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FRANCO.

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...Je suis Franco, et mes larmes doivent couler intarissables pour pleurer tes péchés avec plus d'amertume et de douleur.

LUCRECIA. Que tes larmes tombent sur moi pour laver mes fautes! J'embrasse tes genoux, ô le plus saint des hommes; j'implore de ta compassion l'acquittement d'une dette sacrée et, puisque, tu me guidas vers le mal, conduis-moi où je trouverai sa guérison. Vois, le souffle va me manquer et, de la terrible blessure ouverte par le couteau de la douleur, il a jailli des larmes de sang. Bienfaisante, bienheureuse douleur! Que ferai-je? Marie, que ta lumière m'éclaire.

FRANCO.

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lement, je vous dois de m'avoir montré la route, mais aussi de m'avoir secouru dans ces transes mortelles. Lève-toi, femme, car si tu es tombée, tu te relèves. Suis-moi. Afin de défier la calomnie, mon vieux père t'accompagnera jusqu'au sommet le plus voisin de cette vallée où s'élève un Saint Couvent, qui est celui de la Vierge du Carmel. Tous deux nous y demanderons, toi une fontaine où te purifier et moi le Saint Scapulaire. S'il m'a dirigé, il me sauvera.

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Je m'appuie sur ta vertu. Après avoir ruiné les soutiens de ta vie, Dieu veuille que je les restaure. Heureuse fortune!

LUCRECIA.

FRANCO.

LUCRECIA.

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FRANCO. 1

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Je remercie Dieu...

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De quoi le remercies-tu?
De sa pitié. Elle a permis que

les flammes voraces qui jaillirent pour te brûler te servent désormais de fanal.

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LECTURE

Cours de M. L. BRÉMONT

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» Nous ne craignons pas de dire qu'elle est une des principales causes de la douceur de notre langue et une de ses plus délicieuses harmonies. Elle modifie toujours avec bonheur les voyelles qu'elle accompagne; elle adoucit la prononciation de certaines consonnes, et donne parfois d'agréables désinences à des sons qui, sans elle, seraient secs durs. C'est donc bien à tort que cette vocale a été souvent l'objet de reproches outrés, qu'on lui eût épargnés si l'on avait mieux compris la mélodie de la langue et le système de notre versification, dont elle forme, presque à elle seule, tout le rythme et la cadence. >>

et

Et, pour soutenir cette opinion, Littré s'appuie sur les remarques qu'avaient faites avant lui, dès le seizième siècle, Etienne Pasquier, au dix-septième siècle l'abbé de Dangeau, et, plus tard, Castil-Blaze, Rivarol, Voltaire, etc. Rivarol disait :

« L'e muet, semblable à la dernière vibration des corps sonores, donne à la langue française une harmonie légère qui n'appartient qu'à elle. »

Voltaire écrivait plus tard, et avec non moins de raison, à un Italien :

<< Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche; mais c'est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne. diadème, flamme, tendresse, victoire : toutes ces désinences heureuses laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne encore quand les doigts ne frappent plus les touches. >>

En faisant cette citation, dans l'Art de dire les Vers, je faisais remarquer combien les mots choisis par Voltaire étaient typiques; en dehors de tendresse », pas un qui ne nous semble tout à fait suranné; un romantique aurait écrit tendresse, maîtresse, caresse, bannière, fournaise, bataille, montagne, hirondelle, etc. Plus

près de nous, on eût dit: grève, prélude, simulacre, ancolie, pervenche, violette, calice, temple, renaissance, etc. La démonstration resterait la même.

Vous avez pu noter que les auteurs dont je viens d'écrire les noms ne signalent ce charme de l'e muet qu'à la fin des mots, et nous voyons, d'autre part, que c'est tou jours quand il occupe cette place, à la fin d'un vers, que les traités de diction nous recommandent de le respecter :

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

Voilà les deux vers qui reviennent cesse lorsqu'il s'agit de célébrer l'e muet.

sans

Les mérites de cette voyelle se bornentils donc à ce charme que lui donne un prolongement, trop souvent exagéré, à la fin d'un vers féminin?

Ne le croyez pas. Son rôle est beaucoup plus souple, beaucoup plus varié, beaucoup plus

vaste.

Je revendique l'honneur, mesdemoiselles, d'avoir le premier, il y a longtemps déjà, essayé de montrer toutes les ressources de cette simple voyelle dans le corps même du mot et dans la construction intérieure des phrases. Je vous l'ai dit déjà, à propos de Lamartine, il faut arrêter, dès le premier vers, celui qui commencera ainsi le Crucifix;

Toi que j'ai r'cueilli...

Il n'a pas le sens de l'harmonie lamartinienne, il ne nous en rendra pas la mélancolique tendresse.

Toi que j'ai recueilli sur sa bouche expirante.

Voilà le vers rétabli dans sa musique inté grale!

Vous savez, mesdemoiselles, qu'Hippolyte, le héros de Phèdre, doit être beau; c'est le bel Hippolyte.

Mais que penseriez-vous de l'acteur le plus beau du monde qui dirait :

L' jour n'est pas plus pur que l' fond d' mon cœur.

Pour moi, il me semble que je le préférerais un peu contrefait, un peu bossu, très peu, mais plus sensible à la poésie de Racine et comprenant que ce sont les trois e muets prononcés dans leur plénitude qui donnent à ce vers sa grâce monosyllabique :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Je n'ai pas le temps de vous donner les exemples qui se pressent en ma mémoire pour affirmer l'importance de l'e muet.

Je me contenterai de vous faire remarquer quelle précieuse harmonie il apporte au vers français en y créant ces longues et ces brèves dont les étrangers croient notre langue complètement dépourvue.

Lorsque l'e muet est très atténué, le vers reprend sa plénitude en empruntant à la syllabe qui précède cet e muet une mesure de compensation par un allongement, un prolongement de sonorité extrêmement musical. Si, dans ce vers de Griselidis:

Nous marchons sans flambeau vers l'éternelle nuit. vous dites Vers l'éternell' nuit, au lieu de vers l'éternellè nuit, c'est que vous n'avez pas le sentiment du rythme.

Vous direz également mal ces vers de Lucie: Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques Sortaient autour de nous du calice des fleurs. Les marronniers du parc et les chênes antiques Se berçaient mollement, etc., etc...

Les e muets de tièdes, de calice, de chênes, doivent être atténués; ils ne doivent pas être supprimés; en allongeant les syllabes précédentes, ils donnent au vers une musique qui est l'un des plus grands charmes de la prosodie française.

J'ai cité, dans l'Art de dire les Vers, un exemple où cette voyelle fait l'office d'un point d'appui, d'une sorte de tremplin.

Voyez la différence qu'il y a entre Républiqu' debout et République debout, où l'e muet semble préparer toute l'énergie de l'articulation de la lettre d.

trouve ce vers

Dans une poésie de François Coppée, intitulée Moisson d'Epées, se qui me semble beau et vigoureux : Et le soleil brillait sur leurs gardes de fer.

Oui, il est beau et vigoureux, ce vers, à la condition que vous donnerez dans le dernier hémistiche la pleine prononciation des e muets et que vous en tirerez une augmentation d'énergie.

Sur leurs gard' de fer

est désagréable et mou.

... Sur leurs gardes de fer

est vaillant et vigoureux; cette répétition de deux syllabes pareilles de de, serait affreuse dans tout autre cas; ici, elle donne au vers une allure étonnante.

Voilà, mesdemoiselles, des observations que la lecture par les yeux seuls ne fera jamais, et cela vous montre, une fois de plus, que les vers sont faits pour être entendus, et non pas seulement pour être vus. Jusqu'ici, je ne vous ai parlé que d'harmonie, de musique, de prosodie; n'en concluez pas que le rôle de l'e muet se borne aux choses de la poésie; dans la conversation courante, il peut prendre, suivant les circonstances, des aspects très différents.

Une femme très soucieuse d'élégance, très coquette dans ses ajustements, dira:

Que voulez-vous, j' suis femme, et, même quand j'suis chez moi, je n' renonce pas à un peu de coquetterie

Mais supposez que cette même femme veuille se débarrasser d'un monsieur impertinent; elle dira:

Je suis femme, et je suis chez moi, je vous prie de me parler sur un autre ton!

Ici, avec ce texte, comme je l'ai noté à pro pos d'une scène de la Dame aux Camélias, cette femme, habituée à escamoter les e muets, les prononcera tous très nettement pour don ner plus d'autorité à sa phrase et parce qu'elle trouvera dans les «je» répétés une manière d'affirmer sa personnalité.

Vous avez encore remarqué, très certaine ment, que l'insistance sur les e muets servait souvent à insister sur l'idée :

cette

Je vous dis que je ne le veux pas. Mais, chez les grands prosateurs, voyelle prend une importance presque aussi grande que chez les poètes eux-mêmes. Voici un professeur qui prend un volume de Bossuet.

Ecoutez, dit-il à ses élèves, combien cette prose est pleine,

Il commence sa lecture; il lit, je suppose, la célèbre oraison funèbre de Henriette de France et voici ce que j'entends :

<< Celui qui règne dans les cieux, et d'qui relèvent tous les empires, à qui seul appartiennent la gloire, la majesté et l'indépendance, est aussi l' seul qui s'glorifie d' faire la loi aux rois, et d' leur donner, quand il lui plaît, d' grandes et d' terribles leçons. >>

C'est à faire frémir; ce lecteur commet, ainsi, le plus lourd contresens, ou, plutôt, il se contredit lui-même de la plus abominable ma nière, puisqu'il vide cette prose qu'il annonce devoir être si pleine, d'un élément qui sert à affirmer et à compléter cette plénitude justement vantée.

Et ce n'est pas seulement cette prose sohore et majestueuse qui exige ce respect de l'e muet.

La forme plus tendre, plus souple, plus sensible, plus simple d'un Renan l'exige également pour d'autres fins; dans Bossuet, ce respect soutient la pompe du discours; dans Renan, il enveloppe la phrase et en fait sentir tout le charme et toute la douceur.

Lisez la Prière sur l'Acropole, ou la dédicace de la Vie de Jésus: « A l'âme pure de ma sœur Henriette », ou les pages merveilleuses que ce grand écrivain a écrites à la mémoire de cette même sœur, si vous y supprimez les e muets vous trahissez cette belle prose, vous lui enlevez une de ses qualités essentielles.

Ceux qui ne sentent pas ces choses-là n'ont pas goûté jusqu'au fond la beauté de notre langue française.

Ecoutez le commencement de ces souvenirs consacrés par Renan à sa sœur :

« La mémoire des hommes n'est qu'un im perceptible trait du sillon que chacun de nous laisse au sein de l'infini. Elle n'est cepen. dant pas chose vaine. La conscience de l'hu manité est la plus haute image réfléchie que nous connaissions de la conscience totale de l'univers. L'estime d'un seul homme est une

partie de la justice absolue. Aussi, quoique les belles vies n'aient pas besoin d'un autre souvenir que de celui de Dieu, on a toujours cherché à fixer leur image. Je serais d'autant plus coupable de ne pas rendre ce devoir à ma sœur Henriette, que seul j'ai pu connaître les trésors de cette âme élue. Sa timidité, sa réserve, cette pensée chez elle arrêtée qu'une femme doit vivre cachée, étendirent sur ses rares qualités un voile que bien peu soulevèrent. Sa vie n'a été qu'une suite d'actes de dévouement destinés à rester ignorés. Je ne trahirai pas son secret; ces pages ne sont pas faites pour le public, et ne lui seront pas livrées. Mais ceux qui ont été du petit nombre à qui elle se révéla me feraient un reproche si je ne cherchais à mettre par ordre ce qui peut compléter leurs souvenirs. >>

Et, maintenant, écoutez encore la fin de ce petit chef-d'œuvre :

« O cœur, où veilla sans cesse une si douce flamme d'amour cerveau, siège d'une pensée si pure; yeux charmants, où la bonté rayonnait; longue et délicate main, que j'ai pressée tant de fois; je frissonne d'horreur quand je songe que vous êtes en poussière. Mais tout n'est, ici-bas, que symbole et qu'image. La partie vraiment éternelle de chacun, c'est le rapport qu'il a eu avec l'infini, c'est dans le souvenir de Dieu que l'homme est immortel; c'est là que notre Henriette, à jamais radieuse, à jamais impeccable, vit mille fois plus réellement qu'au temps où elle luttait de ses organes débiles pour créer sa personne spirituelle, et que, jetée au sein d'un monde qui ne savait pas la comprendre, elle cherchait obstinément le parfait. Que son souve. nir nous reste comme un précieux argument de ces vérités éternelles que chaque vie ver. tueuse contribue à démontrer. Pour moi, je n'ai jamais douté de la réalité de l'ordre moral; mais je vois maintenant, avec évidence, que toute la logique du système de l'univers serait renversée, si de telles vies n'étaient que duperie et illusion. »

Je ne veux pas reprendre ce texte entier pour vous montrer quel équilibre les e muets apportent à toutes ces phrases, je vous prie seulement de me dire si la dernière ne vous semblerait pas amoindrie par un lecteur qui la dirait ainsi :

« J'vois maintenant, avec évidence, qu' toute la logique du système d' l'univers s'rait renversée, si d' telles vies n'étaient qu' duperie et illusion. >

Nous allons revenir aux vers avec la Brouette, d'Edmond Rostand, que nous devons dire aujourd'hui.

Les muettes, chez l'auteur de Cyrano et de la Samaritaine, n'ont pas toujours la valeur capitale qu'il faut leur attribuer chez beau

coup d'autres poètes, et le ton souvent familier et abandonné du morceau que nous allons lire nous laisse une grande latitude à ce sujet; certes, je ne songerai pas à faire entendre les e muets dans le passage suivant : Pierr' cria soudain : maître, fils de mon roi Regardez, regardez par ici cett' femme, N'est-ell' pas stupide ou foll'; sur mon âme Ell' veut ramasser du soleil, voyez-la! Jésus leva les yeux : une femme était là, De ces vieill' des champs au dur profil de chouette, Et cett' femme, avec une énorme brouette, Se tenait au milieu du sentier, etc., etc.

Vous voyez que je néglige beaucoup de ces e muets. Tant pis pour les quantités du vers! C'est l'affaire du poète et non la mienne. Remarquez, pourtant, que je dirai:

:

Jésus leva les yeux, et non pas l'va les yeux, parce que ce simple petit e muet, à lui seul, me sert à laisser en scène, dans son attitude de douceur et de sérénité, celui dont je viens de dire:

Cependant que Jésus rêvait... à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid.

Evidemment, c'est l'instinct de l'artiste qui commandera de telles finesses d'interprétation, mais je dois les signaler ici à votre attention pour éveiller cet instinct ou le développer.

Dans cette même pièce, quand le poète rencontre une image si ingénieuse et quand il la développe avec tant de charme il ne faut pas le priver des e muets qui sont une partie de ce charme :

Mais la seule maison

Qui levât son chapeau de chaume à l'horizon Ne penchait pas au vent la plume de fumée Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.

Si vous dites :

Qui I'vȧt son chapeau d' chaume,

vous enlevez à l'image une part de sa poésie. Lorsque vous prononcez ces mots :

On ne sait pas ce que l'amour des simples peut.... vous enlevez à la phrase l'apparence d'une sentence divine qu'elle doit avoir si vous dites : On n'sait pas...

Enfin, à la fin de ce morceau Vous trahissez encore le sentiment d'une période et l'ampleur qui est indispensable pour la mettre en valeur, si vous supprimez une muette, une seule muette, dans le dernier vers: La vieille, maintenant...

Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette!

Voyez comme elle tombe, cette période, si vous dites: «Emportait l' soleil. >>

J'ai insisté sur ce point, trop négligé à mon

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--

Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le saint. on était en hiver,
Firent halte en un bois dont le feuillage vert
N'était plus, sur le sol, que de l'humus rougeâtre.
Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un àtre
Et chauffer ses vieux doigts; mais la seule maison
Qui levat son chapeau de chaume à l'horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gite et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil
Y donnait, un soleil timidement vermeil,

Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais tout de même
Point trop à dédaigner en ce matin si blême ;
Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
S'étant assis, tendait vers le soleil ses mains,
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus rêvait à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid.
Pierre cria soudain : « Maître! Fils de mon roi!
Regardez, regardez par ici, cette femme!
N'est-elle pas stupide ou folle? Sur mon ame,
Elle veut ramasser du soleil. Voyez-là ! »

Jésus leva les yeux. Une vieille était là,

De ces vieilles des champs au dur profil de chouette
Et cette vieille, avec une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
Qu'éclairait un rayon de soleil, tombant droit,
Et, sitôt qu'il venait dorer son véhicule,
Cette femme tentait la chose ridicule
D'emporter le rayon, et poussait aux brancards
Bien vite. Mais toujours, au moindre des écarts
Qu'elle faisait du point frappé par la lumière.
Le soleil s'échappait de la brouette. Et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu :

La capture, d'abord, du beau rayon de feu

Entre les ais boueux et gris qu'il illumine,
Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait bientôt, patiemment
Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans
[l'ombre,

Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre!
<< Est-elle simple! Dieu! Voyez ce qu'elle fait!...
Bon! Elle recommence! »
Et Pierre s'esclaffait.

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Mais voici que Jésus, dont l'intérêt s'éveille,
S'approche et, doucement, interroge la vieille :
Femme, que fais-tu là? N'as-tu plus ta raison ?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison,
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles,
Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon à peine réchauffant ! »

« C'est pour le rapporter à mon petit enfant,
Dit la femme en levant le front. Je suis l'aïeule
D'un pauvre enfant malade à qui je reste seule,
Car, cet hiver, le père et la mère sont morts.
Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts.
Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encor les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gàter, alors qu'on est grand'mère,
C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire !
Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil :
« Je serais bien content si j'avais du soleil ! »
(Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière,
Et mon petit garçon est privé de lumière.)
Alors, voyant qu'ici ce soleil a relui,

Je viens en ramasser un bon morceau pour lui. »

Et la vieille reprit, avec foi, sa besogne.

Quand il se sent ému, saint Pierre se renfrogne.
Il dit : « Elle est stupide! Elle ne voit donc pas
Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas!
Cette vieille cervelle est dure comme pierre,
Et ne comprend plus rien! >

Mais Jésus dit à Pierre. Pensif, ayant rêvé sur cette femme, un peu :

« On ne sait pas ce que l'amour des Simples peut! SEt, n'ayant pas compris toute cette parole, aint Pierre répétait : « Mais cette femme est folle! Elle est folle, Seigneur !... >>

Soudain, il s'arrêta, Presque aussi confondu que quand le coq chanta, Car la vieille marchait, maintenant, sous les branches, Et les rayons restaient entre les quatre planches, Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor, Et, paraissant pousser devant elle un tas d'or, Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette, Emportait le soleil dans son humble brouette. EDMOND ROSTAND.

Nous publierons dans notre prochain numéro la liste des Médailles et Récompenses décernées aux Élèves de l'Université des Annales (Cours Pratiques).

Imprimerie des Annales, 51, rue Saint-Georges, Paris.

L'Imprimeur-gérant: VINSONAU

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