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autre, alors, emporté par cette passion nouvelle, vous échappez, il est vrai, au désenchantement de la première, et c'est ainsi que, dans une existence très remplie et très agitée, vous pouvez vivre assez longtemps avec le bonheur de ce monde avant d'en connaitre la vanité. Mais cet étourdissement ne peut durer toujours : le moment vient où cette impétueuse inconstance dans la poursuite du bonheur, qui naît de la variété et de l'indécision de nos désirs, se fixe enfin, et où notre nature, ramassant, pour ainsi dire, et concentrant dans une seule passion tout le besoin de bonheur qui est en elle, voit ce bonheur, l'aime, le désire dans une seule chose qui est là, et à laquelle elle aspire de toutes les forces qui sont en elle. Alors, quelle que soit cette passion, alors arrive inévitablement l'amère expérience que le hasard avait différée : car, à peine obtenu, ce bonheur si ardemment, si uniquement désiré, effraye l'âme de son insuffisance; en vain elle s'épuise à y chercher ce qu'elle y avait rêvé; cette recherche même le flétrit et le décolore ce qu'il paraissait, il ne l'est point; ce qu'il promettait, il ne le tient pas; tout le bonheur que la vie pouvait donner est venu, et le désir du bonheur n'est point éteint. Le bonheur est donc une ombre, la vie une déception, nos désirs un piège trompeur. Il n'y a rien à répondre à une pareille démonstration; elle est plus décisive que celle du malheur même; car, dans le malheur, vous pouvez encore vous faire illusion, et, en accusant votre mauvaise fortune, absoudre la nature des choses; tandis qu'ici c'est la nature même des choses qui est convaincue de méchanceté : le cœur de l'homme et toutes les félicités de la vie mis en présence, le cœur de l'homme n'est point satisfait. Aussi, ce retour mélancolique sur lui-même, qui élève l'homme mur à la pensée de sa destinée, qui le conduit à s'en inquiéter et à

se demander ce qu'elle est, nait-il plus ordinairement encore de l'expérience des bonheurs de la vie que de celle de ses misères. Ce sont là deux des cas où la question se pose; ce ne sont pas les seuls.

Dans le sein des villes, l'homme semble être la grande affaire de la création; c'est là qu'éclate toute son apparente supériorité, c'est là qu'il semble dominer la scène du monde, ou, pour mieux dire, l'occuper à lui seul. Mais, lorsque cet être si fort, si fier, si plein de luimême, si exclusivement préoccupé de ses intérêts dans l'enceinte des cités et parmi la foule de ses semblables, se trouve par hasard jeté au milieu d'une immense nature, qu'il se trouve seul en face de ce ciel sans fin, en face de cet horizon qui s'étend au loin et au delà duquel il y a d'autres horizons encore, au milieu de ces grandes productions de la nature qui l'écrasent, sinon par leur intelligence, du moins par leur masse; mais, lorsque voyant à ses pieds, du haut d'une montagne et sous la lumière des astres, de petits villages se perdre dans de petites forêts, qui se perdent elles-mêmes dans l'étendue de la perspective, il songe que ces villages sont peuplés d'êtres infirmes comme lui, qu'il compare ces êtres et leurs misérables habitations avec la nature qui les environne, cette nature elle-même avec notre monde sur la surface duquel elle n'est qu'un point, et ce monde, à son tour, avec les mille autres mondes qui flottent dans les airs, et auprès desquels il n'est rien à la vue de ce spectacle, l'homme prend aussi en pitié ses misérables passions toujours contrariées, ses misérables bonheurs qui aboutissent invariablement au dégoût; et alors aussi la question de savoir ce qu'il est et ce qu'il fait ici-bas lui vient; et alors aussi il se pose le problème de sa destination. Ce n'est pas tout. Non seulement le bonheur, le malheur, la comparaison de notre infirmité avec la gran

deur de la nature, mais encore les regards jetés, soit sur l'histoire de notre espèce, soit sur celle de cette terre que nous habitons, évoquent dans l'âme la plus. préoccupée, la plus exclusivement renfermée dans la satisfaction de ses besoins et de ses passions, le problème de la destination.

Vous qui savez l'histoire, voyez un peu comment l'humanité a marché.

Dans les grandes plaines de l'Asie, vous voyez arriver des races qui descendent des montagnes centrales de ce vaste continent, des races qui ont peut-être des ancêtres, mais qui n'ont pas d'histoire. Elles s'en viennent sauvages, presque nues, à peine armées; elles s'en viennent sans dire d'où elles sortent, ni à qui elles appartiennent; elles arrivent là un jour, elles s'emparent de ces plaines. D'un autre côté, et des déserts de l'Arabie, arrivent d'autres races, qui n'ont pas le même crâne, les mêmes idées, mais qui sont dans la même ignorance de leur origine et de leurs ancêtres. En se rencontrant, elles se trouvent hostiles les unes aux autres de longues luttes s'engagent, qui fondent de grands empires aussitôt renversés qu'établis; une race surnage enfin, qui demeure en possession de ces terres et y domine seule, tenant les autres sous ses pieds. Cet empire à peine créé entre en contact avec l'Europe. Là aussi des hommes sans histoire, qui ont encore d'autres cranes, d'autres idées, une autre manière de vivre. Et ces deux races, l'une asiatique et l'autre grecque, se disputent la prépondérance: les Grecs l'emportent, et l'Asie est soumise. Mais bientôt un nouveau peuple, habitant l'occident, s'élève, grandit rapidement, et dans les cadres immenses de son empire engloutit la race grecque et ses conquêtes. Cet autre peuple est lui-même entouré de races inconnues à elles-mèmes et aux autres,

qui vivent, depuis des époques ignorées, dans l'occident et le nord de l'Europe. Ces hommes, qui ne ressemblent ni aux Romains, ni aux Grecs, ni aux Orientaux, qui ont d'autres croyances, d'autres idées, d'autres langues, ont aussi leur vocation qui les agite au sein de leurs forêts, et qui les appelle à leur tour sur la scène du monde. Ils y paraissent quand l'heure est venue, et Rome s'écroule sous leur souffle. Et puis, plus tard, on pénètre dans des pays ignorés, on découvre le nord de l'Asie, le midi de l'Afrique, l'Amérique, les innombrables îles semées comme de la poussière sur la surface de l'Océan, et partout de nouveaux peuples, des peuples de toutes les couleurs, blancs, noirs, rouges cuivrés, à crânes de toutes les formes, à civilisations de tous les degrés, à idées de toutes les espèces; et de ces peuples, aucun ne sait d'où il vient, ce qu'il fait sur la terre, où il va; aucun ne sait par quel lien il se rattache à la commune humanité !

Quand on réfléchit à cette histoire de l'espèce humaine, à cette nuit profonde qui couvre en tous lieux son berceau, à ces races qui se trouvent partout en même temps et partout dans la même ignorance de leur origine, aux diversités de toute espèce qui les séparent encore plus que les distances, les montagnes et les mers, à l'étonnement dont elles sont saisies quand elles se rencontrent, à la constante hostilité qui se déclare entre elles dès qu'elles se connaissent; quand on songe à cette obscure prédestination qui les appelle tour à tour sur la scène du monde, qui les y fait briller un moment, et qui les replonge bientôt dans l'obscurité, un sentiment d'effroi s'empare de l'âme, et l'individu se sent accablé de la mystérieuse fatalité qui semble peser sur l'espèce. Qu'est-ce donc que cette humanité dont nous faisons partie? d'où vient-elle? où va-t-elle? En est-il d'elle

comme des herbes des champs et des arbres des forêts? comme eux, est-elle sortie de terre, en tous lieux, au jour marqué par les lois générales de l'univers, pour y rentrer un autre jour avec eux? ou bien, comme l'a rêvé son orgueil, la création n'est-elle qu'un théâtre sur lequel elle vient jouer un acte de ses destinées immortelles? Encore, si la lumière qui ne luit pas sur son berceau éclairait son développement? Mais qui sait où elle va, comment elle va? La civilisation orientale est tombée sous la civilisation grecque; la civilisation grecque est tombée sous la civilisation romaine; une nouvelle civilisation, sortie des forêts de la Germanie, a détruit la civilisation romaine : que deviendra cette nouvelle civilisation? Conquerra-t-elle le monde, ou bien est-il dans la destinée de toute civilisation de s'accroître et de tomber? En un mot, l'humanité ne fait-elle que tourner éternellement dans le même cercle, ou bien avance-t-elle ? ou bien encore, comme quelques-uns le prétendent, recule-t-elle ? Car on a supposé aussi que toute lumière était au commencement, que, de traditions en traditions, de transmissions en transmissions, cette lumière allait s'éteignant, et que, sans nous en douter, nous marchions à la barbaric par le chemin de la civilisation. L'homme, Messieurs, demeure éperdu en face de ces problèmes : anéanti qu'il est dans l'espèce, l'anéantissement de l'espèce elle-même au milieu d'une mer de ténèbres glace son cœur et confond son imagination. Il se demande quelle est cette loi sous laquelle marche le troupeau des hommes sans la connaitre, et qui l'emporte avec eux d'une origine ignorée à une fin ignorée : et de cette manière encore se pose pour lui la question de sa destinée.

Enfin, un motif de se la poser, plus formidable encore, si je puis me servir de cette expression, c'est celui dont

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