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vient qu'on le rencontre plutôt parmi les simples cultivateurs des campagnes que chez des esprits plus exercés? Dans des rapports sociaux moins compliqués, l'homme prend-il plus aisément la teinte si douce de cette nature qui l'entoure, et ne pourrait-il pas retrouver l'harmonie dans la plénitude même de son développement?

Quoi qu'il en soit, si nous ne la troublons pas, cette heureuse disposition se retrouvera toujours dans le premier âge. Elle brille d'un pur éclat dans les yeux de l'enfant, elle siège sur son front épanoui. Un enfant chez qui règne une douce sérénité, semble bien aise de vivre : respirer, voir, remuer ses petits bras, est déjà un bonheur pour lui1. Il accueille la nature entière avec reconnaissance; il semble que cette âme nouvelle prenne l'essor et vole au-devant de ses bienfaits. N'y touchons pas; laissons l'enfant se lier avec elle; craignons d'altérer le doux accord qui se forme au dedans de lui. Tant que son regard plein d'intelligence prouve que son esprit est occupé, ne rompons jamais le cours de ses idées. Gardons-nous de troubler son activité intérieure: elle est plus réelle et plus salutaire que celle qui lui vient de

nous.

MME NECKER DE SAUSSURE. L'Éducation progressive, 1. II, ch. u.

1. Cf. les vers célèbres de Victor Hugo:

Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,

Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers.

10. De la nécessité d'apprendre un métier.

:

De toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l'homme, celle qui le rapproche le plus de l'état de nature est le travail des mains de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l'artisan'. L'artisan ne dépend que de son travail; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave, car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d'autrui. L'ennemi, le prince, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer en mille manières : mais partout où l'on veut vexer l'artisan, son bagage est bientôt fait; il emporte ses bras et s'en va. Toutefois l'agriculture est le premier métier de l'homme : c'est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à Émile* : Apprends l'agriculture; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il a commencé, c'est à eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis donc : Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage ou si tu n'en as point, que faire? Apprends un métier.

Un métier à mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-vous? J'y pense mieux que vous, madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un lord,

1. Or, on sait que Rousseau est partisan de tout ce qui rapproche l'homme de l'état de nature.

2. Cf. ROUSSEAU (même ouvrage et même livre) : « Travailler est un devoir indispensable à l'homme social, riche ou pauvre, puissant ou faible; tout citoyen oisif est un fripon. »>

3. Allusion à la phrase célèbre du sage Bias qui emportait tous ses biens avec lui.

4. Emile est l'élève idéal de Rousseau.

un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je lui veux donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans tous les temps; je veux l'élever à l'état d'homme; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tiendra de vous.

La lettre tue, et l'esprit vivifie. Il s'agit moins d'apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tant pis, tant pis pour vous! Mais n'importe; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à l'état d'artisan pour être au-dessus du vôtre. Pour vous sou inettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l'opinion, commencez par régner sur elle.

Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous demande; c'est un métier, un vrai métier; un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s'en passer. Dans des maisons fort audessus du danger de manquer de pain, j'ai vu des pères pousser la prévoyance jusqu'à joindre au soin d'instruire leurs enfants celui de les pourvoir de connaissances dont, à tout événement, ils pussent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyants croient beaucoup faire; ils ne font rien, parce que les ressources qu'ils pensent ménager à leurs enfants dépendent de cette même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. En sorte qu'avec tous ces beaux talents, si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour en faire usage, il périra de misère comme s'il n'en avait

aucun.

Dès qu'il est question de manèges et d'intrigues, au

tant vaut les employer à se maintenir dans l'abondance qu'à regagner, du sein de la misère, de quoi remonter à son premier état. Si vous cultivez des arts dont le succès tient à la réputation de l'artiste; si vous vous rendez propre à des emplois qu'on n'obtient que par la faveur, que vous servira tout cela, quand, justement dégoûté du monde, vous dédaignerez les moyens sans lesquels on n'y peut réussir? Vous avez étudié la politique et les intérêts des princes: voilà qui va fort bien; mais que ferez-vous de ces connaissances, si vous ne savez parvenir aux ministres, aux femmes de la cour, aux chefs des bureaux; si vous n'avez le secret de leur plaire, si tous ne trouvent en vous que le fripon qui leur convient? Vous êtes architecte ou peintre; soit; mais il faut faire connaître votre talent. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au Salon1? Oh! qu'il n'en va pas ainsi! il faut être de l'Académie; il faut même être protégé pour obtenir au coin d'un mur quelque place obscure. Quittez-moi la règle et le pinceau; prenez un fiacre, et courez de porte en porte : c'est ainsi qu'on acquiert la célébrité. Or vous devez savoir que toutes ces illustres portes ont des suisses ou des portiers qui n'entendent que par geste, et dont les oreilles sont dans leurs mains2. Voulez-vous enseigner ce que vous avez appris, et devenir maître de géographic, ou de mathématiques, ou de langues, ou de musique, ou de dessin? pour cela même il faut trouver des écoliers, par conséquent des prôneurs. Comptez qu'il importe plus d'être charlatan qu'habile, et que, si vous

1. Les Salons ont commencé vers le milieu du xvII° siècle; ils étaient à cette date (1762) dans toute leur vogue; Diderot devait en inaugurer la critique en 1765.

2. C'est-à-dire qu'il faut leur graisser la patte pour leur donner des oreilles.

ne savez pas de métier que le vôtre, jamais vous ne serez qu'un ignorant.

Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources sont peu solides, et combien d'autres ressources vous sont nécessaires pour tirer parti de celles-là. Et puis, que deviendriez-vous dans ce làche abaissement? Les revers, sans vous instruire, vous avilissent; jouet plus que jamais de l'opinion publique, comment vous élèverez-vous au-dessus des préjugés, arbitres de votre sort? Comment mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez besoin pour subsister? Vous ne dépendiez que des richesses, et maintenant vous dépendez des riches; vous n'avez fait qu'empirer votre esclavage et le surcharger de votre misère. Vous voilà pauvre sans être libre; c'est le pire état où l'homme puisse tomber.

Mais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes connaissances qui sont faites pour nourrir l'âme et non le corps, si vous recourez, au besoin, à vos mains et à l'usage que vous en savez faire, toutes les difficultés disparaissent, tous les manèges deviennent inutiles; la ressource est toujours prête au moment d'en user; la probité, l'honneur, ne sont plus un obstacle à la vie; vous n'avez plus besoin d'être lâche et menteur devant les grands, souple et rampant devant les fripons, vil complaisant de tout le monde, emprunteur ou voleur, ce qui est à peu près la même chose quand on n'a rien : l'opinion des autres ne vous touche point; vous n'avez à faire votre cour à personne, point de sot à flatter, point de suisse à fléchir, point de courtisans à payer, et, qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu vous importe cela ne vous empêchera pas, vous, dans votre vie obscure, d'être honnête homme et d'avoir du pain. Vous entrez dans la première boutique du métier que vous avez appris: Maître,

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