Le français, qui déjà avait pris noblement sa place dans la littérature au douzième siècle, dans les chants des troubadours et des trouvères, s'empare de l'histoire au treizième siècle, avec Villehardouin et Joinville. Avec eux on échappe complétement à la chronique aride et sèche, dénuée de couleurs et de mouvement; la vie est venue à l'histoire. Elle n'enregistre plus seulement la succession chronologique des faits, elle les anime, ou plutôt elle leur conserve leur expression énergique et pas sionnée. Villehardouin, né en Champagne et maréchal de cette province, exposa avec franchise et naïveté l'histoire de la quatrième croisade contre Constantinople. Joinville, champenois comme lui et d'une des premières familles du pays, suivit Louis IX à la croisade d'Egypte, et vécut dans l'intimité de ce grand roi, dont il écrivit l'histoire. I E. F. Dans Villehardouin, peintre admirable de mœurs et de détails, le caractère de l'idiome français est encore naissant. Si l'on voulait un exemple de l'ancienne affinité des dialectes romans du Midi et du Nord, on pourrait surtout choisir Villehardouin; il a encore ces syllabes sonores et ces restes de latinité que l'on retrouve dans la poésie provençale. Combien, du reste, ce récit est une vive peinture du moyen âge, dans une de ses grandes et singulières entreprises! Nulle part on ne sentira mieux l'alliance entre la réalité des événements et les fictions de cette époque. Qu'est-ce que l'ouvrage de Villehardouin? c'est le récit d'une conquête que font par accident des seigneurs français qui ont pris la croix dans un tournoi en Champagne, ont passé la mer, et, après beaucoup de négociations et de combats, ont gardé Constantinople et érigé des seigneuries en Grèce et en Asie. C'est à la fois une chronique et un roman de chevalerie. L'histoire de Villehardouin est presque le plus ancien monument que nous ayons de la prose française. Sous ce rapport seul, elle serait digne d'un haut intérêt. La langue s'y reconnaît mieux que dans les rimes alignées des trouvères. Par la vivacité du récit, l'ouvrage intéresse plus encore. Ce n'est pas un historien, c'est un homme qui dit la chose qu'il a faite ou qu'il a vue, avec la plus grande simplicité de langage, comme il l'a faite, comme il l'a vue. C'est une déposition perpétuelle que ce livre. De nos jours, quand le talent imite cette forme, il reste quelque chose d'artificiel, même dans la tentative la plus heureuse. Vous découvrez l'homme ingénieux du dix-neuvième siècle qui se cache sous les formes naïves du conteur du treizième. Mais quand c'est l'homme même du treizième siècle qui parle et conte ainsi, le charme de vérité n'est plus seulement dans le récit tout entier, mais dans chaque mot: l'auteur, le temps et l'ouvrage ne sont qu'une même chose que vous avez devant les yeux. Ouvrez le récit de Villehardouin, vous voyez tout d'abord un saint homme, qui eut nom Foulcques de Neuilly, et qui était curé de ce lieu. « Cis Foulcques commença à parler de NotreSeigneur par France et par les autres païs d'entour. » L'apostole de Rome, Innocent III, envoie vers ce saint homme et lui fait dire de prêcher la croisade. L'année suivante, à un beau tournoi qui se donnait en Champagne, une foule de seigneurs prennent la croix. Mais il fallait des vaisseaux, Six députés sont choisis par les seigneurs croisés pour aller en demander à Venise : Villehardouin est du nombre. Ils arrivent et trouvent le doge Dandolo, homme sage et preux, qui les accueille volontiers. L'historien ne remarque pas même que ce doge, plein d'ardeur pour les grandes entreprises, avait alors quatre-vingt-neuf ans. Mais suivons Villehardouin dans le palais de ce doge, dans son conseil, et enfin dans une grande assemblée du peuple en la chapelle de Saint-Marc, la plus belle qui șoit. La scène est merveilleuse. D'abord Villehardouin et ses associés ont soigneusement conféré avec le doge et les principaux membres du sénat; puis, comme Venise était encore démocratique (quel spectacle pour ces seigneurs féodaux du moyen âge!) il leur faut requérir le peuple humblement. C'est Geoffroy de Villehardouin, le maréchal de Champagne, qui dit : « Signour (*), li baron de France, li plus haut et li plus poestiens nous ont à vous envoiés, et vous crient merci, ke pités il vous prengne de la cité de Jérusalem qui est en servage des Turcs, et ke vous, pour Dieu leur compaignie, voilliez aidier à le honte Jhésu-Crist vengier, et por cou vous ont esleus, k'il sevent bien ke nule gent ki sor mer soient, n'ont ki grant pooir comme vous avés; et nous commandèrent que nous vous en chéissiens as piés, et que nous n'en levissiemes devant chou ke vous le nous ariés octroié, et ke vous ariez pité de la terre d'oultremer. » Maintenant, les six messagers s'agenouillent en pleurant; et le doge et tous les autres s'écrièrent tous d'une voix, en levant leurs mains en haut : « Nous l'octroyons, nous l'octroyons. » Et il y eut si grand bruit et si grande noise, qu'il sembloit que la terre tremblast. Ce discours, ce récit mettent certainement les choses sous les yeux avec une vérité de couleur que nul art moderne ne saurait atteindre. Villehardouin continue de raconter en détail les lents préparatifs de la croisade: Thibaut, comte de Champagne, qui devait la commander, était mort prématurément. A son défaut, on s'adresse au duc de Bourgogne, au comte de Bar-le-Duc, enfin au marquis de Montferrat. De toutes parts les barons et les pèlerins se rendent à Venise, d'où l'armée devait partir. C'est alors que le vieux doge, aveugle et chargé de quatre-vingt-neuf ans, ayant assemblé le peuple dans l'église de Saint-Marc, annonce qu'il veut se croiser aussi et mourir avec les pèlerins. Enfin on met à la voile pour se rendre à Corfou. Les embarras de l'expédition, les jalousies, les divisions de tant de chefs ambitieux, tout cela forme un tableau naïvement retracé. L'historien, quoique mêlé toujours aux (*) Nous avons rétabli le texte récemment publié par M. Buchon, et qui nous paraît le plus archaïque et le plus expressif. Sur beaucoup de points, d'ailleurs, ce texte est conforme aux leçons adoptées par M. Paulin Pâris, dans sa belle édition de la Chronique de Villehardouin. (Note de M. Villemain.) événements, parle peu de ce qu'il fait lui-même, et, quand il en parle, c'est avec une grande prud'homie. « Moi, dit-il, bien tesmoegne Joffrois li mareschaus de Champaigne, ki ceste œuvre dita. » Ce précieux monument de notre histoire nationale peut aujourd'hui nous occuper sous plusieurs rapports. Veut-on s'attacher à l'état de la langue, il offre plusieurs analogies avec le roman méridional, et on peut y noter l'observation de plusieurs des règles que M. Raynoúard a savamment rappelées. Les désinences méridionales y sont encore fréquentes signour, tremor, meillor, seror, empereour, vos, dolorous... La suppression de l's, dans les cas directs du pluriel, est soigneusement observée; la construction est simple et régulière, l'expression courte et pittoresque. Villehardouin est singulièrement concis; on peut le remarquer en comparant son texte original à toute version moderne qu'on voudrait en essayer; et cela ne tient pas seulement aux formes de l'idiome dans lequel il écrit, mais à un tour d'esprit ferme et nerveux qui sent son homme de guerre. Le langage du maréchal de Champagne rappelle quelques-uns de ces vieux chroniqueurs romains, dont il ne nous est resté çà et là que peu de phrases éparses, mais sur lesquels Salluste avait en partie formé la mâle vigueur de sa diction. Cette grande qualité du récit, la rapidité, et ce rare mérite du style, la brièveté, se rencontrent dans Villehardouin à un degré qu'on admirerait dans les écrivains les plus habiles d'une langue perfectionnée, et il s'y joint une rudesse naïve et en même temps une gravité qui sont le cachet du temps et de l'homme. Le grand intérêt du livre toutefois, c'est la peinture historique, c'est le rapprochement des Grecs et des Francs, opposés et réunis dans un même récit. Rien de plus singulier que ce peuple grec de Constantinople, débris pétrifié du vieux Bas-Empire, qui paraît en présence de cette jeune race de guerriers français. L'astuce et la timidité de cette cour grecque, remplie sans cesse de complots, la rude et ardente ambition des croisés, tout cela est vivement reproduit. A peine un nouvel empereur, Alexis, est-il élevé sur le trône par le secours des Latins, qu'il s'occupe d'éloigner des hôtes si dangereux, et de les renvoyer à la croisade. Mais ceux-ci n'ont hâte de quitter leur proie, et s'irritent contre leur allié. Toutefois la guerre ne commence pas brusquement. Trois envoyés, Quesne de Béthune, Jeoffroy de Villehardouin et Miles le Brebans de Provins, viennent à Constantinople sommer le nouvel empereur au milieu de sa cour. a Sire, dit Quesne de Béthune, qui moult estoit sage et bien |