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regardé autour de l'appartement s'il ne pouvait être entendu, c'est votre probité et vos lumières qui m'amènent chez vous; et je ne suis pas fâché d'y rencontrer ces autres messieurs dont je ne suis peut-être pas connu, mais que je connais tous. Un prêtre, un homme de loi, un savant, un philosophe et un homme de bien! Ce serait grand hasard, si je ne trouvais pas dans des personnes d'état si différent, et toutes également justes et éclairées, le conseil dont j'ai besoin. » Le chapelier ajouta ensuite: «Promettez-moi d'abord de garder le secret sur mon affaire, quel que soit le parti que je juge à propos de suivre. » On le lui promit, et il continua : « Je n'ai point d'enfants, je n'en ai point eu de ma dernière femme, que j'ai perdue il y a environ quinze jours. Depuis ce temps, je ne vis pas; je ne saurais ni boire, ni manger, ni travailler, ni dormir. Je me lève, je m'habille, je sors, et je rôde par la ville dévoré d'un souci profond. J'ai gardé ma femme malade pendant dixhuit ans; tous les services qui ont dépendu de moi, et que sa triste situation exigeait, je les lui ai rendus. Les dépenses que j'ai faites pour elles ont consommé le produit de notre petit revenu et de mon travail, m'ont laissé chargé de dettes, et je me trouverais à sa mort, épuisé de fatigues, le temps de mes jeunes années perdu, je ne serais, en un mot, pas plus avancé que le premier jour de mon établissement, si j'observais les lois, et si je laissais aller à des collatéraux éloignés la portion qui leur revient de ce qu'elle m'avait apporté en dot c'était un trousseau bien conditionné; car son père et sa mère, qui aimaient beaucoup leur fille, firent pour elle tout ce qu'ils purent, plus qu'ils ne purent; de belles et bonnes nippes en quantité, qui sont restées toutes neuves; car la pauvre femme n'a pas eu le temps de s'en servir; et vingt mille francs en argent, provenus

du remboursement d'un contrat constitué sur M. Michelin, lieutenant du procureur général. A peine la défunte a-t-elle eu les yeux fermés, que j'ai soustrait et les nippes et l'argent. Messieurs, vous savez actuellement mon affaire. Ai-je bien fait? Ai-je mal fait ? Ma conscience n'est pas en repos. Il me semble que j'entends là quelque chose qui me dit : « Tu as volé, tu as volé; rends, rends. » Qu'en pensez-vous? Songez, messieurs, que ma femme m'a emporté, en s'en allant, tout ce que j'ai gagné pendant vingt ans; que je ne suis presque plus en état de travailler; que je suis endetté, et que si je restitue, il ne me reste que l'hôpital, si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. Parlez, messieurs, j'attends votre décision. Faut-il restituer, et s'en aller à l'hôpital? >>

<< A tout seigneur, tout honneur, » dit mon père, en s'inclinant vers l'ecclésiastique, « à vous, monsieur le prieur. >>

« Mon enfant, dit le prieur au chapelier, je n'aime pas les scrupules, cela brouille la tête, et ne sert à rien; peut-être ne fallait-il pas prendre cet argent; mais puisque tu l'as pris, mon avis est que tu le gardes1. »

MON PÈRE. Mais, monsieur le prieur, ce n'est pas là votre dernier mot?

LE PRIEUR. Ma foi, si; je n'en sais pas plus long.

MON PÈRE. Vous n'avez pas été loin. A vous, monsieur le magistrat.

LE MAGISTRAT. Mon ami, ta position est fàcheuse; un autre te conseillerait peut-être d'assurer le fonds aux collatéraux de ta femine, afin qu'en cas de mort ce fonds ne passat pas aux tiens, et de jouir, ta vie durant, de l'usufruit. Mais il y a des lois; et ces lois ne t'accordent ni l'usufruit, ni la propriété du capital. Crois

1. Diderot prête malicieusement à un ecclésiastique l'opinion la plus immorale et la conscience la plus accommodante.

moi, satisfais aux lois, et sois honnête homme; à l'hôpital, s'il le faut.

Moi. Il y a des lois! Quelles lois?

MON PÈRE. Et vous, monsieur le mathématicien, comment résolvez-vous ce problème?

LE GEOMÈTRE. Mon ami, ne m'as-tu pas dit que tu avais pris environ vingt mille francs et que la maladie de ta femme t'avait coûté à peu près la même somme?

LE CHAPELIER. Oui, monsieur.

LE GEOMÈTRE. Eh bien, qui de vingt mille francs paie vingt mille francs, reste zéro.

MON PÈRE, à moi. Et qu'en dit la philosophie?

Mor. La philosophie se tait où la loi n'a pas le sens

commun.

Mon père sentit qu'il ne fallait pas me presser; et portant tout de suite la parole au chapelier: « Maître un tel, lui dit-il, vous nous avez confessé que depuis que vous aviez spolié la succession de votre femme, vous aviez perdu le repos. Et à quoi vous sert donc cet argent, qui vous a ôté le plus grand des biens? Défaitesvous-en vite; et buvez, mangez, dormez, travaillez, soyez heureux chez vous, si vous y pouvez tenir, ou ailleurs, si vous ne pouvez pas tenir chez vous. »

Le chapelier répliqua brusquement : « Non, Monsieur, je m'en irai à Genève. »

Et tu crois que tu laisseras le remords ici?

Je ne sais, mais j'irai à Genève.

Va où tu voudras, tu y trouveras ta conscience1. »

DIDEROT.

Entretien d'un père avec ses enfants.

1. Dans une pièce de vers célèbre, Victor Hugo nous a représenté de même Caïn voulant fuir l'œil qui le regarde et le poursuit. Il se fait construire un tombeau où il veut s'enfermer vivant. Mais

L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

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Si la loi de Dieu était la seule règle de nos actions, et s'il se pouvait faire que notre vie roulât uniquement sur le principe de cette première et essentielle loi dont Dieu est l'auteur, on pourrait dire, chrétiens, qu'il n'y aurait plus de pécheurs dans le monde, et que dès là nous serions tous non seulement parfaits, mais impeccables. Nos erreurs, nos désordres, nos égarements dans la voie du salut, viennent de ce qu'outre la loi de Dieu il y a encore une autre règle d'où dépend la droiture de nos actions, et que nous devons suivre; ou plutôt de ce que la loi de Dieu, qui est la règle générale de toutes les actions des hommes, nous doit être appliquée en particulier par une autre règle encore plus prochaine et plus immédiate, qui est la conscience. Car qu'est-ce que la conscience? Le docteur angélique saint Thomas nous l'apprend en deux mots. C'est l'application que chacun se fait à soi-même de la loi de Dieu. Or, vous le savez, et il est impossible que l'expérience ne vous en ait convaincus, chacun se fait l'application de cette loi de Dieu selon ses vues, selon ses lumières, selon le caractère de son esprit; je dis plus, selon les mouvements secrets et la disposition présente de son cœur. D'où il arrive que cette loi divine, mal appliquée, bien loin d'être toujours dans la pratique une règle sûre pour nous, soit du bien que nous devons faire, soit du mal que nous devons éviter, contre l'intention de Dieu même, nous sert très souvent d'une fausse règle dont nous abusons et dont nous nous autorisons, tantôt pour commettre le mal, tantôt pour manquer aux obligations les plus inviolables de faire le bien. Entrez, s'il vous

plait, dans ma pensée, et tâchez d'approfondir avec moi ce mystère important.

Il est vrai, chrétiens, la loi de Dieu, absolument considérée, est en elle-même, et par rapport à Dieu qui est son principe, une loi simple et uniforme, une loi invariable et inaltérable, une loi, comme parle le Prophète royal, sainte et irrépréhensible Lex Domini immaculata1. Mais la loi de Dieu entendue par l'homme, expliquée par l'homme, tournée selon l'esprit de l'homme, enfin réduite à la conscience de l'homme, y prend autant de formes différentes qu'il y a de différents esprits et de consciences différentes, s'y trouve aussi sujette au changement, que le même homme qui l'observe, ou qui se pique de l'observer, est lui-même, par son inconstance naturelle, sujet à changer le dirai-je? y devient aussi susceptible, non seulement d'imperfection, mais de corruption, que nous le sommes nous-mêmes dans l'abus que nous en faisons, lors même que nous croyons nous conduire et agir par elle. C'est la loi de Dieu, j'en conviens mais celui-ci l'interprète d'une façon, celui-là de l'autre; et par là elle n'a plus dans nous ce caractère de simplicité et d'uniformité. C'est la loi de Dieu : mais selon les divers états où nous nous trouvons, nous la resserrons aujourd'hui, et demain nous l'élargissons; aujourd'hui nous la prenons dans toute sa rigueur, et demain nous y apportons des adoucissements, et par là elle n'a plus à notre égard de stabilité. C'est la loi de Dieu mais par nos vains raisonnements nous l'accommodons à nos opinions, à nos inclinations mauvaises et dépravées, et par là nous faisons qu'elle dégénère de sa pureté et de sa

1. Psalm., XVIII, 8. Ce que Bourdaloue dit ici de la loi de Dieu peut s'appliquer à la loi morale, quels qu'en soient le fondement et l'origine.

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