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fasse réflexion sur soi-même. Combien a-t-on porté de jugements faux et téméraires sur tout ce qu'on a ouï dire des personnes qu'on n'aime pas? Cependant qu'on y prenne garde, si on se laisse une fois aller à croire le mal qu'on entend dire, l'imagination et les passions ne se tairont pas et en feront croire encore beaucoup davantage. Car l'imagination et les passions ne manquent jamais de répandre sur les objets qui les excitent leurs dispositions et leur malignité; de même que les sens répandent sur les corps les qualités sensibles dont ils sont touchés : car autrement comment les passions pourraient-elles justifier leurs emportements et leurs injustices? Il ne faut pas toujours attribuer aux autres ce que nous sentons en nous-mêmes et comme ce défaut est ordinaire, dès qu'on nous parle de quelqu'un, nous pouvons craindre qu'on y tombe, et que celui qui nous parle ne nous dit pas tant la vérité, que ce qu'il croit véritable. De sorte que pour ne se point tromper dans l'opinion qu'on a des personnes, il faut suspendre son consentement, et regarder ce qu'on en dit seulement comme vraisemblable. On doit se défier des hommes et toujours être sur ses gardes contre leur malignité : la prudence le veut ainsi. Mais il n'est pas permis de les condamner en soi-même il faut laisser à Dieu seul la qualité de juge et de scrutateur des cœurs, si l'on ne veut se mettre au hasard de commettre mille injustices.

MALEBRANCHE.

Traité de Morale, Ir partie, ch. vi.

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Je vous ai donc, cher monsieur, paru injuste envers les ecclésiastiques qui ont, suivant moi, trop de largeur d'esprit? J'espère que ce n'est entre nous qu'une petite querelle de nomenclature. J'espère aussi que nous serons d'abord du même avis sur ce point qu'il n'est pas de l'idéal du genre qu'un ecclésiastique ait tout vu, tout apprécié, tout connu de la partie assez dévergondée et passablement scandaleuse de notre littérature. On prétend que Mme Sophie Gay2 disait de sa fille, à l'occasion de quelques pièces de vers sur l'amour: Cette pauvre Delphine a tout deviné. Je pense qu'il n'en était rien, mais, quoi qu'il en soit de l'anecdote, il faut admettre qu'une jeune personne ne gagnerait rien en grâce et en agréments pour avoir tout deviné. Les ecclésiastiques ne doivent pas, sans doute, être de jeunes demoiselles, mais pourtant quelque ignorance volontaire, un certain éloignement instinctif pour les idées téméraires ne leur sied-il pas un peu comme aux femmes délicates? Dans les relations de confiance intime qu'ils doivent avoir avec leurs troupeaux ne doit-on pas chercher encore l'innocence de pensées et de souvenirs qui, sans leur ôter la connaissance et le discernement nécessaires du mal, le leur fait cependant regarder avec un sentiment parfaitement étranger à la malice du monde? Un ministre qui saurait par cœur le Don Juan de lord Byron, le Spectacle dans un fauteuil d'Alfred de Musset, les poésies mo

1. Ce que Doudan va dire des ecclésiastiques pourrait se généraliser.

2. Sophie Gay, femme de lettres, tint, sous le premier empire, un salon très fréquenté. Sa fille Delphine fut Mme Em. de Girardin.

queuses de Théophile Gautier, écoutera-t-il les confidences inquiètes d'une jeune femme avec la même gravité de pensées qu'y aurait apportée Calvin ou Melanchton ou M. Channing1, qui n'avaient connu que par ouï-dire la perversité raffinée du monde? Peut-être ne doit-on voir tout ce mal que de loin, si l'on veut garder la pureté et la fermeté de la vue. La lumière électrique n'est-elle pas de cette sorte? La connaissance détaillée du mal pourrait bien brûler les yeux, malgré toute la sévérité de la vie pratique.

Voilà pour l'excès de facilité à tout comprendre dans l'ordre moral et à tout regarder avec une hardiesse qui ne rougit point. Voici pour la prétendue largeur d'esprit dans l'ordre purement intellectuel. Là aussi, tout comprendre trop facilement est peut-être une marque de faiblesse et de relâchement de l'esprit; là aussi, il doit y avoir des limites à la largeur, car les deux côtés de l'angle, à force d'être ouverts, finissent par ne plus rien comprendre dans leur ouverture et mème dégénèrent en ligne droite.

Nous pourrions nous avancer de degré en degré et montrer que l'esprit, malgré toute sa largeur, sa longueur et sa profondeur, suppose toujours une certaine limite, c'est-à-dire une adhésion inviolable à un principe quelconque et, de même qu'en morale il est des choses qu'il ne faut point excuser ni expliquer, parce que leur condamnation est écrite sur le granit des siècles, de même aussi il est des choses qu'il ne faut pas comprendre, parce qu'elles impliquent pour le moins un doute fondamental des premières notions du sens commun sans lesquelles il n'y a point lieu à intelligence,

1. Channing (1780-1842) fut appelé le Fénelon du Nouveau Monde. Il fut l'un des promoteurs de l'abolition de l'esclavage..

et c'est ici que l'extrême ouverture des angles finit en ligne directe.

Ce que je dis là aurait été un lieu commun il y a vingt ans, mais il faut l'opposer aujourd'hui aux insolences du scepticisme et aussi, malheureusement, aux esprits doux, bienveillants et trop ouverts, comme ceux dont nous parlions l'autre jour. Le scepticisme absolu est un démon de la plus haute malice. Il se fait bien venir des âmes honnêtes en leur persuadant qu'il faut entendre tout le monde et toutes les opinions.

Or, je crois qu'une certaine fermeté de bon sens plus que laïque est nécessaire à ceux qui ont charge d'âmes. C'est à ces arbres que s'attachent toutes les plantes faibles qui ont besoin d'appui. Il faut qu'ils aient la sérénité un peu immobile du chêne, et non l'agitation du tremble.

DOUDAN.

Lettre du 19 juin 1865.
(Calmann Lévy, éditeur.)

10.

Vanité des gens de lettres.

Parlons d'une autre espèce d'orgueil, c'est-à-dire d'une autre espèce de faiblesse. On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période; en un mot, à rendre agréables des choses, non seulement 'inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter un amour feint où agréable, et à remplir l'univers des folies de leur jeunesse égarée. Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres; ils tachent parmi les grands, dont ils flattent les erreurs et les faiblesses, de gagner des suffrages pour leurs vers. S'ils remportent, ou qu'ils s'imaginent remporter l'applau

dissement du public, enflés de ce succès, ou vain ou imaginaire, ils apprennent à mettre leur félicité dans des voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l'air, et prennent rang parmi ceux à qui le prophète adresse ce reproche : « Vous qui vous réjouissez dans le néant'. » Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent et une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes de peur de les affliger, il faut bien qu'une troupe d'amis flatteurs prononce pour eux, et les assure du public. Attentifs à son jugement, où le goût, c'est-à-dire ordinairement la fantaisie et l'humeur, a plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement où la vérité condamnera l'inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries, et à la fois le venin de leurs mordantes satires ou de leurs épigrammes piquantes, plus que tout cela les douceurs et les agréments qu'ils auront versés sur le poison de leurs écrits, ennemis de la piété et de la pudeur. Si leur siècle ne leur parait pas assez favorable à leurs folies, ils attendront la justice de la postérité, c'est-à-dire qu'ils trouveront beau et heureux d'être loués parmi les hommes pour des ouvrages que leur conscience aura condamnés avec Dieu même, et qui auront allumé autour d'eux un feu vengeur. O tromperie! ô aveuglement! ò vain triomphe de l'orgueil!

Une autre espèce d'orgueilleux, les philosophes condamnent ces vains écrits. Il n'y a rien en apparence de plus grave ni de plus vrai que le jugement qu'un ' Socrate, un Platon, d'autres philosophes, à leur exemple, portent des écrits des poètes. Ils n'ont, disent-ils, c'est le discours de Platon, aucun égard à la vérité : pourvu qu'ils disent des choses qui plaisent, ils sont contents :

1. Amos, vi, 14.

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