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13. Le devoir de l'orateur.

A mon avis, la parole publique ne doit jamais devenir une curiosité. Elle est un devoir. Qu'elle s'applique à la discussion ou à l'enseignement, elle est une fonction, une des plus hautes fonctions de l'esprit. Elle doit servir à la propagation d'une vérité, à l'excitation de quelque noble sentiment, à la revendication d'une grande cause. Quelques-uns, parmi les maîtres de l'éloquence contemporaine, n'ont jamais failli à ce grand devoir. Mais d'autres l'ont trop facilement oublié, trop légèrement trahi. Quand la parole n'est plus soutenue par une doctrine, par une passion, par un intérêt d'un ordre élevé, elle tombe au-dessous de tout, dans la région des plaisirs les moins nobles. La pire corruption de la parole, c'est de la faire servir à l'amusement de la foule. Elle est le premier des arts humains, quand on la respecte; elle en est le dernier, quand elle descend à cet emploi. Pessima optimi cujusque corruptio. Je ne connais rien de plus triste à imaginer que l'effort d'un homme d'esprit qui comparaîtrait devant la foule avec l'intention visible de lui complaire en toutes choses et de la divertir. Je me demande quelle différence il y aurait entre le personnage qu'il jouerait ainsi et celui du comédien. S'il y a une différence, elle est toute en faveur du comédien, qui ne livre au plaisir de la foule que son personnage extérieur, les jeux de sa physionomie, les effets plaisants ou tragiques de son geste ou de sa voix; mais que dire de celui qui tire du fond le plus intime de ses idées ou de ses sentiments l'amusement de son public, livrant ainsi l'homme intérieur, l'homme tout entier à ce théâtre d'un nouveau genre? Formons-nous une si haute idée de la parole, qu'elle soit inséparable pour nous des plus

grands intérêts et des plus grandes causes, la vérité, la patrie, la liberté, la justice. Que ceux qui ont l'oreille des foules prennent la résolution d'élever jusqu'à eux leurs auditoires et de ne leur jamais offrir que de mâles plaisirs et d'austères délices. Que la parole soit pour eux l'objet des plus nobles soins, l'objet d'un culte. A cette condition, ils rencontreront l'âme du public, qui leur donnera la plus belle récompense dont il dispose, l'autorité.

CARO.

Études morales. Des mœurs littéraires. (Hachette et Ci", éditeurs.)

CHAPITRE VI

LA VIE PRATIQUE ET PROFESSIONNELLE

1. Le travail.

L'école pessimiste méconnaît ces vérités élémentaires 1; elle répète sur tous les tons que la Volonté, dès qu'elle arrive à se connaître, se maudit elle-même en se reconnaissant identique à la douleur et que le travail, auquel l'homme est condamné, est une des plus dures fatalités qui pèsent sur son existence.

Sans exagérer les choses d'un autre côté, sans méconnaitre la rigueur des lois sous lesquelles se déploie la vie humaine et l'âpreté des milieux dans lesquels elle est comme encadrée, ne pourrait-on pas opposer à cette psychologie trop fantaisiste un tableau qui en serait la contre-partie, celui où l'on représenterait les joies pures d'un grand effort longtemps soutenu à travers les obstacles et à la fin victorieux, d'une énergie d'abord maìtresse d'elle-même et devenue maîtresse de la vie, soit en domptant la mauvaise volonté des hommes, soit en triomphant des difficultés de la science ou des résistances de l'art, du travail enfin, le véritable ami, le vrai consolateur, celui qui relève l'homme de toutes ses défaillances, qui le purifie et l'ennoblit, qui le sauve des tentations vulgaires, qui l'aide le plus efficacement à porter son fardeau à travers les longues heures et les jours tristes, celui à qui cèdent pour quelques moments les

1. L'instinct et le goût de l'action.

2. C'est une des thèses de Schopenhauer.

plus inconsolables douleurs? En réalité le travail, quand il a vaincu les premiers ennuis et les premiers dégoûts, est par lui-même, et sans en estimer les résultats, un plaisir et des plus vifs. C'est en méconnaitre le charme et les douceurs, c'est calomnier étrangement ce maitre de la vie humaine qui n'est dur qu'en apparence, que de le traiter comme le traitent les pessimistes, en ennemi. Voir sous sa main ou dans sa pensée croitre son œuvre, s'identifier avec elle, comme disait Aristote1, que ce soit la moisson du laboureur ou la maison de l'architecte, où la statue du sculpteur, ou un poème, ou un livre, qu'importe? Créer en dehors de soi une œuvre que l'on dirige, dans laquelle on a mis son effort avec son empreinte et qui le représente d'une manière sensible, cette joie ne rachète-t-elle pas toutes les peines qu'elle a coûtées, les sueurs versées sur le sillon, les angoisses de l'artiste soucieux de la perfection, les découragements du poète, les hésitations parfois si pénibles du penseur? Le travail a été le plus fort, l'œuvre a vécu, elle vit, elle a tout racheté d'un seul coup, et de même que l'effort contre l'obstacle extérieur a été la première joie de la vie qui s'éveille, qui se sent elle-même en réagissant contre ses limites, ainsi le travail, qui est l'effort concentré et dirigé, parvenu à la pleine possession de luimême, est le plus intense de nos plaisirs, parce qu'il développe en nous le sentiment de notre personnalité en lutte avec l'obstacle, et qu'il consacre notre triomphe au moins partiel et momentané sur la nature. Voilà l'effort, voilà le travail dans sa réalité.

CARO.

Le Pessimisme, ch. IV. (Hachette et Cie, éditeurs.)

1. Ενεργείᾳ ὁ ποιήσας τὸ ἔργον ἔστι πως. (Ethic., IX, 7.)

2. Le prix du temps.

Suis-je moins coupable, quand je laisse vainement couler un temps que je dois à Dieu, et que je me dois à moi-même; et puis-je me tenir en assurance, parce que dans tout le reste ma vie paraît assez unie, et qu'il ne m'échappe aucune faute grossière? Sans autre mal, la seule perte du temps n'est-elle pas un grand mal1?

D'autant plus grand, que le temps une fois perdu ne revient plus. Où sont pour moi tant d'années déjà passées? Chaque jour, chaque heure, chaque moment pouvait avoir son mérite, et me rapporter au centuple; mais que m'en reste-t-il, et quel fonds ai-je ramassé ? Où seront à la mort les années que Dieu voudra bien dans la suite m'accorder? Si ce sont des années aussi stériles que les autres, qu'aurai-je dans les mains, et qu'emporterai-je avec moi? Je les regretterai; mais tous mes regrets les rappelleront-ils? Je comprendrai toute la grandeur, et du gain que je pouvais faire, et de la perte que j'aurai faite; j'en gémirai: mais, malgré mes gémissements, il en faudra toujours revenir à ce point essentiel et à cette triste réflexion, que ces années auront été, et qu'elles ne seront plus; que ce gain était en mon pouvoir, et qu'il n'y sera plus; que j'aurais pu me garantir de cette perte, et que je ne le pourrai plus. Oh! que ne suis-je assez heureux pour bien concevoir dès

1. Cf.: « Un criminel condamné à mort, et à qui on ne laisserait qu'un jour pour obtenir sa grâce, y trouverait-il encore des heures et des moments à perdre? Se plaindrait-il de la longueur et de la durée du temps que la bonté du juge lui aurait accordé? En serait-il embarrassé? Chercherait-il des amusements frivoles pour l'aider à passer ces moments précieux qu'on lui laisse pour mériter son pardon et sa délivrance? Ne mettrait-il pas à profit un intervalle si décisif pour sa destinée?... » MASSILLON, Carême, IV.

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