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peur de faire du mal à d'autres en vous mettant en état d'en faire. Le monde n'est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent pour qu'on soit réduit à songer à vous. » Il est vrai que cette dureté lui coûte extrêmement et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime est de compter pour bons tous ceux dont la méchanceté ne lui est pas prouvée; et il y a bien peu de méchants qui n'aient l'adresse de se mettre à l'abri des preuves. Elle n'a point cette charité paresseuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de rejeter leurs prières, et pour un bienfait imploré ne savent jamais donner que l'aumône. Sa bourse n'est pas inépuisable; et, depuis qu'elle est mère de famille, elle en sait mieux régler l'usage. De tous les secours dont on peut soulager les malheureux, l'aumône est, à la vérité, celui qui coûte le moins de peine; mais il est aussi le plus passager et le moins solide; et Julie ne cherche pas à se délivrer d'eux, mais à leur être utile.

J.-J. ROUSSEAU.
Nouvelle Héloïse, V, 11,

4.

Que la charité ne voit pas de mal.

La charité couvre tout, et voit à peine le mal que tout le monde voit; et nous voulons voir tout seuls celui qui est invisible au reste des hommes: la charité couvre ce qu'elle ne peut excuser; et nous n'excusons pas même ce que les apparences justifient, et rendent du moins incertain. Il semble que nous rendons gloire à Dieu lorsque nous jugeons nos frères plus faibles, plus imparfaits, plus remplis de désirs humains qu'ils ne le paraissent; nous nous applaudissons d'une découverte

qui vient confirmer nos soupçons. Or, rien ne ressemble moins à la charité que cet œil malin qui ne s'ouvre que pour chercher les faiblesses de nos frères : car la même charité qui nous fait désirer leur salut nous montre en eux mille ressources qui nous le font espérer. Elle voit dans leurs passions mêmes des espérances de retour à la justice et à la règle elle démêle un cœur droit, sensible, susceptible un jour de grâce, à travers les plaisirs frivoles auxquels il se livre encore; elle voit dans ses chutes mêmes plutôt le malheur de l'âge et des occasions, que la dépravation entière d'une àme abimée dans le vice; elle trouve plus de légèreté que de noirceur et de profonde malice dans des égarements où le torrent des exemples et la fougue du tempérament précipitent ses frères. Les signes les plus éloignés de bien qu'elle découvre en eux, loin de les flétrir par la malignité de ses conjectures, elle les regarde comme les gages et les préjugés d'un changement à venir; elle ne sait pas se défier des apparences de la piété, et soupçonner de l'hypocrisie où il ne parait que de la vertu : une sainte crédulité la prévient toujours en faveur de ses frères. Simple et incapable elle-même d'artifice, elle est encore moins capable de le soupçonner dans les autres1:

1. Cf. MASSILLON, Sermon pour le mercredi de la quatrième semaine de carême : « Un bon cœur, un cœur droit, simple et sincère, ne peut presque comprendre qu'il y ait des imposteurs sur la terre il trouve dans son propre fonds l'apologie de tous les autres hommes, et mesure, par ce qu'il lui en coûterait à lui-même pour n'être pas de bonne foi, ce qu'il en doit coûter aux autres. Aussi, mes frères, examinez ceux qui forment ces soupçons affreux et téméraires contre les gens de bien; vous trouverez que ce sont d'ordinaire des hommes déréglés et corrompus, qui cherchent même à se calmer dans leurs dissolutions, en supposant que leurs faiblesses sont des faiblesses de tous les hommes; que ceux qui paraissent les plus vertueux, n'ont par-dessus eux que plus d'habileté pour les cacher; et qu'au fond, si on les voyait de près, on trouverait qu'ils sont faits comme les autres hom

elle n'est pas en garde contre l'erreur qui nous fait juger trop favorablement de notre frère c'est une erreur de piété qui honore la religion : elle ne craint que la témérité qui soupçonne le mal où il n'est pas, parce que c'est une malignité qui justifie les censures du monde contre la piété, et qui la déshonore. De tous les événements dont les faces différentes font porter des jugements divers, elle ne voit jamais que le bon côté; et cette pieuse disposition est bien plus propre à gagner nos frères, et à les retirer des voies de l'iniquité. Quand ils nous voient, malgré leurs désordres, tout espérer de leur salut, leur parler un langage qui semble adoucir les crimes dont ils sont eux-mêmes honteux, leur faire remarquer en eux des ressources de grâce dans le temps même qu'ils se croyaient absolument rejetés de Dieu, découvrir dans le caractère de leur cœur, jusque-là livré au monde et aux passions, des penchants qui les ramènent au devoir; quand ils nous voient prendre le change pour ainsi dire en leur faveur; cette charité, ce zèle tendre, et presque aveugle à force de tendresse, les transporte, les attendrit, les couvre d'une sainte confusion, et leur fait aimer la vérité en leur rendant aimables ceux qui la leur annoncent.

MASSILLON.
Conférences.

mes ils font de cette pensée injuste une ressource affreuse à leurs débauches. Ils s'affermissent dans le désordre, en y associant tous ceux que la crédulité des peuples appelle gens de bien : ils se font une idée affreuse du genre humain, pour être moins effrayés de celle qu'ils sont obligés d'avoir d'eux-mêmes; et tâchent de se persuader qu'il n'y a plus de vertu, afin que le vice plus commun leur paraisse plus excusable; comme si, ô mon Dieu, la multitude des criminels pouvait ôter à votre justice le droit de punir le crime. »>

5. Le respect de la propriété.

La propriété est sacrée, parce qu'elle représente le droit de la personne elle-même.

Le premier acte de pensée libre et personnel est déjà un acte de propriété. Notre première propriété, c'est nous-mêmes, c'est notre moi, c'est notre liberté, c'est notre pensée; toutes les autres dérivent de celle-là et la réfléchissent.

L'acte primitif de propriété consiste dans l'imposition libre de la personne humaine sur toutes choses; c'est par là que je les fais miennes; dès lors, assimilées à moi-même, marquées du sceau de ma personne et de mon droit, elles cessent d'être de simples choses à l'égard des autres, et par conséquent elles ne tombent plus sous leur occupation et sous leur appropriation. Ma propriété participe de ma personne; elle a des droits pour moi, si je puis m'exprimer ainsi, ou pour mieux dire mes droits me suivent en elle, et ce sont ces droits qui sont dignes de respect....

La personne humaine, intelligente et libre, et qui à ce titre s'appartient à elle-même, se répand successivement sur tout ce qui l'entoure, se l'approprie et se l'assimile, d'abord son instrument immédiat, le corps, puis les diverses choses inoccupées dont elle prend possession la première, et qui servent de moyen, de matière ou de théâtre à son activité. Ainsi doit être expliqué le droit de premier occupant, après lequel vient le droit qui naît du travail et de la production.

Le travail et la production ne constituent pas, mais confirment et développent le droit de propriété. L'occupation précède le travail, mais elle se réalise par le travail. Tant que l'occupation est toute seule, elle a quel

que chose d'abstrait en quelque manière, d'indéterminé aux yeux des autres, et le droit qu'elle fonde est obscur; mais quand le travail s'ajoute à l'occupation, elle la déclare, la détermine, et lui donne une autorité visible et certaine. Par le travail, en effet, au lieu de mettre simplement la main sur une chose qui n'appartient encore à personne, nous y imprimons notre caractère, nous nous l'incorporons, nous l'unissons à notre personne. C'est là ce qui rend respectable et sacrée aux yeux de tous la propriété sur laquelle a passé le travail libre et intelligent de l'homme. Usurper la propriété qu'il possède en qualité de premier occupant est une action injuste; mais arracher à un travailleur la terre qu'il a arrosée de ses sueurs, est aux yeux de tous un crime manifeste.

Le principe du droit de propriété est la volonté efficace et persévérante, le travail, sous la condition de l'occupation première. Viennent ensuite les lois; mais tout ce qu'elles peuvent faire, c'est de proclamer le droit qui existait avant elles dans la conscience du genre humain; elles ne le fondent pas, elles le garantissent.

V. COUSIN.

Justice et Charité1.

(Firmin Didot et Cie, éditeurs.)

6. - L'aumône, 12.

Donc l'Église de Jésus-Christ est véritablement la ville des pauvres. Les riches, je ne crains point de le dire,

1. Pagnerre, 1818.

2. Nous allons donner successivement les théories des grands sermonaires du XVII° siècle sur l'aumône. Il serait intéressant d'en rapprocher les théories contemporaines de l'assistance. Voir en particulier P. DESJARDINS, le Devoir présent.

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