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nairement à tous les hommes en commun, que la simple nature ne connaissait ni de propriété ni de partage, et qu'elle laissait d'abord chacun de nous en possession de tout l'univers? mais que pour mettre des bornes à la cupidité, et éviter les dissensions et les troubles, le commun consentement des peuples établit que les plus sages, les plus miséricordieux, les plus intègres, seraient aussi les plus opulents; qu'outre la portion de bien que la nature leur destinait, ils se chargeraient encore de celle des plus faibles, pour en être les dépositaires, et la défendre contre les usurpations et les violences : de sorte qu'ils furent établis, par la nature même, comme les tuteurs des malheureux; et que ce qu'ils eurent de trop ne fut plus que l'héritage de leurs frères, confié à leurs soins et à leur équité?

Qui l'ignore enfin, que les liens de la religion ont encore resserré ces premiers nœuds que la nature avait formés parmi les hommes; que la grâce de Jésus-Christ, qui enfanta les premiers fidèles, non seulement n'en fit qu'un cœur et qu'une âme, mais encore qu'une famille d'où toute propriété fut bannie; et que l'Évangile nous faisant une loi d'aimer nos frères comme nous-mêmes, ne nous permet plus, ou d'ignorer leurs besoins, ou d'être insensibles à leurs peines?

Mais il en est du devoir de l'aumône comme de tous les autres devoirs de la loi : en général, en idée on n'ose en contredire l'obligation; la circonstance de l'accomplir est-elle arrivée, on ne manque jamais de prétexte, ou pour s'en dispenser tout à fait, ou pour ne s'en acquitter qu'à demi. Or, il semble que l'Esprit de Dieu a voulu nous marquer tous ces prétextes dans les réponses que font les disciples à Jésus-Christ, pour s'excuser de secourir cette multitude affamée qui l'avait suivi au désert.

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En premier lieu, ils le font souvenir qu'à peine ontils de quoi fournir à leurs propres besoins, et qu'il ne leur reste que cinq pains d'orge et deux poissons: Est puer unus hic qui habet quinque panes hordeaceos et duos pisces1; et voilà le premier prétexte que la cupidité oppose au devoir de la miséricorde. A peine a-t-on le nécessaire; on a un nom et un rang à soutenir dans le monde, des enfants à établir, des créanciers à satisfaire, des fonds à dégager, des charges publiques à supporter, mille frais de pure bienséance auxquels il faut fournir or, qu'est-ce qu'un revenu qui n'est pas infini pour des dépenses de tant de sortes? Sed hæc quid inter tantos? Ainsi parle tous les jours le monde, et le monde le plus brillant et le plus somptueux.

Or, mes frères, je sais que les bornes du nécessaire ne sont pas les mêmes pour tous les états; qu'elles augmentent à proportion du rang et de la naissance; qu'une étoile, comme parle l'Apôtre, doit différer en clarté d'une autre étoile; que même, dès les siècles apostoli ques, on voyait dans l'assemblée des fidèles des hommes revêtus d'une robe de distinction, et portant au doigt un anneau d'or, tandis que les autres, d'une condition plus obscure, se contentaient de simples vêtements pour couvrir leur nudité; qu'ainsi la religion ne confond pas les états; et que si elle défend à ceux qui habitent les palais des rois la mollesse des mœurs et le faste indécent des vêtements, elle ne leur ordonne pas aussi la pauvreté et la simplicité de ceux qui vivent au fond des champs et de la plus obscure populace je le sais.

Mais, mes frères, c'est une vérité incontestable, que ce qu'il y a de superflu dans vos biens ne vous appar

1. Joan, vi, 9.

2. Id.

tient pas, que c'est la portion des pauvres; et que vous ne devez compter à vous de vos revenus, que ce qui est nécessaire pour soutenir l'état où la Providence vous a fait naître. Je vous demande donc : Est-ce l'Évangile, ou la cupidité, qui doit régler ce nécessaire? Oseriez-vous prétendre que toutes les vanités, dont l'usage vous fait une loi, vous fussent comptées devant Dieu comme des dépenses inséparables de votre condition? prétendre que tout ce qui vous flatte, vous accommode, nourrit votre orgueil, satisfait vos caprices, corrompt votre cœur, vous soit pour cela nécessaire? prétendre que tout ce que vous sacrifiez à la fortune d'un enfant pour l'élever plus haut que ses ancêtres; tout ce que vous risquez à un jeu excessif; que ce luxe, ou qui ne convient pas à votre naissance, ou qui en est un abus, soient des droits incontestables qui doivent être pris sur vos biens avant ceux de la charité? prétendre enfin que parce qu'un père obscur et échappé de la foule vous aura laissé héritier de ses trésors, et peut-être aussi de ses injustices, il vous sera permis d'oublier votre peuple et la maison de votre père, vous mettre à côté des plus grands noms, et soutenir le même éclat, parce que vous pouvez fournir à la même dépense?

Si cela est ainsi, mes frères, si vous ne comptez pour superflu que ce qui peut échapper à vos plaisirs, à vos profusions, à vos caprices, vous n'avez donc qu'à être voluptueux, capricieux, dissolus, prodigues, pour être dispensés du devoir de l'aumône. Plus vous aurez de passions à satisfaire, plus l'obligation d'être charitable diminuera; et vos excès, que le Seigneur vous ordonnait d'expier par la miséricorde, seront eux-mêmes le privilège qui vous en décharge! Il faut donc qu'il y ait ici une règle à observer, et des bornes à se prescrire, différentes de celles de la cupidité et la voici, la règle

de la foi. Tout ce qui ne tend qu'à nourrir la vie des sens, qu'à flatter les passions, qu'à autoriser les pompes et les abus du monde, tout cela est superflu pour un chrétien; c'est ce qu'il faut retrancher et mettre à part; voilà le fonds et l'héritage des pauvres ; vous n'en êtes que le dépositaire, et ne pouvez y toucher sans usurpation et sans injustice

Vous n'êtes donc, dans les desseins de Dieu, que les ministres de sa providence envers les créatures qui souffrent vos grands biens ne sont donc que des dépôts sacrés que sa bonté a mis entre vos mains pour y être plus à couvert de l'usurpation et de la violence, et conservés plus sûrement à la veuve et à l'orphelin : votre abondance, dans l'ordre de sa sagesse, n'est donc destinée qu'à suppléer à leur nécessité; votre autorité, qu'à les protéger; vos dignités, qu'à venger leurs intérêts votre rang, qu'à les consoler par vos offices : tout ce que vous êtes, vous ne l'êtes que pour eux; votre élévation ne serait plus l'ouvrage de Dieu; et il vous aurait maudits en répandant sur vous les biens de la terre, s'il vous les avait donnés pour un autre usage.

MASSILLON.

Sermon sur l'aumône.

10. - Du pardon des offenses.

Les trois principes les plus communs qui lient les hommes les uns avec les autres, et qui forment toutes les unions et les amitiés humaines, sont le goût, la cupidité, et la vanité. Le goût. On suit un certain penchant de la nature, qui nous faisant trouver en quelques personnes plus de rapport avec nos inclinations, peut-être

aussi plus de complaisance pour nos défauts, nous lie à elles, et fait que nous trouvons dans leur société une douceur qui se change en un ennui avec le reste des hommes. La cupidité. On cherche des amis utiles; ils sont dignes de notre amitié, dès qu'ils deviennent nécessaires à nos plaisirs ou à notre fortune; l'intérêt est un grand attrait pour la plupart des cœurs : les titres qui nous rendent puissants se changent bientôt en des qualités qui nous font paraitre aimables; et l'on ne manque jamais d'amis, quand on peut payer l'amitié de ceux qui nous aiment. Enfin la vanité. Des amis qui nous font honneur nous sont toujours chers; il semble qu'en les aimant nous entrons en part avec eux de la distinction qu'ils ont dans le monde; nous cherchons à nous parer, pour ainsi dire, de leur réputation; et, ne pouvant atteindre à leur mérite, nous nous honorons de leur société, pour faire penser du moins qu'il n'y a pas loin d'eux à nous, et que nous n'aimons que nos semblables.

Quel chaos que la société, si le goût tout seul décidait des devoirs et des bienséances, et s'il n'y avait point d'autre loi qui liat les hommes ensemble! Or, si les règles de la société même exigent que le goût tout seul ne soit pas l'unique principe de notre conduite envers les autres hommes, l'Évangile serait-il là-dessus plus indulgent?.....

Il est donc insensé de nous alléguer une aversion pour votre frère, qui est elle-même votre crime. Je pourrais vous répondre encore Vous vous plaignez que votre frère vous déplait, et qu'il n'est pas en vous de le supporter et de compatir avec lui? mais vous-même, croyezvous ne déplaire à personne? pouvez-vous nous garantir que vous êtes du goût de tout le monde, et que tout vous applaudit et vous approuve? Or, si vous exigez qu'on

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