Images de page
PDF
ePub

que les plus grandes tempêtes. Le repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme qui la console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous les biens.

[blocks in formation]

Ce que vous avez le plus à craindre, monsieur, c'est la mollesse et l'amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans le plus affreux désordre les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d'horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l'âme, qui l'engourdit et qui lui ôte toute vie pour le bien mais c'est une langueur traîtresse, qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Il faut donc une foi mâle et vigoureuse, qui gourmande cette mollesse sans l'écouter jamais. Sitôt qu'on l'écoute et qu'on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu'un pauvre homme; et, s'il se trouve dans de grandes places, il n'y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l'homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mnou n'est pas un homme; c'est une demifemme. L'amour de ses commodités l'entraine toujours, malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver

ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires dans sa profession, ni s'assujettir de suite au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s'accommoder au goût et à l'humeur d'autrui, ni s'appliquer courageusement à se corriger.

C'est le paresseux de l'Écriture, qui veut et ne veut pas1; qui veut de loin ce qu'il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur, dès qu'il regarde le travail de près. Que faire d'un tel homme? il n'est bon à rien. Les affaires l'ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service de l'armée trouble ses plaisirs, l'assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il, les moments lui paraissent des heures. S'amuse-t-il, les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu'il en fait; il le laisse couler comme l'eau sous les ponts. Demandez-lui ce qu'il a fait de sa matinée : il n'en sait rien, car il a vécu sans songer s'il vivait; il a dormi le plus tard qu'il a pu, s'est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le diner est venu; l'aprèsdinée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n'est bon à rien. Il ne faudrait que de l'orgueil pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d'un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l'orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile 2.

Souvenez-vous, monsieur, que la mollesse énerve tout, qu'elle affadit tout, qu'elle ôte leur sève et leur force à

1. Prov., XIII, 4.

2. Imbécile ici veut dire faible.

toutes les vertus et à toutes les qualités de l'âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout il est si tiède, que Dieu le vomit; le monde le vomit aussi à son tour, car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde; c'est un néant; il est comme s'il n'était pas; quand on en parle, on dit : Ce n'est pas un homme. Craignez, monsieur, ce défaut qui serait la source de tant d'autres. Priez, veillez, mais veillez contre vousmême. Pincez-vous comme on pince un léthargique ; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller; recourez assidûment aux sacrements, qui sont les sources de vie; et n'oubliez jamais que l'honneur du monde et celui de l'Évangile sont ici d'accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu'aux violents qui les emportent d'as

[merged small][merged small][merged small][ocr errors]

Il est vrai, ma chère fille, que j'ai reproché souvent la lâcheté à Saint-Cyr, et qu'il me parait qu'il y en a beaucoup dans l'esprit et dans le corps. J'appelle lâcheté cette délicatesse sur les moindres réprimandes, ce découragement qui s'ensuit, ces ménagements qu'on désire, ces récompenses continuelles dès qu'on a fait la moindre partie de son devoir, ce goût pour la dévotion sensible, ces peines quand il faut servir Dieu sans foi et sans goût, cette envie d'être à son aise sans que rien ne nous coûte, ce chagrin contre soi-même quand on trouve des difficultés à se corriger; je crois, ma chère fille, que

voilà une partie de la lâcheté de l'esprit. Venons à celle du corps cette recherche continuelle des commodités, qui ferait établir des machines qui apportassent toutes les choses dont on a besoin sans étendre le bras pour les aller prendre, cette frayeur des moindres incommodités, comme du vent, du froid, de la fumée, de la poussière, des puanteurs, qui fait faire des plaintes et des grimaces comme si tout était perdu, cette lenteur dans l'ouvrage qu'on ne fait que par force et qu'on ne se soucie pas d'avancer, cette indifférence que ce qu'on fait soit bien fait, cette peur d'être grondée qui est la seule chose qui occupe, sans se soucier du bien dans ce qu'on nous confie, ce balayage qu'on aime autant qu'il laisse des ordures que de n'en pas laisser, pourvu qu'on ne nous en dise rien, le linge mal plié et rangé en désordre, les ouvrages faits avec des gens qui empêchent de les bien faire, ces portes et ces fenêtres mal fermées pour ne pas s'en donner la peine, ce rayon de soleil qui met une classe en désordre et où les demoiselles courent, soit dans la chambre ou au chœur, pour leur sauver cette incommodité, cette impossibilité de s'acquitter d'une commission exactement, parce qu'on s'en remet sur la première personne qu'on trouve, sans se soucier jamais du fait, cette impatience de ne pouvoir attendre en paix....

J'étais en bon train, ma chère fille, mais je n'ai pu continuer ma lettre, et je ne sais plus ce que je voulais dire; adieu, ma chère fille, je vous donne le bonsoir1.

MME DE MAINTENON.

Lettre à une maitresse des classes (1692).

1. Cf. du même auteur: « Accoutumez-les à être ménagères, agissantes, adroites, fidèles dans les petites choses comme dans les plus grandes, exactes, véritables jusqu'à s'accuser elles-mêmes quand il

[blocks in formation]

L'orgueil est une enflure du cœur par laquelle l'homme s'étend et se grossit en quelque sorte en lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d'excellence. C'est pourquoi les richesses nous élèvent, parce qu'elles nous donnent lieu de nous considérer nous-mêmes comme plus forts et plus grands. Nous les regardons, selon l'expression du Sage, comme une ville forte qui nous met à couvert des injures de la fortune, et nous donne moyen de dominer sur les autres : « Les richesses du riche sont comme une ville qui le fortifie. »> Substantia divitis urbs roboris ejus1; et c'est ce qui cause cette élévation intérieure qui est le ver des richesses, comme dit saint Augustin.

L'orgueil des grands est de même nature que celui des riches, et il consiste de même dans cette idée qu'ils ont de leur force. Mais comme en se considérant seuls ils ne pourraient pas trouver en eux-mêmes de quoi la former, ils ont accoutumé de joindre à leur être l'image de tout ce qui leur appartient et qui est lié à eux 2. Un grand, dans son idée, n'est pas un seul homme, c'est un homme environné de tous ceux qui sont à lui, et 'qui s'imagine avoir autant de bras qu'ils en ont tous ensemble, parce qu'il en dispose et qu'il les remue. Un général d'armée se représente toujours à lui-même au milieu de ses soldats; ainsi chacun tâche d'occuper le plus de place qu'il peut dans son imagination, et l'on

convient, remplies d'honneur, de bonne foi, de probité, mais de cet honneur chrétien qui n'a rien de superbe ni de païen. » Avis aux maitresses des classes, 1692.

1. Prov., XVIII, 11.

2. Cf. plus loin l'extrait intitulé : La vaine gloire,

« PrécédentContinuer »