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Si l'on pouvait assigner un moment au début de la folie chez Hamlet, je le verrais là; la lumière s'est faite trop brusquement et l'a aveuglé, « Mon esprit est malade »>, dit-il à l'un des seigneurs.

II sent la folie venir et poser sur lui sa froide main.

<< Ils vont me rendre tout à fait fou. >

Parole prophétique, car il va glisser, maintenant, insensiblement sur cette pente fatale.

Cependant, la reine a fait appeler son fils; Hamlet, se rendant auprès d'elle, aperçoit le roi prosterné. Il est armé. Sans bruit, il s'avance et va frapper, mais une pensée arrête son bras et suspend la vengeance: frappera-t-il son ennemi pendant qu'il prie? Claudius a-t-il laissé à son père le temps du repentir? Non, l'immoler dans ce moment serait l'envoyer tout droit au Paradis. Il attendra « qu'il soit plongé dans le vin ou le sommeil, livré à la colère »> et, se détournant, Hamlet pénètre chez sa mère. Il veut lui montrer son forfait dans toute sa noirceur, dans toute son horreur; non pas l'en punir, car il n'a pas oublié les paroles de son père, mais il veut réveiller cette âme endormie dans le mal, lui faire comprendre son crime. A tous les reproches que lui fera sa mère sur sa conduite envers le roi, il répondra par des reproches sur celle de la reine envers le roi Hamlet. Il lui jette son crime à la face :

<< Ma mère, vous avez gravement offensé mon père. Vous êtes la reine, la femme du frère de votre époux, mais plût au ciel que vous ne le fussiez pas. >

La reine écoutait, le croyant repris par le démon de la folie; mais, lorsque Hamlet lui dit : « Vous ne sortirez pas que je n'aie mis devant vos yeux le miroir où vous puissiez voir le fond de votre âme », elle a peur, elle appelle, et Hamlet, croyant entendre le roi qui l'épie, transperce et tue le vieux Polonius.

« Oh! quel acte sanglant et furieux! », crie la reine, effrayée et tremblante.

s'é

<< Aussi sanglant, presque aussi criminel, ma mère, que de tuer un roi et d'épouser son frère. ›

Il lui montre qu'il connaît cet acte horrible, il insiste, il met le doigt sur la plaie, il lui fait comprendre son crime dans toute son horreur.

Mais cette seconde épreuve était trop rude pour la jeunesse d'Hamlet, pour sa tête fatiguée par ces terribles problèmes, le rôle de

justicier était trop lourd pour ses faibles épaules et son esprit agité et surexcité, égaré d'abord, volontairement, finit par glisser sur cette pente. Et si, dans cette épreuve, Hamlet a pu faire jaillir la vérité, sa raison y a sombré.

Tout en parlant à sa mère, il croit voir, tout à coup, le spectre se dresser devant lui, il croit l'entendre lui parler, lui reprocher la lenteur qu'il met à exécuter ses ordres, il est effrayé par cette vision, ses esprits s'égarent et le pauvre Hamlet retombe encore une fois dans sa folie.

Toutes ses réponses sont, maintenant, désordonnées, incohérentes; désormais, une seule idée flotte nette, dans ce pauvre cerveau malade: la vengeance, la mort du traître:

« J'ai cette chose à faire. >>

Cette pensée ne le quittera plus, c'est elle qui le fera revenir d'Angleterre de lui-même, volontairement; il connaît, pourtant, la haine que son oncle lui porte, sa puissance de dissimulation, son âme sans scrupules et sans foi; n'a-t-il pas déjà cherché à faire disparaître Hamlet, ce témoin gênant? Et malgré tout. sans souci du danger, il retourne au Danemark, il revient «< dans cette prison ». Il fau' que justice soit faite.

Jusqu'ici, il a suivi pas à pas les traces du meurtrier; désormais, la mort du fratricide sera le but unique de sa vie, le motif puissant qui le fera agir.

Hamlet, à ce moment, est-il réellement fou, n'est-ce plus là qu'un corps misérable que la raison ne conduit plus, obéissant à je ne sais quel pouvoir obscur et mystérieux? Un fou pourrait-il tromper ses gardiens ainsi que le fait Hamlet pour ces seigneurs qui le surveillent; pourrait-il dévoiler leur perfidie, mettre à jour leur fausseté, le nouveau crime qui se prépare; pourrait-il, surtout, le déjouer, se servant, pour perdre ses ennemis, des armes mêmes qu'ils allaient, dans un moment, employer contre lui?

Comment expliquer la suite dans les idées dont il fait preuve au moment du danger, le récit si clair qu'il en fait à Horatio?

Peut-on dire qu'il est fou, sauf sur tout ce qui touche à sa vengeance? L'esprit de raisonnement se soutiendrait-il si longtemps sans faiblir?

Non, Hamlet n'est pas complètement fou, mais il a des moments de folie véritable et trop réelle, des moments où son esprit s'égare complètement. Il a voulu simuler la folie, c'est un jeu dangereux qu'on ne peut jouer impunément, et, peu à peu, elle s'est glissée, insinuée dans son âme, Bientôt, il ne saura plus

discerner entre sa folie réelle et la folie volontaire, il aura beau se débattre, elle sera toujours là, resserrant ou relâchant son étreinte mais toujours prête à ressaisir sa proie.

Il le sait, il le sent, « il y a en moi quelque chose de dangereux », dira-t-il à Laërte.

Depuis la terrible scène, où le voile, brusquement, s'est déchiré à ses yeux, Hamlet a des moments d'égarement véritable, sa raison lui échappe, il lutte, il essaie d'en retrouver l'empire et retombe aussitôt; ainsi, à des moments de parfaite lucidité, succèdent des moments où la raison, brusquement, s'éteint. Voyez-le, par exemple, dans le cimetière où Shakespeare le conduit. Là où l'on ne veut voir qu'un pauvre insensé jouant au bord d'une fosse avec un crâne, comme un enfant avec un jouet funèbre, je vois un pauvre enfant que la pensée de la mort toujours flottant devant ses yeux n'effraie plus se penchant sur cet abîme, sondant ces questions profondes qui ne sont faites ni pour son âge, ni pour sa raison, voulant en résoudre le mystère, les scrutant sans cesse, jusqu'au jour où elles submergeront sa faible raison.

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Et, aussitôt après ces moments de pleine Jules César, de Shakespeare

connaissance, de pleine lumière, sans que rien ait pu en faire prévoir la fin, tout à coup il se jette sur le cercueil d'Ophélie, lutte avec Laërte; il ne se connaît plus; la folie, en ce moment, est maîtresse de son esprit et le domine.

Il l'avouera lui-même à Laërte avant le duel.

<< Vous ne pouvez ignorer vous-même de quel funeste égarement mon esprit est affligé. Est-ce Hamlet qui a offensé Laërte? Si l'infortuné Hamlet n'était plus à lui, et s'il insulta Laërte quand il ne se connaissait plus lui-même, Hamlet n'est point l'auteur de cette action, il la désavoue. Qui en est donc l'auteur? Sa folie. »>

Pendant le combat et jusqu'à la fin, sa raison lui revient, lucide.

Plaignons Hamlet de ne pas succomber à un combat loyal, mais ne regrettons pas de le voir quitter la vie. La mort, pour lui, c'est la délivrance.

Nous ne pouvons songer sans effroi à l'avenir qui se préparait pour lui. Son père, qu'il avait tant aimé, disparu le premier, victime d'un lâche attentat; Ophélie immolée à la vengeance, morte de désespoir; la reine, morte aussi.

Que lui restait-il donc ici-bas?

Un seul ami, le fidèle Horatio. Mais Horatio aurait-il pu empêcher les effrayantes visions de tourbillonner devant ses yeux, les remords de s'abattre autour de lui? Hamlet se serait

et le caractère de Portia A M. Gaston Deschamps

...Que de fois, au plus lointain des âges, Dans de nouveaux élats et de nouveaux langages, On représentera ce drame glorieux.

(Cassius, acte III, scène III.)

Rien ne peut mieux exprimer toute la portée du drame de Shakespeare que ces vers qui lui sont empruntés. En France, plus qu'ailleurs, il est toujours de circonstance et d'actualité, car il est fait pour les gens instruits comme pour le peuple; il ouvre aux cœurs ardents une source d'émotions généreuses, et présente aux penseurs la méditation des plus redoutables problèmes. Il nous fait connaître les plus grands caractères, « les âmes d'élite du plus haut étage », comme dit Montaigne, et les esprits les plus éminents de l'antiquité.

Il nous découvre tout ce que l'âme humaine peut contenir de généreux et de vil: l'hypocrisie pleine de cruauté, le patriotisme d'abnégation, l'envie de méchanceté, l'amour et l'amitié de dévouement et de tendresse.

C'est aussi de l'histoire, exacte et fidèle, et qui nous fait respirer l'atmosphère morale de l'antiquité. C'est de l'histoire qui fait la part des sentiments et des idées, qui initie aux émotions douces du foyer domestique et aux transports de la place publique et qui représente toute une époque.

Le génie de Shakespeare, qui enfante parfois

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tout un monde d'illusions, comme dans la Tempête et dans le Songe d'une Nuit d'Eté, replie ses ailes dès qu'il touche à l'histoire, retient son souffle et ne marche qu'avec mesure, appuyé sur un guide certain. Or, ce guide, c'est Plutarque. Il suit l'historien pas à pas, voit tout, décrit tout, conformément à l'histoire.

Voici bien Marcus Brutus, cet apôtre de la liberté de Rome, cette âme noble que

Porcie avale des charbons ardens, pour aller aprez son mary: et par la hardiesse et la nouveauté de sa mort, égale la réputation de Caton et la gloire de Brutus,

l'éducation a merveilleusement disposée à tout ce qu'il y a d'honnête et de beau, vivant en un siècle dégénéré. Il est doux et fort, austère et indulgent, d'une vie intérieure ardente et continue, il ne craint rien, car il est sans reproche, et finit par mourir comme il a vécu.

Mais ce qui, dans le drame de Shakespeare, révèle complètement Brutus, c'est Portia.

Portia est un second Brutus, par la fermeté noble de son caractère et, aussi, par sa douceur et l'ineffable tendresse de ses sentiments. Brutus et Portia, ce sont les deux moitiés d'une même âme, les deux parties d'un

même cœur. Aucune des paroles et des actions superbes de Brutus ne pourrait l'exprimer plus admirablement et plus fidèlement, que les paroles et les actions de cette digne épouse d'ur disciple de Platon.

S'agit-il de Rome? Portia est la fille de Ca. ton; son âme est assez fortement trempée pour s'associer sans vaine crainte aux plus mâles desseins de Brutus et, pour en faire foi, elle tente stoïquement sur elle-même une épreuve de douleur et de sang. Est-elle hantée du moin. dre soupçon de péril, pour la dangereuse entreprise où Brutus va s'engager? Elle vient dignement et fièrement vers lui, afin de réclamer sa part des plaisirs et des peines. Alors, son langage est admirable et clair, ainsi que celui de son époux lui-même; elle parle virilement, ainsi qu'elle agit.

Mais, quand Brutus s'apprête à consommer l'exécution de sa terrible tâche, lorsqu'elle a à redouter pour lui les suites funestes de cette périlleuse entreprise, Portia redevient une craintive et simple femme; son cœur est en proie aux plus fiévreuses agitations, aux inquiétudes les plus poignantes. Elle adresse question sur question, envoie message sur message: César est-il au Capitole? Et Brutus, y est-il arrivé? Quels sont ceux qui l'escortent? Après avoir interrogé son esclave Lucius, elle arrête le passant Artémidore; elle interroge jusqu'au vent qui vient du Capitole et son cœur tombe en défaillance, au moindre bruit qu'elle perçoit, arrivant de ce funeste côté.

Ainsi Portia résume et manifeste, en son admirable personnalité, les virtualités morales de l'un et de l'autre sexes, et la délicatesse de son cœur se fait sentir en toutes ses exquises tendresses, lorsque à peine on achève d'admirer dans toute sa fermeté et sa grandeur patriotitique la fille sublime de Caton.

Comme Brutus, elle porte au cœur la religion du patriotisme, comme lui, elle veut empêcher la dégradation de l'âme, conséquence de l'abaissement moral; elle donne un grand exemple de vertu, de généreux et constant sacrifice d'elle-même; elle est un reflet de la beauté suprême qui dilate les cœurs et relève les fronts.

Comme son époux, elle s'est montrée, jusqu'au bout, le défenseur désintéressé de la liberté de Rome, en lui sacrifiant son âme et son amour.

Aussi, comme elle a su s'imposer, non seulement au cœur, mais à l'être moral tout entier, de son époux et comme il est pris de découragement lorsqu'il ne peut plus s'appuyer sur cle.

Je ne vous croyais pas si vif, dit Cassius à son ami.

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Portia est morte, répond Brutus.
Et sa tête retombe sur sa poitrine.

< Portia est morte! » Cri sublime, d'une âme vaincue par la douleur!

Puis, la douleur profonde de son âme, veuve de Portia, ne demande plus de consolations qu'à la lyre de son esclave Lucius.

Plutarque appuie d'une manière plus explicite et plus directe sur la tendresse conjugale de Brutus, notamment dans les touchants adieux qui signalèrent sa séparation d'avec sa femme, et le charme de ce récit est si émouvant, qu'on regrette que Shakespeare n'ait point placé dans son drame cette page émouvante.

Entraîné par la gravité de son sujet, le poète ne pouvait, pas plus que Brutus, suspendre l'exécution de sa tâche, devant cet événement, quelque douloureux qu'il fût.

« Quand Brutus, dit Plutarque, apprit ce qui était advenu de sa noble compagne, il n'abandonna pas pour cela ce qu'il avait entrepris pour le bien public, et son affliction ne le porta pas à rentrer chez lui. »

Mais il est certain que Brutus, en recevant ce coup mortel, se replia sur lui-même, profondément et douloureusement, et c'est ce que Shakespeare nous fait comprendre d'une façon admirable : Brutus ne dit qu'un mot. Mais il ne faut point tant de mots pour rendre les choses du cœur et il est des douleurs qui ne se peuvent exprimer. Ce seul mot révèle et fait partager

les convulsions intenses de ce coeur brisé. Brutus possède une âme tendre et mélancolique, une sensibilité de femme dans un cœur d'homme; Portia était une partie de lui-même. Aussi se fait-il en son être un affreux bouleversement.

Pour faire ressortir les nuances de son drame, Shakespeare emploie la prose et les vers; il y a prose et vers, dans Jules César, comme il y a ombre et lumière, illusions et réalité, dans toute âme et dans toute vie. Il emploie même la musique, car elle a aussi sa prose et ses vers, son chant et son récitatif; elle a de douces et intimes mélodies, auxquelles succèdent des éclats sonores.

Jules César est un drame propre à former l'esprit et à développer le sens moral, et la grandeur de sa forme fait valoir la grandeur de ses enseignements. A sa lecture, on se sent << devenir, pour un moment, un héros dans la compagnie des héros », c'est la plus grande joie que l'âme humaine soit capable d'éprouver.

En résumé, c'est un drame aussi remarquable par la forme que par le fond; il offre, à la fois, des enseignements littéraires et politiques.

C'est de l'histoire dans sa plus haute philos0phie, de l'art dramatique dans toute sa splendeur, et on ne saurait trouver, dans l'histoire, de sujet qui réponde mieux aux besoins de notre époque. M WAITZEN-NECKER.

(A obtenu une demi-bourse),

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THÈME : Démontrer pourquoi Gluck fut surnommé, à juste titre, le chantre divin de la Vertu, e musicien de la

Beauté.

Musique

A M. Bourgault-Ducoudray

La musique de Gluck évoque dans mon esprit une de ces statues grecques, aux formes merveilleuses, drapées dans les chastes plis des voiles antiques. Non pas seulement un marbre froid dans sa beauté, des lignes rigides dans leur harmonie, mais un ensemble si parfait et si vivant dans sa perfection qu'il est impossible de le contempler sans s'attendrir, et vibrer d'admiration.

C'est que l'art de Gluck jaillit des sources mêmes de la Beauté et de la Vertu; il serait inutile de vouloir séparer dans ses inspirations ces deux « muses » de son génie. L'une ne plaît que par l'autre et elles se confondent dans

ses harmonies incomparables de limpidité et de sérénité. Chantre de la Vertu, poète de la Beauté, il le fut merveilleusement. Aussi, faire l'éloge de Gluck, c'est faire l'éloge de l'Art dans sa plus absolue perfection, l'art éducateur et régénérateur, le seul qui ait droit à notre entier enthousiasme...

Comme l'Art lui-même, Gluck n'a pas de patrie. Il est Allemand par sa naissance et par sa science de l'orchestration, Italien par la vivacité de l'inspiration et son abondance, Français d'adoption et de génie. Il a emprunté à chaque école ce qui lui semblait le plus propre à rehausser et originaliser ses compositions et à créer ainsi une « manière à part, la plus logique et la plus simplement belle.

Il fut un des premiers compositeurs qui se

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