Images de page
PDF
ePub
[blocks in formation]

Penser d'après soi-même : caractère plein de force et de grandeur; qualité la plus rare peut-être et la plus précieuse de toutes les qualités de l'esprit. Qu'on y réfléchisse; on verra que tous les hommes, à la réserve d'un très petit nombre, pensent les uns d'après les autres, et que leur raison tout entière est en quelque sorte composée d'une foule de jugements étrangers, qu'ils ramassent autour d'eux. C'est ainsi que les opinions bizarres des peuples, les dogmes souvent absurdes de l'école, l'esprit de corps avec tous ses préjugés, le génie des sectes avec toutes ses extravagances, se perpétuent d'âge en âge, et ne meurent presque jamais avec les hommes; parce que toutes ces idées, en sortant de l'âme des vieillards et des maîtres, entrent aussitôt dans celle des enfants et des disciples, qui les transmettent de même à leurs crédules successeurs. Oui, je le répète, juger par ses propres yeux, être l'auteur véritable de ses pensées, c'est une qualité singulière, et qui prouve la supériorité de l'intelligence. Rien de plus commun que le défaut opposé, même dans les philosophes. Toute leur science ordinairement est-elle autre chose qu'un amas d'opinions empruntées, auxquelles ils s'attachent par faiblesse, comme le peuple à ses traditions? Il est aisé de compter les hommes fameux qui n'ont pensé d'après personne, et qui ont fait penser d'après eux tout le genre humain. Seuls, et la tête levée, on les voit marcher sur les hauteurs; tout le reste des philosophes suit comme un trou

1. La page que l'on va lire est d'un inconnu, de l'abbé Guénard, dont on ne possède que le discours d'où elle est extraite. Laharpe s'étonne qu'un début si heureux n'ait pas eu de suite. Vinet a fait, avant nous, une place à cette page dans sa Chrestomathie.

peau. N'est-ce pas cette lâcheté d'esprit qu'il faut accuser d'avoir prolongé l'enfance du monde et des sciences? Adorateurs stupides de l'antiquité, les philosophes ont rampé durant vingt siècles sur les traces des premiers maîtres la raison, condamnée au silence, laissait parler l'autorité aussi rien ne s'éclaircissait dans l'univers, et l'esprit humain, après s'être traîné deux mille ans sur les vestiges d'Aristote, se trouvait encore aussi loin de la vérité.

Abbé GUÉNARD.

Discours sur l'esprit philosophique.

3.

La philosophie.

J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie, et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle scule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d'avoir de vrais philosophes. Et outre cela que, pour chaque homme en particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à cette étude, mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même : comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés, et n'avoir que soi pour se conduire. Or c'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher

jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n'ont que leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leur principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture; et je m'assure aussi qu'il y en a plusieurs qui n'y manqueraient pas, s'ils avaient espérance d'y réussir, et qu'ils sussent combien ils en sont capables. Il n'y a point d'âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu'elle ne s'en détourne quelquefois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu'elle ignore souvent en quoi il consiste. Ceux que la fortune favorise le plus, qui ont abondance de santé, d'honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempts de ce désir que les autres; au contraire je me persuade que ce sont eux qui soupirent avec le plus d'ardeur après un autre bien, plus souverain que tous ceux qu'ils possèdent. Or ce souverain bien, considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n'est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c'est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l'étude1.

1. Des esprits moins dogmatiques que Descartes trouvent même que ce qui fait le prix de la philosophie, ce n'est pas la possession, mais la recherche de la vérité. Cette idée est éloquemment exprimée par Bersot (Libre Philosophie) : « Ce qui importe, ce n'est pas l'unité, c'est la vie, ce sont les måles inquiétudes, c'est le souci des choses spirituelles. Là où est ce souci, il va jusqu'à purifier l'erreur; tandis qu'elle tend à abaisser et à corrompre l'âme, il la guérit et la relève;

Et, parce que toutes ces choses sont entièrement vraies,

elles ne seraient pas difficiles à persuader si elles étaient

[merged small][merged small][merged small][ocr errors]

Savoir est le premier mot du symbole de la religion naturelle car savoir est la première condition du commerce de l'homme avec les choses, de cette pénétration de l'univers qui est la vie intellectuelle de l'individu : savoir, c'est s'initier à Dieu. Par l'ignorance l'homme est comme séquestré de la nature, renfermé en luimême et réduit à se faire un non-moi fantastique, sur le modèle de sa personnalité. De là ce monde étrange où vit l'enfance, où vivait l'homme primitif. L'homme ne communique avec les choses que par le savoir et par l'amour sans la science il n'aime que des chimères. La science seule fournit le fond de réalité nécessaire à la vie. En concevant l'âme individuelle, à la façon de Leibnitz1, comme un mircir où se reflète l'univers, c'est par

il fait la vertu d'Épicure, de Lucrèce et de Spinoza. La philosophie n'est pas la sagesse; elle n'est, comme elle se nomme elle-même d'un beau nom, que l'amour de la sagesse. L'âme philosophique n'est pas celle qui possède la vérité, c'est celle qui l'aime. Si elle croit l'avoir, elle s'y attache; si elle ne croit pas l'avoir, elle la cherche, et, même sans la chercher, il suffit qu'elle la désire. L'âme la plus philosophique est celle qui désire le plus la vérité. »

1. Leibnitz, l'un des plus grands philosophes des temps modernes (1646-1716), admettait en effet que toute âme était représentative de l'univers et, de même que tout corps, se ressentait de tout ce qui arrivait dans le monde, de telle sorte que celui qui eût connu à fond l'être le plus humble, eût pu lire en lui ce qui se passe dans l'univers entier.

la science qu'elle peut réfléchir une portion plus ou moins grande de ce qui est, et approcher de sa fin, qui serait d'être en parfaite harmonie avec l'universalité des choses.

Savoir est de tous les actes de la vie le moins profane, car c'est le plus désintéressé, le plus indépendant de la jouissance, le plus objectif1, pour parler le langage de l'école. C'est perdre sa peine que de prouver sa sainteté; car ceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n'y a rien de saint.

Ceux qui s'en tiennent aux faits de la nature humaine, sans se permettre de qualification sur la valeur des choses, ne peuvent nier au moins que la science ne soit le premier besoin de l'humanité. L'homme en face des choses est fatalement porté à en chercher le secret. Le problème se pose de lui-même, et en vertu de cette faculté qu'a l'homme d'aller au delà du phénomène qu'il perçoit. C'est d'abord la nature qui aiguise cet appétit de savoir; il s'attaque à elle avec l'impatience de la présomption naïve, qui croit, dès ses premiers essais et en quelques pages, dresser le système de l'univers. Puis c'est lui-même; bien plus tard, c'est son espèce, c'est l'humanité, c'est l'histoire. Puis c'est le problème final, la grande cause, la loi suprême qui tente sa curiosité. Le problème se varie, s'élargit à l'infini, suivant les horizons de chaque âge; mais toujours il se pose; toujours en face de l'inconnu, l'homme ressent un double sentiment respect pour le mystère, noble témérité qui le porte à déchirer le voile pour connaitre ce qui est au delà.

Rester indifférent devant l'univers est chose impossible

1. Objectif s'oppose à subjectif, c'est-à-dire ici individuel, personnel.

« PrécédentContinuer »