette aimable vieille est bien vêtue, élégante et tirée à quatre épingles! Que de riches dentelles à son bonnet, que de broderies à sa jupe, et que sa robe feuille-morte a bon air! Quoi, dites-vous, une jupe brodée ?-« Eh! pourquoi pas ? On peut rencontrer un insolent, disait cette marquise. » O parfum! ô tendresses! ô folie heureuse! ô souvenirs! ô pastels que le soleil efface, ô linceuls doublés de satin rose! Ne sentez-vous pas cette douce odeur d'ambre et de tubéreuses séchées? N'entendez-vous pas cette voix douce et sonore à la fois? La comédie de Marivaux n'est plus dans sa fraîcheur première, mais de loin elle est encore si jolie! Elle n'a plus d'amour dans le cœur, mais on com. prend si bien que l'amour a passé par là ! Donc aimez-la, pour ses beaux jours remplis de bienveillance et de sourires; aimez-la pour sa vieillesse élégante et sage, pour son parler, pour son esprit, pour son langage; aimez-la, parce qu'elle a beaucoup aimé!

Et voilà justement pourquoi nous sommes restés fidèles à Marivaux, à sa comédie, à sa verve un peu lente, à sa raillerie animée, intelligente, entre deux sourires. Nous l'aimons aussi, parce que ces beaux rôles de l'ancienne comédie ont été ressuscités par mademoiselle Mars, et parce que, même absente, on la retrouve en ces mièvreries. C'est une expérience à coup sûr, celle-ci. Si vous voulez revoir mademoiselle Mars, vous qui l'avez vue, allez voir jouer, par une autre comédienne, les Fausses confidences, ou bien le Jeu de l'Amour et du Hasard. Aussitôt l'ombre évoquée arrive à vos regards charmés; soudain vous retrouvez la magicienne aussi bien dans l'inexpérience de cette petite fille qui débute, que dans la grande habitude du chef

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