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dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l'air recueilli, lui sont familiers: il joue son rôle. S'il entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu, et selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs1: si l'homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s'apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu'il s'humilie : s'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand

1. Orgon, dans Tartuffe, 1, 6: « Il faisait des soupirs, de grands élancements. >>

2. Des courtisans qui parlent.... Nous voyons Bossuet se plaindre, en 1661, dans la fin du sermon sur la Parole de Dieu, que, pendant le temps qui précède le sermon, « des contenances de mépris, un murmure et quelqufois un ris scandaleux » violent la sainteté du temple. On trouve assez souvent dans les prédicateurs du xvIIe siècle des reproches semblables adressés aux auditeurs. La police même eut à s'occuper des désordres qui se produisaient dans les églises. On a une lettre du chancelier Pontchartrain au lieutenant de police d'Argenson, où il lui reproche de ne l'avoir pas averti que les ducs d'Elbœuf et de Montfort avaient entendu la messe de Pâques avec une grande irrévérence. Voyez P. CLÉMENT, la Police sous Louis XIV. (Note de M. Rébelliau dans son édition de La Bruyère. Hachette.)

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concours1; on n'y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l'année où, à propos de rien, il jeûne et fait abstinence; mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien d'un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration; il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion: ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très ridicule. Il n'oublie pas de tirer avantage de l'aveuglement de son ami, et de la prévention où il l'a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre; il se fait reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner

1. Concours signifie affluence au xvir siècle.

2. Qu'il a su tromper.

3. Avance, dans ce sens, s'employait plutôt au pluriel, au xvt* siècle comme de nos jours.

4. Tartuffe fait une déclaration à Elmire, femme d'Orgon, et cette déclaration est le moyen dont se sert Molière pour démasquer l'hypocrite.

5. Fausse dévotion. (Note de La Bruyère.) La Bruyère avertit ses lecteurs, toutes les fois qu'il parle défavorablement de la dévotion, que c'est de la fausse dévotion qu'il s'agit.

un billet, qu'il est bien sûr de ne jamais retirer. Il dit une autre fois et d'une manière certaine que rien ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite somme. Il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d'honneur et le conduire à lui faire une grande largesse. Il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier1. Un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir2; il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paraître ce qu'il est. Il en veut à la ligne collatérale on l'attaque plus impunément; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune; il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants; et il faut que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents recueillent sa succession: si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein; et c'est le talent qu'il possède à un plus

1. C'est là ce que fait Tartuffe.

2. Orgon, l'hôte de Tartuffe, a un fils et une fille.
3. Ne trouve pas jour à.... Ne trouve pas moyen de.

haut degré de perfection; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile: il y a des gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience de décrier; et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche; on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste : il ne répond rien, et il a raison : il en a assez dit.

LA BRUYÈRE.
Chapitre De la Mode.

1. Un point de conduite, comme on disait « un point de doctrine; un point de controverse ». Académie, 1694.

2. Il arrive.

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L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser voilà le principe de la morale.

Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres. Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends.

PASCAL.

Pensées, Havet, I, 10-11.

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