N'avaient ému mes sens de voluptés si vagues ! Mais pourquoi m'entraîner sur ces scènes passées ? Mon image en son cœur se grava la première, Aussi, quand je partis, tout trembla dans cette ame; Elle ne languit pas de doute en espérance, Et, semblable à l'oiseau, moins pur et moins beau [qu'elle, Qui le soir pour dormir met son cou sous son aile, Et s'endormit aussi; mais, hélas! loin du soir ! Elle a dormi quinze ans dans sa couche d'argile, D'un jour pieux et tendre éclaire encor mon cœur. Un arbuste épineux, à la pale verdure, Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés : Remontez, remontez à ces heures passées ! (Vifs applaudissements.) vous sachiez, pourtant, en quelles circonstances Lamartine a écrit la plus célèbre de ses méditations, le Lac, achevée au mois de septembre 1817. Il y a un an qu'il a rencontré Julie à Aix, au bord du lac du Bourget. Depuis, il l'a retrouvée à Paris, puis il a dû, quelques mois plus tard, rentrer dans sa famille, en Bourgogne, et c'est lorsqu'il s'y rend à petites journées, et en faisant maints détours, que nous l'avons vu à Moulins, chez les bohémiennes. L'automne venu, il retourne aux eaux d'Aix, pensant que les médecins y renverront aussi Julie Charles; mais la maladie de poitrine dont elle souffre a empire, un déplacement aussi lointain n'est plus possible, on se contente de la transporter à Viroflay, dans un état de santé déplorable. Et, là-bas, le cœur serré d'être seul où ils étaient deux il y a une année, Lamartine exhale sa douleur dans ce chant qui est comme la première révélation de son génie, et que Mme Piérat va vous faire entendre : LE LAC Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, O lac! l'année à peine a fini sa carrière, Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes; Sur ses pieds adorés. Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence; Tout à coup, des accents inconnus à la terre O temps, suspends ton vol! et vous, heures propices, Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours! » Assez de malheureux ici-bas vous implorent : Coulez, coulez pour eux; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent; Oubliez les heureux. Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m'échappe et fuit; Je dis à cette nuit : « Sois plus lente »; et l'aurore Va dissiper la nuit. > Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons! L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive; Il coule, et nous passons ! »> Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse, Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur, S'envolent loin de nous de la même vitesse Que les jours de malheur ? Hé quoi! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace? Éternité, néant, passé, sombres abîmes, O lac rochers muets! grottes ! forêt obscure! Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir ! Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages, Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, A. de Lamartine. (Applaudissements prolongés.) Lamartine n'osa point envoyer ces vers à Julie. Deux mois plus tard, elle lui écrivait une dernière lettre, celle où, racontant qu'elle a reçu l'extrême-onction, elle ajoute qu'elle espère vivre, et qu'elle vivra pour expier. Elle meurt, cinq semaines après, le 18 décembre 1817. Si l'on en croyait la célèbre pièce du Crucifix, le poète aurait assisté à son agonie : Toi que j'ai recueilli sur sa bouche expirante Mais non, car elle lui a demandé de ne point venir, elle craint trop sa chère présence. C'est Aymon de Virieu, le plus intime ami de son ami, qu'elle a souhaité de revoir. C'est Aymon de Virieu qui viendra et qui recueillera, pour le donner au poète, le crucifix où la mourante aura posé ses lèvres. MARIANNE En apprenant la mort d'Elvire, Lamartine erre trois jours et trois nuits dans les bois, en proie à un désespoir indicible. Puis, il s'enferme pendant plusieurs mois à Milly, ne voulant voir personne et faisant des vers qu'il refuse de montrer à sa mère elle-même : ce sont les plus belles et les plus douloureuses de ses premières Méditations. Il croit sa vie sentimentale terminée. S'il songe quelquefois qu'il se mariera un jour, c'est en pensant qu'il accomplira ainsi un devoir social, et que, dans une affection douce et cahme, il retrouvera peut-être un peu de duchesse de Broglie, chez Mme de Saint-Aulaire, et, bientôt, son talent, sa beauté, sa mélancolie, font de lui un homme pour qui toutes les belles dames se montent la tête. La sienne, pourtant, ne tourne point; sa tristesse n'est point dissipée et, comme s'il voulait l'aggraver encore, il se décide à faire une nouvelle cure à Aix-les-Bains, au bord du lac où flotte l'ombre d'Elvire. Peu de jours avant, une dame Birch, veuve d'un colonel anglais, s'y était installée avec sa fille, Marianne-Elisa, en compagnie de leurs amies, Mme et Miles de la Pierre, dans la maison d'un certain M. Perret, vieux botaniste devenu hôtelier pour la circonstance. A Chambéry, où ces dames avaient déjà passé quelques mois ensemble, elles avaient reçu un ami d'Alphonse, Louis de Vignet, qui leur avait lu quelques-uns de ces fameux vers, tant acclamés dans les salons parisiens, en comparant le jeune auteur au plus grand des poètes anglais, et en prédisant qu'il Il arrive, il est présenté, ils se plaisent. Ils cherchent à se parler sans témoins. Le vénéable M. Perret s'y prête: dès qu'il voit Mme Birch sortir sans sa fille, il quitte ses herbiers, prend sa flûte, et joue un air pour avertir Alphonse qu'il peut trouver Marianne toute seule. Quand les jeunes gens n'ont pu se rencontrer sans témoins, c'est lui qui leur fait tenir les lettres qu'ils s'écrivent. La première, qui contient une fleur séchée, 14 août 1819,- est une respectueuse et formelle déclaration d'amour de Lamartine, qui va être obligé de quitter Aix, et qui veut un formel engagement de la jeune fille, car il a deviné qu'il lui devra le bonheur de sa vie. La réponse de Mlle Birch le comble de joie, et déjà l'on fait à l'insu de Mme Birch en core des projets d'avenir, quand une machination ténébreuse manque de tout gâter: Mile Clémentine de la Pierre, qui, elle non plus, n'a pas pu voir Alphonse avec indifférence, mais Charles, n'a pas de peine à prouver la pureté de sa vie, non plus qu'à montrer qu'il ignore tout à fait l'état de la fortune de Mme Birch. On se réconcilie, on est heureux... Il reste à obtenir le consentement des deux familles; Lamartine, en rentrant à Milly, va travailler à se concilier la sienne. Il convainc assez vite sa mère; mais que vont dire ses oncles et ses tantes, gens fort rigides et fort dévots, qui ne cessent de gronder la mère sur sa faiblesse à l'égard de son fils, en apprenant qu'il veut épouser une étrangère et une protestante? Pourtant, il est absolument nécessaire de les amadouer, car eux seuls détiennent la fortune et peuvent donner à leur neveu de quoi se mettre décemment en ménage... Alphonse y parvient, et, bientôt, M. de Lamartine père, d'un côté, Alphonse de l'autre, adressent à Mme Birch une demande dans les formes. tique depuis si longtemps convoité, et qui relèvera, sans doute, son prestige aux yeux de Mme Birch. Il va redire des vers dans les salons; les belles dames s'emploient pour lui auprès du ministre; il est sur le point de réussir... quand il tombe malade, à Paris, assez gravement pour que les médecins ne répondent plus de sa vie. Ses nobles amies ne l'abandonnent point. Tout en continuant leurs démarches, elles se relayent auprès de son lit pour le soigner, le veiller, lui faire la lecture. Parmi elles, il y a, notamment, une princesse italienne, d'une beauté merveilleuse, qui lui lit les romans de Walter Scott, et que nous retrouverons tout à l'heure. Lamartine guérit; sa première lettre est pour Marianne, et, dans la seconde, il peut apprendre à la jeune fille qu'il vient d'être nommé attaché d'ambassade à Naples. Mme Birch s'humanise; elle laisse entre voir un consentement possible; mais il faut que Lamartine aille d'abord se refaire la santé en Italie. Les jeunes gens protestent, Mme Birch cède enfin; elle consent au mariage, y mettant seulement pour condition que la cérémonie catholique aura lieu dans le plus grand secret. Lamartine propose qu'elle ait lieu dans une église de village près de Chambéry, à six heures du matin, portes fermées, sans cloches; on entrera même, s'il le faut, par une porte secrète donnant dans la maison du curé!... Est-ce assez? Non. Mme Birch veut quelque chose de plus mystérieux encore le mariage dans la chapelle du gouverneur de Savoie... Ce qu'elle ignore, la bonne dame, c'est que sa fille, depuis quelques jours, a abjuré le protestantisme!... Mais on a si peur qu'elle l'apprenne que, le lendemain de la messe de mariage, pour détourner tout soupçon de l'esprit de sa redoutable belle-mère, Lamartine emmène sa femme à Genève, où un pasteur calviniste les rebénit tous deux, bien qu'il n'y ait plus là, de protestant, que Mme Birch! (Hilarité.) Et ils emmènent Mme Birch, enfin pacifiée, en Italie. Voyage de noces délicieux, que rien n'eût gâté si Lamartine n'avait cru poli d'aller rendre visite, en passant par Florence, à l'éblouissante princesse italienne qui était venue lui lire Walter Scott dans sa mansarde. En apprenant qu'il est marié, elle manque de lui arracher les yeux et, après une scène de larmes, pour toute vengeance, fait courir le bruit que le poète a été assassiné sur la route de Florence à Rome, par des brigands! Les journaux l'impriment, la mère et les oncles du poète l'apprennent par le Journal des Débats... Enfin, une lettre arrive qui les rassure le poète est parvenu sans encombre à Naples. Il y écrira les plus beaux vers d'amour inspirés par sa femme, devant cette île de Procida, où Graziella l'a jadis aimé et qu'il n'oublie point, dont Mme de Lamartine lui permet, d'ailleurs, de se souvenir, comme elle lui permettait, au bord du lac du Bourget, d'évoquer la mémoire de Mme Charles. Quand il lui naîtra une fille, elle consentira même à ce qu'on lui donne le nom véritable d'Elvire: Julia. Elle n'a point peur des fantômes, car elle se sent aimée d'un amour qui ne passera pas, et c'est pour elle que le poète vient d'écrire : Un jour, le temps jaloux, d'une haleine glacée, Fanera tes couleurs comme une fleur passée Sur ces lits de gazon, Et sa main flétrira sur tes charmantes lèvres Ces rapides baisers, hélas ! dont tu me sèvres Dans leur fraiche saison. Mais quand tes yeux, baignés d'un nuage de larmes, Quand dans ton souvenir, dans l'onde du rivage, Là, ta beauté fleurit pour des siècles sans nombre Comme une lampe d'or dont une vierge sainte Ah ! quand la mort viendra, d'un autre amour suivie, Eteindre, en souriant, de notre double vie L'un et l'autre flambeau, Qu'elle étende ma couche à côté de la tienne, Ou, plutôt, puissions-nous passer sur cette terre, Partir, en s'embrassant, du nid qui les rassemble, (Longs applaudissements.) Les Premières Méditations avaient paru en 1820, quelques mois avant le mariage, et Marianne y paraissait à peine : l'image de Julie y dominait. Dans les Nouvelles Méditations, si ce n'est pour le Crucifix, il n'y a plus qu'une inspiratrice: Mme de Lamartine; c'est elle la troisième et la plus bienfaisante des trois étoiles entrevues par la bohémienne de Moulins. Près d'elle, en plein bonheur domestique, il écrira encore les Harmonies Poétiques et Religieuses; et c'est à elle qu'il dédiera le plus merveilleux de ses chefs-d'oeuvre, Jocelyn, composé en partie à Saint-Point, en partie sous le ciel de l'Asie Mineure, pendant ce fameux voyage en Orient, au cours duquel ils eurent la douleur de perdre Julia, leur fille. JOCELYN Jocelyn parut en 1836. Toute la France le lut, et, après ce livre, on peut dire que Lamartine fut, pour employer une belle expression de Shakespeare, « porté en triomphe sur les cœurs ». Le poète a écrit quelque part : << L'écrivain qui arrive aux larmes arrive à tout; le pathétique est le sommet du génie. » (Applaudissements.) Avec Jocelyn, il a atteint ce sommet. Et l'époque où un livre de ce genre a pu susciter un tel enthousiasme peut être, rien qu'à |