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ne se pousse et ne s'agrandit dans le monde que pour augmenter l'idée que chacun se forme de soi-même. Voilà le but de tous les desseins ambitieux des hommes; Alexandre et César n'ont point eu d'autre vue dans toutes leurs batailles que celle-là; et si l'on demande pourquoi le Grand-Seigneur a fait depuis peu périr cent mille hommes devant Candie, on peut répondre sûrement que ce n'est que pour attacher encore à cette image intérieure qu'il a de lui-même le titre de conqué

rant.

C'est ce qui nous a produit tous ces titres fastueux qui se multiplient à mesure que l'orgueil intérieur est plus grand ou moins déguisé. Je m'imagine que celui qui s'est le premier appelé haut et puissant seigneur, se regardait comme élevé sur la tête de ses vassaux, et que c'est ce qu'il a voulu dire par cette épithète de haut, si peu convenable à la bassesse des hommes. Les nations orientales surpassent de beaucoup celles de l'Europe dans cet amas de titres, parce qu'elles sont plus sottement vaines. Il faut une page entière pour expliquer les qualités du plus petit roi des Indes, parce qu'ils y comprennent le dénombrement de leurs revenus, de leurs éléphants et de leurs pierreries, et que tout cela fait partie de cet être imaginaire qui est l'objet de leur vanité.

Peut-être même que ce qui fait désirer aux hommes avec tant de passion l'approbation des autres, est qu'elle les affermit et les fortifie dans l'idée qu'ils ont de leur excellence propre; car ce sentiment public les assure, et leurs approbateurs sont comme autant de témoins qui les persuadent qu'ils ne se trompent pas dans le jugement qu'ils font d'eux-mêmes.

L'orgueil qui naît des qualités spirituelles est de même genre que celui qui est fondé sur des avantages

extérieurs, et il consiste de même dans une idée qui nous représente grands à nos yeux, et qui fait que nous nous jugeons dignes d'estime et de préférence, soit que cette idée soit formée sur quelque qualité que l'on connaisse distinctement en soi, soit que ce ne soit qu'une image confuse d'une excellence et d'une grandeur que l'on s'attribue.

C'est aussi cette idée qui cause le plaisir ou le dégoût que l'on trouve dans quantité de petites choses qui nous flattent ou qui nous blessent, sans que l'on en voie d'abord la raison. On prend plaisir à gagner à toutes sortes de jeux, même sans avarice, et l'on n'aime point à perdre. C'est que quand on perd, on se regarde comme malheureux, ce qui renferme l'idée de faiblesse et de misère; et quand on gagne, on se regarde comme heureux, ce qui présente à l'esprit celle de force, parce qu'on suppose qu'on est favorisé de la fortune. On parle de même fort volontiers de ses maladies ou des dangers que l'on a courus, parce qu'on se regarde en cela, ou comme étant protégé particulièrement de Dieu, ou comme ayant beaucoup de force ou beaucoup d'adresse pour résister aux maux de la vie.

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J'ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle, qu'elle ne se faisait pas même sentir; ils s'attachaient à leur devoir sans s'y plier, et s'y portaient comme par instinct bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il semblait qu'elles n'avaient pas percé

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jusqu'à eux. Voilà les gens que j'aime : non pas ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.

Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus grands hommes?

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé; ils sont un modèle universel, un sujet de comparaisons inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part1!

Il y a quelques jours qu'un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents: mais, comme il n'y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler. La conversation nous revint donc, et nous la primes.

Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se plaindre de l'ennui répandu dans les conversations. « Quoi! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes et qui ramènent tout à eux! » - Vous avez raison, »> reprit brusquement notre discoureur; « il n'y a qu'à faire comme moi je ne me loue jamais; j'ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense, mes amis disent que j'ai quelque esprit; mais je ne parle jamais de tout

1. Remarquez cet emprunt aux lois de l'optique. Montesquieu a recherché de tout temps les comparaisons d'ordre scientifique.

cela si j'ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c'est ma modestie 1. »

J'admirais cet impertinent; et pendant qu'il parlait tout haut, je disais tout bas: Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui, qui craint ceux qui l'écoutent, et ne compromet point son mérite avec l'orgueil des autres 2.

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Le premier-né de l'amour-propre est l'orgueil aussi les premières allégories des législateurs furent-elles dirigées contre cette passion. Comme une certaine philosophie, dont je parlerai plus bas, a tellement favorisé l'orgueil qu'il paraît être le caractère du siècle, c'est contre lui que la raison et la morale doivent réunir leurs attaques. Mais il faut le faire mourir sans le blesser : car, si on le blesse, l'orgueil ne meurt pas. Dans les occasions où l'orgueil des hommes est compromis, on parle en vain à leurs plus chers intérêts; c'est toujours l'orgueil qui répond et s'obstine, et l'orgueil est plus près du suicide que du repentir. Il ne déplait tant que parce qu'il se donne, s'attribue et s'arroge tout d'où est venu le mot arrogance; et non seulement il nous prive du plaisir de lui accorder quelque chose, mais il

1. Est-ce une allusion au maréchal de Villars, le plus fanfaron des hommes? Cf. VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, édit. Bourgeois, p. 539. 2. Cf. LA BRUYÈRE, ch. X1, sur la fausse modestie, et MARIVAUX, morceau cité dans ce recueil, page 181.

3. C'est de la philosophie du XVIIIe siècle qu'il s'agit. Rivarol inaugura contre elle une réaction que continueront les écrivains de la première partie de ce siècle-ci.

nous met en disposition de lui disputer beaucoup. Amoureux ou ambitieux, l'orgueil est également maladroit, car il parle toujours de lui-même à l'objet aimé, et de son mérite aux puissances. On le représente solitaire, oisif et aveugle : son diadème est sur ses yeux.

Mais la vanité est ouvrière; elle a un œil qui mendie les regards, et des mains qui appellent l'industrie : elle est donc aussi favorable aux empires que l'orgueil leur est funeste; elle est plus sociale; elle fait plus d'heureux que l'orgueil, car il est rare de n'être pas heureux d'une chose dont on est vain. Je ne parle point ici de cette foule d'hommes célèbres qui n'ont puisé leur enthousiasme que dans les regards d'autrui. La vanité fut d'abord décriée par les casuistes, comme l'intérêt de l'argent1 la politique les a réhabilités tous deux. Cependant la morale et le bon goût trouveront toujours que l'orgueil et la vanité entachent le vrai mérite. Il y a quelque chose de plus haut que l'orgueil et de plus noble que la vanité, c'est la modestie; et quelque chose de plus rare que la modestie, c'est la simplicité.

La plupart des jeunes gens sont timides et orgueilleux, au lieu d'être assurés et modestes.

Il n'est permis de parler aux autres que des avantages qu'on peut leur communiquer. On peut donc parler de sa raison, de ses principes et de ses découvertes; mais on ne peut vanter impunément sa beauté, sa naissance, son esprit et ses talents, toutes choses incommunicables. Qui se dit riche doit être libéral, sous peine d'être insupportable 2.

1. Les pères de l'Eglise ont condamné le prêt à intérêt comme contraire à la loi de charité. C'est cette condamnation que les casuistes ont reproduite.

2. Les avares sentent fort bien cela, car ils disent toujours qu'ils sont pauvres. (Note de l'auteur.)

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