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que la langue, et l'on agit comme on écrit, selon des formes apprises, dans un cercle borné. A aucun prix, l'excentrique, l'imprévu, le vif élan spontané ne sont de mise. Entre vingt exemples qui se pressent, je choisis le moindre, puisqu'il s'agit d'un simple geste : de là on peut conclure aux autres choses. Mademoiselle de..., par le crédit de sa famille, obtient une pension pour Marcel, célèbre maitre à danser, accourt chez lui toute joyeuse, et lui présente le brevet. Marcel le prend et le jette à terre : « Est-ce ainsi, Mademoiselle, que je vous ai enseigné à présenter quelque chose? Ramassez ce papier, et rapportez-le-moi comme vous le devez. » Elle reprend le brevet, et le lui présente avec toutes les grâces voulues. « C'est bien, Mademoiselle, dit Marcel, je le reçois, quoique votre coude n'ait pas été assez arrondi, et vous remercie1. » Tant de grâces finissent par lasser; après n'avoir mangé pendant des années que d'une cuisine savante, on demande du lait et du pain bis.

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Entre tous ces assaisonnements mondains, il en est un surtout dont on abuse, et qui, employé sans relâche, communique à tous les mets sa saveur piquante et froide, je veux dire le badinage. Le monde ne souffre pas la passion, et en cela il est dans son droit. On n'est pas en compagnie pour se montrer véhément ou sombre; l'air concentré ou tendu y ferait disparate. La maitresse de maison a toujours droit de dire à un homme que son émotion contenue réduit au silence : « Monsieur un tel, vous n'êtes pas aimable aujourd'hui. » Il faut donc être toujours aimable, et, à ce manège, la sensibilité qui se disperse en mille petits canaux ne peut plus faire un

1. Paris, Versailles et les provinces, I, 162. - « Le roi de Suède est ici, il a des rosettes à ses culottes: tout est fini, c'est un homme ridicule et un roi de province. » (Le Gouvernement de Normandie, par Hippeau, IV, 237, 4 juillet 1784). (Note de l'auteur.)

grand courant. « On avait cent amis, et sur cent amis, il y en a chaque jour deux ou trois qui ont un chagrin vif: mais on ne pouvait longtemps s'attendrir sur leur compte, car alors on eût manqué d'égards envers les quatre-vingt-dix-sept autres »; on soupirait un instant avec quelques-uns des quatre-vingt-dix-sept, et puis c'était tout. Madame du Deffant, ayant perdu son plus ancien ami, le président Hénault, venait le jour même souper en grande compagnie. « Hélas! disait-elle, il est mort ce soir à six heures; sans cela, vous ne me verriez pas ici. » Sous ce régime continu de distractions et d'amusements, il n'y a plus de sentiments profonds; on n'en a que d'épiderme; l'amour lui-même se réduit à « l'échange de deux fantaisies ». - Et, comme on tombe toujours du côté où l'on penche, la légèreté devient une élégance et un parti pris 2. L'indifférence du cœur est à la mode; on aurait honte d'être vraiment ému. On se pique de jouer avec l'amour, de traiter une femme comme une poupée mécanique, de toucher en elle un ressort, puis l'autre, pour en faire sortir à volonté l'attendrissement ou la colère. Quoi qu'elle fasse, on ne se départ jamais avec elle de la politesse la plus insultante, et l'exagération mème des respects faux qu'on lui prodigue est une ironie par laquelle on achève de lui montrer son détachement.

On va plus loin, et, dans les âmes foncièrement sèches, la galanterie tourne à la méchanceté. Par ennui et besoin d'excitation, par vanité et pour se prouver sa

1. Stendhal, Rome, Naples, Florence, 379. Récit d'un seigneur anglais. (Note de l'auteur.)

2. Marivaux, le Petit-maitre corrigé. — Gresset, le Méchant. Crébillon fils, la Nuit et le Moment (notamment la scène de Clitandre avec Lucinde). Collé, la Vérité dans le vin (rôle de l'abbé avec la présidente). De Bezenval, 79 (le comte de Frise et Mme de Blot). Vie privée du maréchal de Richelieu (scènes avec Mme Michelin). De Goncourt, 167 à 174. (Note de l'auteur.)

dextérité, on se plait à tourmenter, à faire pleurer, à déshonorer, à tuer longuement. A la fin, comme l'amourpropre est un gouffre sans fond, il n'y a pas de « noirceurs dont ces bourreaux polis ne soient capables, et les personnages de Laclos ont eu leurs originaux1. Sans doute, ces monstres sont rares; mais l'on n'a pas besoin d'avoir affaire à eux pour démêler ce que la galanterie du monde renferme d'égoïsme. Les femmes qui l'ont érigée en obligation sont les premières à en sentir le mensonge, et à regretter, parmi tant de froids hommages, la chaleur communicative d'un sentiment fort.

TAINE.

L'Ancien Régime, ch. III. (Hachette et Cie, éditeurs.)

5. De la conversation 2.

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il a dessein de dire qu'à ce que les autres disent, et que l'on n'écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins, il est nécessaire d'écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre, et souffrir même qu'ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu'on les entend, louer ce qu'ils disent autant qu'il

1. Laclos, les Liaisons dangereuses. Mme de Merteuil était copiée d'après une marquise de Grenoble. Notez les différences entre Lovelace et Valmont, l'un qui est conduit par l'orgueil, l'autre qui n'a que de la vanité. (Note de l'auteur.)

2. Des conseils tout à fait analogues à ceux qu'on va lire, ont été donnés par un des messieurs de Port-Royal, Coustel (Règles pour l'éducation des enfants).

mérite d'être loué, et faire voir que c'est plutôt par choix qu'on les loue, que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu'ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur des choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu'on prétend avoir plus de raison qu'eux.

On doit dire les choses d'un air plus ou moins sérieux, et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l'humeur et la capacité des personnes que l'on entretient, et leur céder aisément l'avantage de décider, sans les obliger de répondre, quand ils n'ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments en montrant qu'on cherche à les appuyer de l'avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d'opiniâtreté.

Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes, et de nous donner pour exemple. Rien n'est plus désagréable qu'un homme qui se cite lui-même à tout propos.

On ne peut aussi apporter trop d'application à connaître la pente et la portée de ceux à qui l'on parle, pour se joindre à l'esprit de celui qui en a le plus, sans blesser l'inclination ou l'intérêt des autres par cette préférence.

Alors on doit faire valoir toutes les raisons qu'il a dites, ajoutant modestement nos propres pensées aux siennes, et lui faisant croire autant qu'il est possible que c'est de lui qu'on les prend.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d'autorité, ni montrer aucune supériorité d'esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n'est pas défendu de conserver ses opinions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu'elle paraît, de quelque part qu'elle vienne; elle seule doit régner sur nos sentiments: mais suivonsla sans heurter les sentiments des autres, et sans faire paraître du mépris de ce qu'ils ont dit.

Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de pousser trop loin une bonne raison quand on l'a trouvée. L'honnêteté veut que l'on cache quelquefois la moitié de son esprit, et qu'on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d'une même chose, et que l'on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment sur tout ce qui leur est agréable, s'y arrêter autant qu'ils le veulent, et s'éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.

Toute sorte de conversation, quelque spirituelle qu'elle soit, n'est pas également propre à toutes sortes de gens d'esprit. Il faut choisir ce qui est de leur goût, et ce qui est convenable à leur condition, à leur sexe, à leurs talents, et choisir même le temps de le dire.

Observons le lieu, l'occasion, l'humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent car s'il y a beaucoup d'art à savoir parler à propos, il n'y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner; il y a un silence de discrétion et de respect. Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.

Mais le secret de s'en bien servir est donné à peu de

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