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passions; el cependant les Beauchâteau1, les Mondory, étaient applaudis, parce qu'ils faisaient pompeusement ronfler un vers. Molière, qui connaissait l'action par principes, était indigné d'un jeu si mal réglé, et des applaudissements que le public ignorant lui donnait. De sorte qu'il s'appliquait à mettre ses acteurs dans le naturel; et avant lui, pour le comique, et avant M. Baron, qu'il forma dans le sérieux, le jeu des comédiens était pitoyable pour les personnes qui avaient le goût délicat; et nous nous apercevons malheureusement que la plupart de ceux qui représentent aujourd'hui, destitués d'étude qui les soutienne dans la connaissance des principes de leur art, commencent à perdre ceux que Molière avait établis dans sa troupe 3.

1 Beaucháteau était gentilhomme. Il n'a jamais rempli que les seconds rôles tragiques et comiques. Molière, dans l'Impromptu de Versailles, contrefit la déclamation outrée de cet acteur en récitant les stances du Cid:

Percé jusques au fond du cœur.

Le fils de Beauchâteau fut célèbre à huit ans. On recueillit ses poésies sous le titre de Muse nuissante du jeune Beauchdteau, 1657. Le poëte Maynard orna ce recueil d'une préface. A onze ans, Beauchâteau présenta son ouvrage à l'Académie; à quatorze ans, il passa en Angleterre ; il s'embarqua ensuite pour la Perse, et depuis on n'a pas eu de ses nouvelles. (Les frères Parfait, tom. IX, pag. 411.)

2 L'Impromptu de Versailles fut joué en 1663. Il ne peut donc être ici question de Mondory, mort en 1651 : c'est Montfleury qu'il faut lire. Molière critiqua le jeu et la déclamation de cet acteur dans la scène première de l'Impromptu, critique que Montfleury ne pardonna pas, et dont son fils le vengea par une comédie intitulée l'Impromptu de l'hôtel de Condé, où Il contrefit à son tour Molière dans le rôle de César de la Mort de Pompée. Heureux s'il eût borné là sa vengeance! mais la haine l'aveugla au point qu'il se fit l'interprète des plus infames calomnies, et présenta à Louis XIV une requête dans laquelle il accusait Molière d'avoir épousé sa propre fille. Racine, trèsJeune encore, fut témoin de cette intrigue: « Montfleury, écrit«il à M. le Vasseur, a fait une requête contre Molière, et l'a « donnée au roi : il l'accuse d'avoir épousé la fille, et d'avoir « vécu autrefois avec la mère; mais Montfleury n'est point " écouté à la cour. » Molière ne daigna point répondre à cette attaque; et l'on doit peut-être le blåmer de ce silence, puisque ce n'est que dans notre siècle qu'il a trouvé un noble défenseur, M. Beffara, qui, les pièces du procès à la main, est venu porter la lumière dans ce dédale de bassesse et de lâcheté. M. Beffara a mérité la reconnaissance de tous les honnêtes gens; car nonseulement il a honoré la mémoire de Molière en faisant briller la vérité, mais il a puni les calomniateurs en effaçant leurs calomnies.

Ici les dates sont précieuses, et l'on peut dire que leur rapprochement est comme un trait de lumière qui nous montre la grande ȧme de Louis XIV. La requête dans laquelle Montfleury accusait Molière d'avoir épousé sa fille fut présentée à la fin de décembre 1663; et le 28 février 1664, c'est-à-dire deux mois après eette requête, le roi de France tenait sur les fonts de baptême, avec madame Henriette d'Angleterre, le premier enfant de Molière, et lui donnait le nom de Louis. C'est ainsi que Louis XIV répondit toujours aux ennemis de Molière. Toutes les calomnies dont on voulait accabler ce grand poëte étaient aussitôt consolées par un bienfait.

Ce Montfleury, qui croyait se venger de Molière en se déshonorant, avait l'orgueil de se croire son rival. Son théâtre a été imprimé avec celui de son fils, auteur de la Femme juge et partic, qui partagea un moment avec le Tartuffe la faveur du public. On dit que Montfleury se rompit une veine en jouant Oreste dans Andromaque; c'est une erreur: il mourut de la fièvre, il est vrai, peu de jours après avoir joué ce rôle. Montfleury était gentilhomme, et il avait été page du duc de Guise. Chapuzeau le cite comme un excellent comédien. (Voyez Chapuzeau, liv. II, pages 177 et 178; les frères Parfait, tom. VU, pag. 129 et 130, et les Mémoires de Louis Racine, pag. 38.)

3 Ceci est un trait lancé contre Beaubourg, qui avait remplacé

La différence de jeu avait fait naître de la jalousie entre les deux troupes. On allait à celle de l'hôtel de Bourgogne ; les auteurs tragiques y portaient presque tous leurs ouvrages: Molière en était fâché. De manière qu'ayant su qu'ils devaient représenter une pièce nouvelle dans deux mois, il se mit en tête d'en avoir une prête pour ce temps-là, atin de figurer avec l'ancienne troupe. Il se souvint qu'un an auparavant un jeune homme lui avait apporté une pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valait rien, | mais qui lui avait fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvait devenir un excellent auteur. Il ne le rebuta point, mais il l'exhorta à se, perfectionner dans la poésie avant que de hasarder ses ouvrages au public, et il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là Molière fit le dessein des Frères ennemis 1; mais le jeune homme n'avait point encore paru, et lorsque Molière en eut besoin, il ne savait où le prendre; il dit à ses comédiens de le lui déterrer à quelque prix que ce fut. Ils le trouvèrent. Molière lui donna son projet, et le pria de lui en apporter un acte par semaine, s'il était possible. Le jeune auteur, ardent et de bonne volonté, répondit à l'empressement de Molière; mais celui-ci remarqua qu'il avait pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou 2. On lui fit entendre qu'il n'y avait point d'honneur à remplir son ouvrage de celui d'autrui; que la pièce de Rotrou était assez récente pour être encore dans la mémoire des spectateurs; et qu'avec les heureuses dispositions qu'il avait, il fallait qu'il se fit honneur de son premier ouvrage, pour disposer favorablement le public à en recevoir de meilleurs. Mais comme le temps pressait, Molière l'aida à changer ce qu'il avait emprunté, et à achever la pièce, qui fut prête dans le temps, et qui fut d'autant plus applaudie que le public se prêta à la jeunesse de M. Racine, qui fut animé par les applaudissements et par le présent que Molière lui fit. Cependant ils ne furent pas longtemps en bonne intelligence, s'il est vrai que ce soit celui-ci qui ait fait la critique de l'Andromaque, comme M. Racine le croyait; il estimait cet ouvrage comme un des meilleurs de l'auteur; mais Molière n'eut point de part à cette critique; elle est de M. de Subligny 3.

Le roi connaissant le mérite de Molière, et l'attachement particulier qu'il avait pour divertir Sa Majesté, daigna l'honorer d'une pension de mille livres. On voit dans ses ouvra ges le remerciment qu'il en fit au roi. Ce bienfait rassura Molière dans son travail; il crut après cela qu'il pouvait penser favorablement de ses ouvrages, et il forma le dessein de travailler sur de plus grands caractères, et de suivre

Baron, et dont le jeu était outré. Ce passage est une nouvelle preuve que Grimarest a travaillé d'après les Mémoires de Baron, alors retiré du théâtre, mais qui y remonta en 1720.

1 On a ouï dire souvent à M. le président Montesquieu, d'après une ancienne tradition de Bordeaux, que Molière, encore comédien de campagne, avait fait représenter dans cette ville une tragédie de sa façon, qui avait pour titre la Thébaide; mais que le peu de succès qu'elle obtint le détourna du genre tragique. C'est sans doute le plan de cette pièce que Molière donna a Racine. (B.)

2 Rotrou n'a point fait de Thébaïde : il est auteur d'Antigone, pièce à laquelle Racine fit en effet quelques emprunts. La Grange-Chancel disait avoir entendu dire à des amis particuliers de Racine que pressé par le peu de temps que lui avait donné Molière pour composer cette pièce, il y avait fait entrer, sans presque aucun changement, deux récits entiers tirés de l'Antigone de Rotrou, jouée en 1638. Ces morceaux disparurent dans l'impression de la Thébaïde, jouée en 1664. Voilà a quoi il faut réduire tout ce que dit ici Grimarest.

3 Avocat, faisant des parodies, des romans, et d'autres niaiseries oubliées. Il s'associait avec le père du président Hénault pour dénigrer Racine, et finit par devenir le panegyriste du grand poëte dont il avait été le Zoile. (D.)

le goût de Térence un peu plus qu'il n'avait fait : il se livra avec plus de fermeté aux courtisans et aux savants, qui le recherchaient avec empressement on croyait trouver un homme aussi égayé, aussi juste dans la conversation qu'il l'était dans ses pièces, et l'on avait la satisfaction de trouver dans son commerce encore plus de solidité que dans ses ouvrages; et ce qu'il y avait de plus agréable pour ses amis, c'est qu'il était d'une droiture de cœur inviolable, et d'une justesse d'esprit peu commune.

On ne pouvait souhaiter une situation plus heureuse que celle où il était à la cour et à Paris depuis quelques années. Cependant il avait cru que son bonheur serait plus vif et plus sensible s'il le partageait avec une femme; il voulut remplir la passion que les charmes naissants de la fille de la Béjart1 avaient nourrie dans son cœur à mesure qu'elle avait crû. Cette jeune fille avait tous les agréments qui peuvent engager un homme, et tout l'esprit nécessaire pour le fixer. Molière avait passé, des amusements que l'on se fait avec un enfant, à l'amour le plus violent qu'une maitresse puisse inspirer; mais il savait que la mère avait d'autres vues qu'il aurait de la peine à déranger. C'était une femme altière, et peu raisonnable lorsqu'on n'adhérait pas à ses sentiments; elle aimait mieux être l'amie de Molière que sa belle-mère : ainsi il aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu'il avait d'épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme; mais comme elle l'observait de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois : c'eût été risquer un éclat qu'il voulait éviter sur toutes choses, d'autant plus que la Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille, et elle-même, si jamais il pensait à l'épouser 2. Cependant la jeune fille ne s'accommodait point de l'emportement de sa mère, qui la tourmentait continuellement, et qui lui faisait essuyer tous les désagréments qu'elle pouvait inventer; de sorte que cette jeune personne, plus lasse, peut-être, d'attendre le plaisir d'être femme, que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin de s'aller jeter dans l'appartement de Molière, fortement résolue de n'en point sortir qu'il ne l'eût reconnue pour sa femme, ce qu'il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d'un malheureux. Néanmoins i! fallut bien s'apaiser; il n'y avait point de remède, et la raison fit entendre à la Béjart que le plus grand bonheur qui pùt arriver à sa fille était d'avoir épousé Molière, qui perdit par ce mariage tout l'agrément que son mérite et sa fortune pouvaient lui procurer, s'il avait été assez philosophe pour se passer d'une femme 3.

Nous avons déjà dit qu'Armande Béjart (femme de Molière) était la sœur et non la fille de Madeleine Béjart. (Voyez la Dissertation sur Poquelin de Molière, par M. Beffara.)

2 Les emportements de Madeleine Béjart sont vraisemblables; mais le mariage de Molière ne fut point secret, et Madeleine Béjart y assista en sa qualité de sœur, comme le prouve le contrat rapporté dans la dissertation déjà citée.

3 Cette femme qui inspira une si forte passion à Molière, et qui le rendit si malheureux, n'avait pas une beauté régulière; voici le portrait que Molière en a fait lui-même à une époque où elle lui avait déjà causé beaucoup de chagrins : « Elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu; les plus brillants, les plus perçants du monde; les plus touchants qu'on puisse voir. Elle a a la bouche grande, mais on y voit des grâces qu'on ne voit « point aux autres bouches. Sa taille n'est pas grande, mais elle « est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son

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Celle-ci ne fut pas plutôt madame de Molière qu'elle crut être au rang d'une duchesse; et elle ne se fut pas donnée en spectacle à la comédie, que le courtisan désoccupé lui en conta. Il est bien difficile à une comédienne, belle et soigneuse de sa personne, d'observer si bien sa conduite que l'on ne puisse l'attaquer. Qu'une comédienne rende à un grand seigneur les devoirs qui lui sont dus, il n'y a point de miséricorde, c'est son amant. Molière s'imagina que toute la cour, toute la ville en voulait à son épouse. Elle négligea de l'en désabuser; au contraire, les soins extraordinaires qu'elle prenait de sa parure, à ce qu'il lui semblait, pour tout autre que pour lui, qui ne demandait point tant d'arrangement, ne firent qu'augmenter sa jalousie. Il avait beau représenter à sa femme la manière dont elle devait se conduire pour passer heureusement la vie ensemble, elle ne profitait point de ses leçons, qui lui paraissaient trop sévères pour une jeune personne, qui d'ailleurs n'avait rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé beaucoup de froideurs et de dissensions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme.

A cette époque il donna successivement la Princesse d'Élide, le Mariage forcé, le Festin de Pierre, qui lui attira une critique très-violente, mais qui ne put nuire ni à sa réputation ni à ses succès.

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Ce fut au mois d'août 1665 que le roi jugea à propos de

parler et dans son maintien, mais elle a grâce à tout cela, et «< ses manières ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les « cœurs. Entin son esprit est du plus fin et du plus délicat; sa « conversation est charmante; et si elle est capricieuse autant « que personne du monde, tout sied bien aux belles, on souffre « tout des belles. » (Bourgeois gentilhomme, acte III, scène IX.) Elève de Molière, elle devint une excellente actrice sa voix était si touchante, qu'on eût dit, suivant un contemporain, qu'elle avait véritablement dans le cœur la passion qui n'était que dans sa bouche. Le même auteur trace ainsi son portrait et celui de la Grange: «Remarquez, dit-il, que la Molière et la Grange « font voir beaucoup de jugement dans leur récit, et que leur " jeu continue encore, lors même que leur rôle est fini. Ils ne « sont jamais inutiles sur le théâtre: ils jouent presque aussi « bien quand ils écoutent que quand ils parlent. Leurs regards << ne sont pas dissipés; leurs yeux ne parcourent pas les loges. « Ils savent que leur salle est remplie, mais ils parlent et ils agissent comme s'ils ne voyaient que ceux qui ont part à leur action; ils sont propres et magnifiques, sans rien faire pa«raitre d'affecté. Ils ont soin de leur parure, et ils n'y pensent « plus dès qu'ils sont sur la scène. Et si la Molière retouche par« fois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds et ses pier« reries, ces petites façons cachent une satire judicieuse et natu«relle. Elle entre par là dans le ridicule des femmes qu'elle « veut jouer; mais enfin, avec tous ces avantages, elle ne plairait pas tant si sa voix était moins touchante; elle en est si per«suadée elle-même, que l'on voit bien qu'elle prend autant « de divers tons qu'elle a de rôles différents. » (Entretiens galants, Paris, Ribou, 1681, tome II, page 91.) Grandval, le père, disait de madame Molière qu'elle jouait à merveille les rôles que son mari avait faits pour elle, et ceux des femmes coquettes et satiriques; et que sans être belle, elle était piquante, et capable d'inspirer une grande passion. ( Cizeron Rival, page 15, et les frères Parfait.)

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Cette critique portait le titre d'Observations sur le Festin de Pierre, par le sieur de Rochemont. On y voit que Molière est vraiment diabolique, que diabolique est son cerveau, et que c'est un diable incarné. L'auteur termine en menaçant du déluge, de la peste et de la famine, si la sagesse de Louis XIV ne met un frein à l'impiété de Molière. Enfin on sent partout que cette brochure a été inspirée par la crainte du Tartuffe, déjà célèbre et déjà persécuté, quoique non représenté. Chose remarquable! ce libelle est imprimé avec permission du lieutenant civil; ce qui prouve que le sieur de Rochemont était appuyé par des personnes puissantes.

fixer la troupe de Molière tout à fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de troupe du roi, qu'elle a toujours conservé depuis, et elle était de toutes les fêtes qui se faisaient partout où était Sa Majesté 2.

Molière, de son côté, n'épargnait ni soins ni veilles pour soutenir et augmenter la réputation qu'il s'était acquise, et pour répondre aux bontés que le roi avait pour lui. Il consultait ses amis, il examinait avec attention ce qu'il travaillait; on sait même que lorsqu'il voulait que quelque scène prit le peuple des spectateurs comme les autres, il la lisait à sa servante, pour voir si elle en serait touchée 3. Cepen

1 La pension était de 7,000 fr. pour la troupe, et de 1,000 fr. pour Molière. L'époque où elle fut donnée est digne de remarque. Le Festin de Pierre venait d'exciter les plus étranges réclamations. Le libelliste Rochemont avait appelé la colère du roi sur cet ouvrage; intéressant la religion dans cette querelle, il réclamait les plus terribles punitions contre l'auteur, qu'il traitait d'impie. Louis XIV répondit en comblant Molière de ses bienfaits.

dant il ne saisissait pas toujours le public d'abord; il l'éprouva dans son Avare: à peine fut-il représenté sept fois. La prose dérouta les spectateurs1. « Comment! disait M le « duc de.... Molière est-il fou, et nous prend-il pour des be« nêts, de nous faire essuyer cinq actes de prose? A-t-on ja<< mais vu plus d'extravagance? Le moyen d'être diverti par << de la prose! >> Mais Molière fut bien vengé de ce public in. juste et ignorant quelques années après; il donna son Avare pour la seconde fois le 9 septembre 1668. On y courut en foule, et il fut joué presque toute l'année : tant il est vrai que le public goûte rarement les bonnes choses quand il est dépaysé! Cinq actes de prose l'avaient révolté la première fois, mais la lecture et la réflexion l'avaient ramené, et il alla voir avec empressement une pièce qu'il avait d'abord méprisée,

Quoique la troupe de Molière fùt suivie, elle ne laissa pas de languir pendant quelque temps par le retour de Scaramouche 2. Ce comédien, après avoir gagné une somme assez considérable pour se faire dix ou douze mille livres de rente, qu'il avait placées à Florence, lieu de sa naissance, fit dessein d'aller s'y établir. Il commença par y envoyer sa femme et ses enfants; et quelque temps après, il demanda au roi la permission de se retirer en son pays. Sa Majesté voulut bien la lui accorder; mais elle lui dit en même temps

2 Quoique comédien, Molière faisait toujours auprès du roi son service de valet do chambre. Cette double fonction fut cause de plusieurs aventures que nous allons rapporter. Un Jour s'étant présenté pour faire le lit du roi, un autre valet de chambre, qui devait le faire avec lui, se retira brusquement, qu'il ne fallait pas espérer de retour. Scaramouche, qui ne

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en disant qu'il n'avait point de service à partager avec un comédien. Bellocq, homme d'esprit, et qui faisait de jolis vers, s'approcha dans le moment, et dit : « Monsieur de Molière, << voulez-vous bien que j'aie l'honneur de faire le lit du roi avec « vous? » Louis XIV, instruit de l'affront qu'on avait voulu faire à Molière, en parut fort mécontent. (Moliérana, page 38.) Voici une anecdote du même genre, que le père de madame Campan tenait d'un vieux médecin ordinaire de Louis XIV: « Ce médecin se nommait Lafosse : c'était un homme d'honneur, « et incapable d'inventer cette histoire. Il disait donc que Louis << XIV ayant su que les officiers de sa chambre témoignaient par des dédains offensants combien ils étaient blessés de « manger à la table du contrôleur de la bouche avec Molière, « valet de chambre du roi, parce qu'il jouait la comédie, cet homme célèbre s'abstenait de manger à cette table. Louis XIV « voulant faire cesser des outrages qui ne devaient pas s'adresser « à l'un des plus grands génies de son siècle, dit un matin à « Molière, à l'heure de son petit lever: On dit que vous faites « maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre « ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez « peut-être faim, moi-même je m'éveille avec un très bon appétit ; « mettez-vous à cette table, et qu'on me serve mon en cas de a nuit. (Tous les services de prévoyance s'appelaient des en cas.) « Alors le roi coupant sa volaille, et ayant ordonné à Molière << de s'asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une « pour lui, et ordonne que l'on introduise les entrées familières, qui se composaient des personnes les plus marquantes « et les plus favorisées de la cour. Vous me voyez, leur dit le « roi, occupé à faire manger Molière, que mes valets de chambre « ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. De ce « moment, Molière n'eut plus besoin de se présenter à cette « table de service, toute la cour s'empressa de lui faire des in«vitations. » (Mémoires de madame Campan, t. III, p. 8.) La réflexion de l'éditeur de ces Mémoires, M. Barrière, mérite également de trouver place ici. « Cette anecdote, dit-il, est « peut-être une de celles qui honorent le plus le caractère et « la vie de Louis XIV. On est touché de voir ce roi superbe « accueillant, dans le comédien Molière, l'immortel auteur « du Misanthrope et du Tartuffe. Voilà par quel trait un prince « qui a de la grandeur, sait venger le génie de la sottise, et le « récompenser de ses travaux. »

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3 Elle se nommait Laforêt. Boileau lui a donné une espèce d'immortalité dans le passage suivant : « On dit que Malherbe «< consultait sur ses vers jusqu'à l'oreille de sa servante; et je me souviens que Molière m'a montré aussi plusieurs fois une « vieille servante qu'il avait chez lui, et à qui lisait, disait-il, . quelquefois ses comédies; et il m'assurait que lorsque des « endroits de plaisanterie ne l'avaient point frappée, il les corri

comptait pas de revenir, ne fit aucune attention à ce que le roi lui avait dit : il avait de quoi se passer du théâtre. Il part; mais il trouva chez lui une femme et des enfants rebelles,

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«< geait, parce qu'il avait plusieurs fcis éprouvé sur son théâtre « que ces endroits n'y réussissaient point.» (Boileau, Réflexions critiques, pag. 182, tom. III des OEuvres, édition de Lefèvre.) « Un jour Molière, pour éprouver le goût de cette servante, lui lut quelques scènes d'une pièce de Brécourt. Laforêt ne prit << point le change, et après avoir ouï quelques mots, elle sou<< tint que son maître n'avait point fait cet ouvrage. » ( BROSS.) I Cette anecdote est douteuse. Il parait, d'après le registre de la Comédie française, que l'Avare ne fut pas représenté avant le 9 septembre 1668. Il eut alors neuf représentations, et onze deux mois après. Ces premieres représentations, il est vrai, furent presque désertes; mais Boileau s'y montrait fort assidu, et soutenait que la pièce était excellente. Racine, irrité contre Molière (il le croyait auteur d'une satire contre Andromaque, dont l'auteur véritable était Subligny), dit un jour à Boileau: « Je vous vis dernièrement à l'Avare, et vous riiez tout seul sur « le théâtre. Je vous estime trop, répondit Boileau, pour croire « que vous n'y ayez pas ri, du moins intérieurement. » (Voyez le Boléana, page 104.)

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2 C'est entre le mois de mars et d'octobre 1670 que le public déserta le théâtre de Molière pour suivre Scaramouche. La longue absence de cet acteur, qui resta en Italie depuis 1667 jusqu'au commencement de 1670, explique l'empressement du public. Le Bourgeois gentilhomme et la tragédie de Tite et Bérénice de Corneille, jouée le 28 novembre 1670, et dans laquelle Baron fit sa rentrée, ramenèrent la foule au théâtre Molière. Scaramouche était un Napolitain appelé Tiberio Fiorelli. Il excellait dans la pantomime; et le trait suivant rapporté par Gherardi, peut donner une idée de son merveilleux talent: «Dans une scène de Colombine avocat pour et contre, Scaramouche, après avoir arrangé tout ce qu'il y a dans sa « chambre, prend sa guitare, s'assied dans un fauteuil, et joue en attendant l'arrivée de son maitre. Pascariel vient tout « doucement derrière lui, et bat la mesure par-dessus ses épaules. « C'est ici que cet incomparable acteur, modèle des plus illustres « comédiens de son siècle, qui avaient appris de lui l'art si « difficile de remuer les passions et de savoir les bien peindre << sur leur visage, c'est ici, dis-je, qu'il faisait pâmer de rire pendant un gros quart d'heure dans une scène d'épouvanto «< ou il ne proférait pas un seul mot..... » Cet exemple suffit pour appuyer ce que dit Mezzetin de l'étude que Molière avait faite du jeu de ce grand acteur. « La nature, dit-il, avait doué « Scaramouche d'un talent merveilleux, qui était de figurer « par les postures de son corps et par les grimaces de son visage

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VIE DE MOLIERE.

qui le reçurent non-seulement comme un étranger, mais encore qui le maltraitèrent. Il fut battu plusieurs fois par sa femme, aidée de ses enfants, qui ne voulaient point partager avec lui la jouissance du bien qu'il avait gagné; et ce mauvais traitement alla si loin, qu'il ne put y résister, de manière qu'il fit solliciter fortement son retour en France, pour se délivrer de la triste situation où il était en Italie. Le roi eut la bonté de lui permettre de revenir. Paris l'avait trouvé fort à redire, et son retour réjouit toute la ville. On alla avec empressement à la comédie italienne pendant plus de six mois, pour revoir Scaramouche: la troupe de Molière fut négligée pendant tout ce temps-là; elle ne gagnait rien, et les comédiens étaient prêts a se révolter contre leur chef. Ils n'avaient point encore Baron pour rappeler le public, et l'on ne parlait point de son retour. Enfin ces comédiens injustes murmuraient hautement contre Molière, et lui reprochaient qu'il laissait languir leur théâtre. « Pourquoi, « lui disaient-ils, ne faites-vous pas des ouvrages qui nous << soutiennent? Faut-il que ces farceurs d'Italiens nous en«<lèvent tout Paris? » En un mot, la troupe était un peu dérangée, et chacun des acteurs méditait de prendre son parti. Molière était lui-même embarrassé comment il les ramènerait; et à la fin, fatigué des discours de ses comédiens, il dit à la Duparc et à la Béjart, qui le tourmentaient le plus, qu'il ne savait qu'un moyen pour l'emporter sur Scaramouche, el de gagner de l'argent que c'était d'aller bien loin pour quelque temps, pour s'en revenir comme ce comédien; mais il ajouta qu'il n'était ni en son pouvoir, ni dans ses desseins, d'employer ce moyen, qui était trop long; mais qu'elles étaient les maîtresses de s'en servir. Après s'être ainsi moqué d'elles, il leur dit sérieusement que Scaramouche ne serait pas toujours couru avec ce même empressement'; qu'on se lassait des bonnes choses comme des mauvaises, et qu'ils auraient leur tour, ce qui arriva aussi par la première pièce que donna Molière.

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« tout ce qu'il voulait ; et cela d'une manière si originale, que le célebre Molière, après l'avoir étudié longtemps, avoua ingénument qu'il lui devait toute la beauté de son action. » (Vie de Scaramouche: par Mezzetin, page 188.) Voici un autre passage tiré du Ménagiana : « Scaramouche, y est-il dit, était « le plus parfait pantomime que nous ayons vu de nos jours. « Molière, original français, n'a jamais perdu une représentation Qui «<de cet original italien. » (Ménagiana, tome II, page 404.) Enfin nous citerons encore ces paroles de Palaprat : «< «< nous racontera les merveilles de l'inimitable Dominico; les << charmes de la nature jouant elle-même à visage découvert « sous les traits de Scaramouche? » (Préface des OEuvres de Palaprat, page 40.) Les études de Molière sur le jeu de Scaramouche lui ont été reprochées par ses ennemis, qui ne pouvant nier la perfection de son talent, faisaient tous leurs efforts pour lui en ôter le mérite. « Voulez-vous, disait l'un d'eux, « tout de bon jouer Molière, il faut dépeindre un homme qui ■ ait dans son habillement quelque chose d'Arlequin, de Sca- ramouche, du docteur, et de Trivelin; que Scaramouche lui • vienne redemander sa démarche, sa barbe, et ses grimaces; . et que les autres viennent en même temps demander ce qu'il * prend d'eux dans son jeu et dans ses habits. Dans une autre ■ scène on pourrait faire venir tous les auteurs et tous les • vieux bouquins où il a pris ce qu'il y a de plus beau dans ses « pièces. On pourrait aussi faire paraitre tous les gens de qua« lité qui lui ont donné des Mémoires, et tous ceux qu'il a a copiés. » (Voyez Zélinde, comédie, scène VIII, page 90, un volume in-12, imprimé en 1663.)

Voici ce que raconte un auteur contemporain de l'estime que Molière faisait des acteurs italiens, des soupers où ils se trouvaient réunis, et des conversations favorites de ces aimables et joyeux convives. « Molière, dit-il, ce grand comédien, et << mille fois encore plus grand auteur, vivait d'une étroite fami« liarité avec les Italiens, parce qu'ils étaient bons acteurs et «fort honnêtes gens : il y en avait toujours deux ou trois des

Ce n'est pas là le seul désagrément que Molière ait eu avec ses comédiens : l'avidité du gain étouffait bien souvent leur reconnaissance, et ils le harcelaient toujours pour demander des grâces au roi. Les mousquetaires, les gardes du corps, les gendarmes, et les chevau-légers, entraient à la comédie sans payer, et le parterre en était toujours rempli; de sorte que les comédiens pressèrent Molière d'obtenir de Sa Majesté un ordre pour qu'aucune personne de sa mai son n'entrât à la comédie sans payer. Le roi le lui accorda. Mais ces messieurs ne trouvèrent pas bon que les comédiens leur fissent imposer une loi si dure, et ils prirent pour un affront qu'ils eussent eu la hardiesse de le demander : les plus mutins s'ameutèrent, et ils résolurent de forcer l'entrée. Ils furent en troupe à la comédie. Ils attaquent brusquement les gens qui gardaient les portes. Le portier se défendit pendant quelque temps mais enfin étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu'étant désarmé, ils ne le tueraient pas. Le pauvre homme se trompa; ces furieux, outrés de la résistance qu'il avait faite, le percèrent de cent coups d'épée; et chacun d'eux, en entrant, lui donnait le sien. Ils cherchaient toute la troupe pour lui faire éprouver le même traitement qu'aux gens qui avaient voulu soutenir la porte. Mais Béjart, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théâtre. «Eh! messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre « vieillard de soixante-quinze ans, qui n'a plus que quel« ques jours à vivre. » Le compliment de ce jeune comédien, qui avait profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très-vivement sur l'ordre du roi; de sorte que réfléchissant sur la faute qu'ils venaient de faire, ils se retirèrent. Le bruit et les cris avaient causé une alarme terrible dans la troupe; les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver, surtout Hubert1 et sa femme, qui avaient fait un trou

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«< meilleurs à nos soupers. Molière en était souvent aussi, mais
<< non pas aussi souvent que nous le souhaitions, et mademoi-
« selle Molière encore moins souvent que lui; mais nous avions
toujours fort régulièrement plusieurs virtuosi, el ces virtuosi
« étaient les gens de Paris les plus initiés dans les anciens mys-
« tères de la comédie française, les plus savants dans ses an-
« nales, et qui avaient fouillé le plus avant dans les archives
« de l'hôtel de Bourgogne et du Marais. Ils nous entretenaient
des vieux comiques de Turlupin, Gauthier-Garguille, Gor-
gibus, Crivello, Spinette, du docteur, du capitan Jodelet,
« Gros-René, Crispin. Ce dernier florissait plus que jamais ; c'é-
<< tait le nom de théâtre ordinaire sous lequel le fameux Pois-
« son brillait tant à l'hôtel de Bourgogne. Quoique Molière eût
<< en lui un redoutable rival, il était trop au-dessus de la basse
<< jalousie pour n'entendre pas volontiers les louanges qu'on lui
donnait; et il me semble fort, sans oser pourtant l'assurer
<< après quarante ans, d'avoir oui dire à Molière, en parlant
<< avec Dominico (c'est le célèbre Arlequin, père de mademoi-
« selle de la Thorillière, célèbre elle-même sous le nom de
« Colombine), de Poisson, qu'il aurait donné toute chose au
« monde pour avoir le naturel de ce grand comédien. C'est dans
« ces soupers que j'appris une espèce de suite chronologique
«< de comiques, jusqu'aux Sganarelles, qui ont été le personnage
« favori de Molière, quand il ne s'est pas jeté dans les grands
« rôles à manteau, et dans le noble et haut comique de l'École
« des femmes, des Femmes savantes, du Tartuffe, de l'A-
du Misanthrope, etc. » Ce passage est précieux, mais
que de regrets il fait naître, lorsqu'on songe à toutes les choses
que l'auteur ne fait qu'indiquer! Il était temps encore d'écrire
la vie de Molière, et le simple récit d'un de ses soupers ferai
aujourd'hui plus d'honneur à cet écrivain que ne lui en a fait
le Concert ridicule, le Ballet extravagant, le Secret révélé,
la Prude du temps, et toutes ses poésies diverses. (Voyez la
Préface de Palaprat à la tête de ses OEuvres, page 30.)

« vare,

Cet acteur fort comique était l'original de plusieurs rôles qu'il représentait dans les pièces de Molière : et comme il était

dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier; mais parce que le trou n'était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules; jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien | n'avançait ; et il criait comme un forcené par le mal qu'on lui faisait, et dans la peur qu'il avait que quelque gendarme ne lui donnât un coup d'épée dans le derrière. Mais le tumulte s'étant apaisé, il en fut quitte pour la peur, et l'on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était.

Quand tout ce vacarme fut passé, la troupe tint conseil, pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. Vous ne m'avez point donné de repos, dit Molière à l'assemblée, que je n'aie importuné le roi pour avoir l'ordre qui nous a mis à deux doigts de notre perte; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire. Hubert voulait qu'on laissât toujours entrer la maison du roi, tant il appréhendait une seconde rumeur. Plusieurs autres, qui ne craignaient pas moins que lui, furent de même avis. Mais Molière, qui était ferme dans ses résolutions, leur dit que puisque le roi avait daigné leur accorder cet ordre, il fallait en pousser l'exécution jusqu'au bout, si Sa Majesté le jugeait à propos et je pars dans ce moment, leur dit-il, pour l'en informer. Ce dessein ne plut nullement à Hubert, qui tremblait encore.

Quand le roi fut instruit de ce désordre, Sa Majesté ordonna aux commandants des corps qui l'avaient fait, de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connaître et faire punir les plus coupables, et pour leur réitérer ses défenses d'entrer à la comédie sans payer. Molière, qui aimait fort la harangue, fut en faire une à la tête des gendarmes, et leur dit que ce n'était point pour eux ni pour les autres personnes qui composaient la maison du roi, qu'il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d'entrer à la comédie; que la troupe serait toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient les honorer de leur présence : mais qu'il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours abusant de leur nom et de la bandoulière de messieurs les gardes du corps, venaient remplir le parterre, et ôter injustement à la troupe le gain qu'elle devait faire; qu'il ne croyait pas que des gentilshommes qui avaient l'honneur de servir le roi, dussent favoriser ces misérables contre les comédiens de Sa Majesté; que d'entrer à la comédie sans payer n'était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu'à répandre du sang pour se la conserver; qu'il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs, et aux personnes qui n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sous, ne voyaient le spectacle que par charité, s'il m'est permis, dit-il, de parler de la sorte. Ce discours fit tout l'effet que Molière s'était promis, et depuis ce temps-là la maison du roi n'est point entrée à la comédie sans payer.

En 1670, on joua une pièce intitulée Don Quixote (je n'ai pu savoir de quel auteur) 1 : on l'avait prise dans le temps

entré dans le sens de ce fameux auteur, par qui il avait été Instruit, il y réussissait parfaitement. Jamais acteur n'a porté si loin les rôles d'homme en femme. Celui de Bélise, dans les Femmes savantes, madame Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme, et madame Jobin dans la Devineresse, lui ont attiré l'applaudissement de tout Paris. Il s'est fait aussi admirer dans le rôle du vicomte de l'Inconnu, ainsi que dans ceux des médecins et des marquis ridicules. Les rôles de femmes que Hubert jouait furent donnés à Beauval. (Note de M. Grandval le père. Frères Parfait, tome XII, page 473.)

1 Cette pièce ancienne, mais raccommodée par Madeleine Béjart, ainsi qu'on le voit dans une note du registre de la Grange, datée du 30 janvier 1660, portait le titre de Don Quixote, ou les Enchantements de Merlin. Guérin de Bouscal a donné deux

que don Quixote installe Sancho Pança dans son gouverne ment. Molière faisait Sancho; et comme il devait paraître sur le théâtre monté sur un âne, il se mit dans la coulisse pour être prêt à entrer dans le moment que la scène le demanderait. Mais l'âne, qui ne savait point le rôle par cœur, n'observa point ce moment; et dès qu'il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu'il n'en fit rien. Il tirait le licou de toute sa force; l'âne n'obéissait point, et voulait absolument paraître. Molière appelait : Baron, Laforêt, à moi! ce maudit âne veut entrer ! Laforêt était une servante qui faisait alors tout son domestique, quoiqu'il eût près de trente mille livres de rente. Cette femme était dans la coulisse opposée, d'où elle ne pouvait passer par-dessus le théâtre pour arrêter l'âne; et elle riait de tout son cœur de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettait de force à tirer son licou pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours, et désespérant de pouvoir vaincre l'opiniâtreté de son âne, il prit le parti de se retenir aux ailes du théâtre, et de laisser glisser l'animal entre ses jambes pour aller faire telle scène qu'il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d'esprit de Molière, à la gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fùt exposé à de pareilles aventures, et prît sur lui les personnages les plus comiques. Il est vrai qu'il s'en est lassé plus d'une fois; et si ce n'avait été l'attachement inviolable qu'il avait pour sa troupe et pour les plaisirs du roi, il aurait tout quitté pour vivre dans une mollesse philosophique dont son domestique, son travail et sa troupe, l'empêchaient de jouir. Il y avait d'autant plus d'inclination, qu'il était devenu très-valétudinaire, et il était réduit à ne vivre que de lait. Une toux qu'il avait négligée lui avait causé une fluxion sur la poitrine, avec un crachement de sang, dont il était resté incommodé; de sorte qu'il fut obligé de se mettre au lait pour se raccommoder, et pour être en état de continuer son travail. Il observa ce régime presque le reste de ses jours; de manière qu'il n'avait plus de satisfaction que par l'estime dont le roi l'honorait; et du côté de ses amis, il en avait de choisis, à qui il ouvrait souvent son cœur.

L'amitié qu'ils avaient formée dès le collége, Chapelle et lui, dura jusqu'au dernier moment. Cependant celui-là n'était pas un ami consolant pour Molière, il était trop dissipé; il aimait véritablement, mais il n'était point capable de rendre de ces devoirs empressés qui réveillent l'amitié. Il avait pourtant un appartement chez Molière, à Auteuil ', où il allait fort souvent; mais c'était plus pour se réjouir que pour entrer dans le sérieux. C'était un de ces génies supérieurs et réjouissants que l'on annonçait six mois avant que de le pouvoir donner pendant un repas. Mais pour être trop à tout le monde, il n'était point assez à un véritable ami. De sorte que Molière s'en fit deux plus solides dans la personne

comédies en cinq actes sous ce titre. Il est probable que Madeleine Béjart avait retouché une de ces deux pièces.

Auteuil était alors le rendez-vous de tous les amis de Molière, au nombre desquels il faut compter Boileau, la Fontaine, Guilleragues, Puymorin, et l'abbé le Vayer, fils unique de la Mothe le Vayer. Brossette nous apprend que ce dernier avait un attachement singulier pour Molière, dont il était le partisan et l'admirateur. Un jour qu'il se trouvait avec Boileau à Auteuil, la conversation s'engagea sur le travers des hommes Molière soutint que tous les hommes sont fous, et que chacun néanmoins croit être sage tout seul. Cette idée fut approfondie et discutée, de manière qu'elle fournit à Boileau le sujet de sa quatrième satire. On croit même que Molière conçut le dessein de la mettre au théâtre. Un autre jour, Puymorin, frère de Boileau, raconta qu'ayant osé critiquer le poëme de la Pucelle en présence de Chapelain, celui-ci lui avait ré

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