Images de page
PDF
ePub

langage de votre école, et demandons à vos auteurs : Quand on nous donne un soufflet, doit-on l'endurer plutôt que de tuer celui qui le veut donner? ou bien est-il permis de tuer pour éviter cet affront? Il est permis, disent Lessius, Molina, Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus et autres jésuites, de tuer celui qui veut nous donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ? Répondez-nous encore: Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans tuer celui qui l'a donné? « N'est-il - pas véritable, dit Escobar, que, tandis qu'un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans honneur? » Oui, mes pères, sans cet honneur que le diable a transmis de son esprit superbe en celui de ses superbes enfants. C'est cet honneur qui a toujours été l'idole des hommes possédés par l'esprit du monde. C'est pour se conserver cette gloire, dont le démon est le véritable distributeur, qu'ils lui sacrifient leur vie par la fureur des duels à laquelle ils s'abandonnent, leur honneur par l'ignominie des supplices auxquels ils s'exposent, et leur salut par le péril de la damnation auquel ils s'engagent, et qui les a fait priver de la sépulture même par les canons ecclésiastiques. Mais on doit louer Dieu de ce qu'il a éclairé l'esprit du roi par des lumières plus pures que celles de votre théologie. Ses édits si sévères sur ce sujet n'ont pas fait que le duel fût un crime; ils n'ont fait que punir le crime qui est inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la rigueur de sa justice, ceux qui n'étaient pas arrêtés par la crainte de la justice de Dieu; et sa piété lui a fait connaître que l'honneur des chrétiens consiste dans l'observation des ordres de Dieu et des règles du christianisme, et non pas dans ce fantôme d'honneur que vous prétendez, tout vain qu'il soit, être une excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meur

trières sont maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de changer de sentiments, si ce n'est pas par principe de religion, au moins par maxime de politique. Prévenez, mes pères, par une condamnation volontaire de ces opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont vous seriez responsables. Et, pour concevoir plus d'horreur de l'homicide, souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier juste; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne du chef de tous les justes; et que l'homicide est le seul crime qui détruit tout ensemble l'État, l'Église, la nature et la piété.

[blocks in formation]

Voilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse être à y répliquer1 mais vous combattrez, je le prévois, la raison par l'usage; vous me direz qu'il est des fatalités qui nous entraînent malgré nous; que, dans quelque cas que ce soit, un démenti ne se souffre jamais, et que, quand une affaire a pris un cer

1. Ces raisons, l'héroïne de Rousseau vient de les donner. Ce sont des raisons personnelles : « Accordons que j'étais outragée par le discours de milord Édouard, quoiqu'il ne fit que me rendre justice: savez-vous ce que vous faites en me défendant avec tant de chaleur et d'indiscrétion? Vous aggravez son outrage, vous prouvez qu'il avait raison, vous sacrifiez mon honneur à un faux point d'honneur, vous diffamez votre maitresse pour gagner tout au plus la réputation d'un bon spadassin. » L'argumentation qui suit ces raisons personnelles a au contraire une portée générale.

tain tour, on ne peut plus éviter de se battre ou de se déshonorer. Voyons encore.

Vous souvient-il d'une distinction que vous me fites autrefois, dans une occasion importante, entre l'honneur réel et l'honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s'agit aujourd'hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une question. Qu'y a-t-il de commun entre la gloire d'égorger un homme et le témoignage d'une âme droite? et quelle prise peut avoir la vaine opinion d'autrui sur l'honneur véritable dont toutes les racines sont au fond du cœur? Quoi! les vertus qu'on a réellement périssentelles sous les mensonges d'un calomniateur? les injures d'un homme ivre prouvent-elles qu'on les mérite? et l'honneur du sage serait-il à la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? Me direz-vous qu'un duel prouve qu'on a du cœur, et que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, et quelle raison peut la justifier. A ce compte un fripon n'a qu'à se battre pour cesser d'être un fripon; les discours d'un menteur deviennent des vérités sitôt qu'ils sont soutenus à la pointe de l'épée; et si l'on vous accusait d'avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n'est pas vrai. Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer son être de l'événement d'un combat; une salle d'armes est le siège de toute justice; il n'y a d'autre droit que la force, d'autre raison que le meurtre; toute la réparation due à ceux qu'on outrage est de les tuer, et toute offense est également bien lavée dans le sang de l'offenseur ou de l'offensé. Dites, si les loups savaient raisonner, auraient-ils d'autres maximes? Jugez vous-même par le cas où vous êtes, si j'exagère leur absurdité. De quoi

s'agit-il ici pour vous? D'un démenti reçu dans une occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez punir de l'avoir dite? Songez-vous qu'en vous soumettant au sort d'un duel vous appelez le ciel en témoignage d'une fausseté, et que vous osez dire à l'arbitre des combats : Viens soutenir la cause injuste, et faire triompher le men. songe? Ce blasphème n'a-t-il rien qui vous épouvante? Cette absurdité n'a-t-elle rien qui vous révolte? Eh Dieu! quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice, mais le reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un démenti reçu d'avance de votre propre cœur.

Vous, qui voulez qu'on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vôtres, et cherchez si l'on vit un seul duel sur la terre quand elle était couverte de héros. Les plus vaillants hommes de l'antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d'affronts réciproques? Et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton? D'autres temps, d'autres mœurs, je le sais; mais n'y en a-t-il que de bonnes, et n'oserait-on s'enquérir si les mœurs d'un temps sont celles qu'exige le solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut ni passer ni renaître; il a sa source éternelle dans le cœur de l'homme juste et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine1. Reste à savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'autrui, l'hon1. Cet argument est très fort. Des sociétés d'une haute civilisation

nête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à la suivre. Que ferait, à votre avis, celui qui s'y veut asservir, dans les lieux où règne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d'une rue, et le poignarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là; et l'honneur n'y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

Quand il serait vrai qu'on se fait mépriser en refusant de se battre, quel mépris est le plus à craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s'estime véritablement lui-même est peu sensible à l'injuste mépris d'autrui, et ne craint que d'en être digne; car le bon et l'honnête ne dépendent point du jugement des autres, mais de la nature des choses; et quand toute la terre approuverait l'action que vous allez faire, elle n'en serait pas moins honteuse. Mais il est faux qu'à s'en abstenir par vertu l'on se fasse mépriser. L'homme droit, dont toute la vie est sans tache, et qui ne donna jamais aucun

se sont passées du duel. Cela prouve que dans notre société à nous il a moins un fondement moral qu'une origine historique. Et c'est la trace de coutumes répudiées, telles que le jugement de Dieu. Il est un de ces phénomènes que les sociologues appellent des phénomènes de survivance. Cf. LA BRUYÈRE, chapitre De la Mode: « Le duel est le triomphe de la mode et l'endroit où elle a exercé sa tyrannie avec plus d'éclat. Cet usage n'a pas laissé au poltron la liberté de vivre; il l'a mené se faire tuer par un plus brave que soi, et l'a confondu avec un homme de cœur; il a attaché de l'honneur et de la gloire à une action folle et extravagante; il a été approuvé par la présence des rois; il y a eu quelquefois une espèce de religion à le pratiquer; il a décidé de l'innocence des hommes, des accusations fausses ou véritables sur des crimes capitaux; il s'était enfin si profondément enraciné dans l'opinion des peuples, et s'était si fort saisi de leur cœur et de leur esprit, qu'un des plus beaux endroits de la vie d'un très grand roi a été de les guérir de cette folie. »>

« PrécédentContinuer »