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oblige à rien, qui ne nous incommode en rien, qui ne nous contraigne sur rien; une morale étroite selon notre goût, selon nos idées, selon notre humeur, selon nos intérêts; une morale étroite pour les autres, et non pas pour nous; une morale étroite qui nous laisse la liberté de juger, de parler, de railler, de censurer; en un mot, une morale étroite qui ne le soit pas et de là vient que ce prétendu zèle de morale étroite n'empêche pas que dans le monde, et dans le monde même chrétien, on ne se forme tous les jours de fausses consciences.

Toute erreur est dangereuse, surtout en matière de mœurs; mais il n'y en a point de plus préjudiciable, ni de plus pernicieuse dans ses suites, que celle qui s'attache au principe et à la règle même des mœurs, qui est la conscience.

.... Avec une fausse conscience, on commet le mal hardiment et tranquillement.... Prenez garde s'il vous plait, à la remarque de saint Bernard, qui éclaircira ma pensée. Il distingue quatre sortes de consciences : la bonne, tranquille et paisible; la bonne, gênée et troublée; la mauvaise, dans l'agitation et dans le trouble; la mauvaise, dans le calme et la paix; et là-dessus écoutez comment il raisonne. Une bonne conscience tranquille et paisible, c'est, dit-il, sans contestation un paradis anticipé; une bonne conscience gênée et troublée, c'est comme un purgatoire dans cette vie, dont Dieu se sert quelquefois pour éprouver les âmes les plus saintes; une mauvaise conscience dans l'agitation et dans le trouble que lui cause la vue de ses crimes, c'est une espèce d'enfer. Mais il y a encore, ajoute-t-il, quelque chose de pire que cet enfer: et quoi? une mauvaise conscience dans la paix et dans le calme, et c'est où la fausse conscience aboutit. Car, dans la conscience cri

minelle, mais troublée de la vue de son péché, quelque image qu'elle nous retrace de l'enfer, au moins y a-t-il encore des lumières; et par conséquent, au moins y a-t-il encore des principes de componction, de contrition, de conversion. Le pécheur se révolte contre Dieu, mais au moins sait-il bien qu'il est rebelle, mais au moins ressent-il lui-même le malheur et la peine de sa rébellion; sa passion le domine et le rend esclave de l'iniquité; mais au moins ne l'empêche-t-elle pas de connaitre ses devoirs, ni d'être soumis à la vérité. Donnez-moi le mondain le plus emporté dans son libertinage; tandis qu'il a une conscience droite, il n'est pas encore tout à fait hors de la voie de Dieu : pourquoi? parce que, malgré ses emportements, il voit encore le bien et le mal, et que cette vue peut le ramener à l'un et le retirer de l'autre.

Mais dans une fausse conscience il n'y a que ténèbres, et que ténèbres intérieures, plus funestes mille fois que ces ténèbres extérieures dont nous parle le Fils de Dieu, puisqu'elles sont la source de l'obstination du pécheur et de son endurcissement. Ténèbres intérieures de la conscience, qui font que le pécheur, au milieu de ses désordres, est content de lui-même, se tient sûr de Dieu, se rend de secrets témoignages d'une vaine innocence dont il se flatte, pendant que Dieu le réprouve, et prononce contre lui les plus sévères arrêts.

Et c'est là, chrétiens, ce que j'ai prétendu, quand j'ai dit... qu'avec une fausse conscience on commet le mal sans ressource; car la grande ressource du pécheur, c'est la conscience droite et saine, qui, en commettant même le péché, le condamne et le reconnait comme péché.

BOURDALOUE.

Sermon sur la fausse conscience.

13. La lettre tue et l'esprit vivifie.

Lorsque l'esprit agit, s'il agit de telle ou telle manière, ce n'est pas cette manière d'agir qui est sacrée, c'est le jugement intérieur de l'esprit, c'est le principe agissant, c'est la conscience intime. Voilà la loi intérieure. Prendon le mode du jugement, sa forme extérieure et visible pour le sentiment intime, c'est se tromper du tout au tout, c'est confondre l'extérieur avec l'intérieur, la lettre avec l'esprit. Or, on sait que, dans les arts, la lettre tue et l'esprit vivifie. L'axiome passe pour les arts; mais, en morale, on se récrie contre le penseur audacieux qui en appelle de la formule au penseur qui a fait la formule, et de toutes les règles inventées à la règle des règles, à la loi des lois, à la raison. On cherche en morale quelque chose qui, décrétorié et péremptorié, décide ce qui est bien et mal et juge en dernier ressort. Alors on prend quelques règles : les contingentes, on en a bon marché; on en prend d'autres qui sont plus générales, auxquelles on s'asservit soi-même, de telle sorte qu'on ne les confronte plus avec la raison; mais c'est abjurer l'esprit moral. En général, je dis que la morale est la conformité de l'action à la raison. L'immoralité consiste à désobéir au jugement de la raison. Il y a en outre une non-moralité, qui n'est ni morale ni immorale : c'est une action qu'on n'a faite ni conformément, ni contrairement à la raison, mais conformément ou contrairement à une lettre. Il arrive que la lettre est conforme à l'esprit, et alors l'action, sans l'avoir voulu, sans aucun mérite moral, se trouve bonne par hasard, d'une bonté toute matérielle; ou que la lettre est en contradiction avec la raison, et alors l'action est mauvaise, mais d'une méchanceté matérielle, sans que

l'agent soit plus ou moins coupable de l'avoir accomplie.

...

Que si l'on vient me demander: Que faut-il faire? Donnez-moi une formule (car tel est l'homme, il lui faut des idoles); donnez-moi une formule que je n'aie besoin que d'apprendre une fois par cœur, à laquelle ensuite je ne pense plus et que j'applique sans l'examiner de nouveau; je déclare qu'il y a un grand nombre de cas où je ne pourrais donner cette formule, parce que je ne l'ai pas. Si quelqu'un l'a, qu'il la montre, et que cette formule soit donc une fois soustraite au reproche de conditionnalité dont je la frappe d'avance. Si un artiste venait me dire: Donnez-moi une formule pour faire des statues plus belles que celles de Canova, je ne lui dirais pas autre chose que ceci : Tâchez d'avoir autant de génie que Canova. Ce n'est pas la règle qui fait les chefs-d'œuvre, c'est l'esprit de la règle, c'est l'esprit ignorant la règle, c'est-à-dire la sachant si bien qu'il ne s'en rend pas compte, c'est le génie d'Homère, c'est le génie de Canova; c'est l'esprit, en un mot, qui rend sur cette harpe les impressions divines et sacrées que lui fournit la nature. Mais ce n'est pas la sensibilité qui, dans tous ces ébranlements profonds, peut produire cet amour, ce pur enthousiasme cet enthousiasme vient de la raison qui, supérieure à la sensibilité, est si immédiate au vrai, au beau et au bien, qu'elle les rend sans règles et qu'elle les rend avec autant d'énergie qu'elle les sent. Les règles font les tragédies de d'Aubignac; elles ne font pas les chefs-d'œuvre. Chef-d'œuvre! mot extraordinaire, mot parfait, parce qu'il rend merveilleusement l'œuvre du génie, qui est un vrai miracle. Le génie ne produit que des miracles, c'est-à-dire qu'il produit des choses qui ne sont pas réductibles à des propositions matérielles, à des lois fixes et immobiles. Ainsi, loin que

le miracle soit impossible, il se fait par le génie. Un miracle, c'est la poésie d'Homère; un miracle, c'est Platon, c'est le Parménide, c'est la Mécanique céleste de Laplace, c'est l'action de d'Assas, c'est la vie entière de saint Vincent de Paul, c'est la vie de tous les hommes sur lesquels l'humanité, qui ne se trompe jamais, prononce qu'ils sont des hommes de génie, qu'ils sont l'élite du genre humain. Il n'y a point de code du génie; il n'y en a pas de haute morale. Un code du génie serait destructif du génie lui-même.

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Plus j'ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j'ai remarqué qu'ils ont tous le même fonds de morale; ils ont tous une notion grossière du juste et de l'injuste, sans savoir un mot de théologie; ils ont tous acquis cette même notion dans l'âge où la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturellement l'art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois sans avoir appris les mathématiques.

Il m'a donc paru que cette idée du juste et de l'injuste

1. Sur cette question, voir un chapitre de M. Janet dans le livre intitulé: La Morale. La connaissance de peuplades beaucoup plus sauvages que celles dont parle Voltaire dans ces pages a rendu la question de l'universalité de la loi morale plus difficile qu'au XVIII° siècle. On peut continuer d'admettre au moins que l'humanité tend à s'entendre sur certains principes et certains devoirs.

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