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personnes. Ceux même qui en font des règles s'y méprennent souvent; et la plus sûre qu'on en puisse donner, c'est écouter beaucoup, parler peu, et ne rien dire dont on puisse avoir sujet de se repentir.

LA ROCHEFOUCAULD.

Pensées, maximes et réflexions morales.

6.

L'esprit d'intrigue.

Quiconque se sert de la vanité d'autrui pour arriver à ses fins est doué de l'esprit de conduite. L'homme adroit en ce genre marche constamment à son intérêt, mais toujours sous l'abri de l'intérêt d'autrui. Il est très habile, s'il prend, pour arriver au but qu'il se propose, une route qui semble l'en écarter. C'est le moyen d'endormir la jalousie de ses rivaux, qui ne se réveillent qu'au moment qu'ils ne peuvent mettre d'obstacle à ses projets. Que de gens d'esprit, en conséquence, ont joué la folie, se sont donné des ridicules, ont affecté la plus grande médiocrité devant des supérieurs, hélas! trop faciles à tromper par les gens vils dont le caractère se prête à cette bassesse ! Que d'hommes cependant sont, en conséquence, parvenus à la plus haute fortune, et devaient réellement y parvenir! En effet, tous ceux que n'anime point un amour extrême pour la gloire ne peuvent, en fait de mérite, jamais aimer que leurs inférieurs. Ce goût prend sa source dans une vanité commune à tous les hommes. Chacun veut être loué; or, de toutes les louanges, la plus flatteuse, sans contredit, est celle qui nous prouve le plus évidemment notre excellence. Quelle reconnaissance ne doit-on

pas à ceux qui nous découvrent des défauts qui, sans nous être nuisibles, nous assurent de notre supériorité ! De toutes les flatteries, cette flatterie est la plus adroite. A la cour même d'Alexandre, il était dangereux de paraitre trop grand homme. « Mon fils, fais-toi petit devant Alexandre, disait Parménion à Philotas: ménage-lui quelquefois le plaisir de te reprendre; et souviens-toi que c'est à ton infériorité apparente que tu devras son amitié. » Que d'Alexandres en ce monde portent une haine secrète aux talents supérieurs! L'homme médiocre est l'homme aimé.

« Monsieur, disait un père à son fils, vous réussissez dans le monde, et vous vous croyez un grand mérite. Pour humilier votre orgueil, sachez à quelles qualités vous devez ces succès vous êtes né sans vices, sans vertus, sans caractère; vos lumières sont courtes, votre esprit cst borné; que de droits, ô mon fils, vous avez à la bienveillance des hommes! >>

Au reste, quelque avantage que procure la médiocrité, et quelque accès qu'elle ouvre à la fortune, l'esprit, comme je l'ai dit plus haut, a quelquefois part à notre élévation: pourquoi donc le public n'a-t-il aucune estime pour cette sorte d'esprit ? C'est, répondais-je, parce qu'il ignore le détail des manœuvres dont se sert l'intrigant, et ne peut, presque jamais, savoir si son élévation est l'effet, ou de ce qu'on appelle l'esprit de conduite, ou du pur hasard. D'ailleurs, le nombre des idées nécessaires pour faire fortune n'est point immense. Mais, dira-t-on, pour duper les hommes, quelle connaissance ne faut-il pas en avoir? L'intrigant, répondrai-je, connait parfaitement l'homme dont il a besoin, mais ne connait point les hommes. Entre l'homme d'intrigue et le philosophe, on trouve, à cet égard, la même différence qu'entre le courrier et le géographe. Le premier sait peut-être mieux

que M. Danville1 le sentier le plus court pour gagner Versailles; mais il ne connaît certainement pas la surface du globe comme ce géographe. Qu'un intrigant habile ait à parler en public, qu'on le transporte dans une assemblée de peuple, il y sera aussi gauche, aussi déplacé, aussi silencieux, que le serait auprès des grands le génie supérieur qui, jaloux de connaître l'homme de tous les siècles et de tous les pays, dédaigne la connaissance d'un certain homme en particulier. L'intrigant ne connait donc point les hommes; et cette connaissance lui serait inutile. Son objet n'est point de plaire au public, mais à quelques gens puissants et souvent bornés; trop d'esprit nuirait à ce dessein. Pour plaire aux gens médiocres, il faut, en général, se prêter aux erreurs communes, se conformer aux usages, et ressembler à tout le monde. L'esprit élevé ne peut s'abaisser jusque-là. Il aime mieux être la digue qui s'oppose au torrent, dût-il en être renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des eaux. D'ailleurs, l'homme éclairé, avec quelque adresse qu'il se masque, ne ressemble jamais si exactement à un sot qu'un sot se ressemble à lui-même. On est bien plus sûr de soi lorsqu'on prend que lorsqu'on feint de prendre des erreurs pour des vérités.

Le nombre d'idées que suppose l'esprit de conduite n'a donc que peu d'étendue : mais, en exigeât-il davantage, je dis que le public n'aurait encore aucune sorte d'estime pour cette sorte d'esprit. L'intrigant se fait le centre de la nature: c'est à son intérêt seul qu'il rapporte tout; il ne fait rien pour le bien public s'il parvient aux grandes places, il y jouit de la considération toujours attachée au pouvoir et surtout à la crainte

1. Bourguignon d'Anville ou Danville, célèbre géographe (1697-1782), avait obtenu à 22 ans le brevet de premier géographe du roi.

qu'il inspire; mais il ne peut jamais atteindre à la réputation, qu'on doit regarder comme un don de la reconnaissance générale. J'ajouterai même que l'esprit qui le fait parvenir semble tout à coup l'abandonner lorsqu'il est parvenu. Il ne s'élève aux grandes places que pour s'y déshonorer, parce qu'en effet l'esprit d'intrigue nécessaire pour y parvenir n'a rien de commun avec l'esprit d'étendue, de force et de profondeur nécessaire pour les remplir dignement. D'ailleurs, l'esprit de conduite ne s'allie qu'avec une certaine bassesse de caractère, qui rend encore l'intrigant méprisable aux yeux du public.

HELVETIUS.

De l'Esprit. Discours IV, 13.

7. Du jeu.

Disons ce qui se pratique et ce qui se passe devant nos yeux. Un homme du monde qui fait du jeu sa plus commune et presque son unique occupation, qui n'a point d'affaire plus importante que le jeu, ou plutôt, qui n'a point d'affaire si importante qu'il n'abandonne pour le jeu; qui regarde le jeu non point comme un divertissement passager propre à remettre l'esprit des fatigues d'un long travail et à le distraire, mais comme un exercice réglé, comme un emploi, comme un état fixe et une condition; qui donne au jeu les journées entières, les semaines, les mois, toute la vie (car il y en a de ce caractère, et vous en connaissez); une femme qui se sent chargée d'elle-même jusqu'à ne pouvoir, en quelque sorte, se supporter ni supporter personne, dès qu'une partie de jeu vient à lui manquer; qui n'a d'autre en

tretien que de son jeu; qui, du matin au soir, n'a dans l'idée que son jeu; qui, n'ayant pas, à l'entendre parler, assez de force pour soutenir quelques moments de réflexion sur les vérités du salut, trouve néanmoins assez de santé pour passer les nuits, dès qu'il est question de son jeu dites-le-moi, mes chers auditeurs, cet homme, cette femme gardent-ils dans le jeu la modération convenable 1?

Quel spectacle de voir un cercle de gens occupés d'un jeu qui les possède et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit et de tous les désirs de leur cœur! Quels regards fixes et immobiles, quelle attention! Il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois les interrompre, surtout si l'envie du gain s'y mèle. Or, elle y entre presque toujours. De quels mouvements divers l'âme est-elle agitée, selon les divers caprices du hasard! De là les dépits secrets et les mélancolies; de là les aigreurs et les chagrins; de là les désolations et les désespoirs, les colères et les transports, les blasphèmes et les imprécations. Je n'ignore pas ce que la politesse du siècle vous a là-dessus appris; que, sous un froid

1. Ce tableau révèle un singulier état de mœurs à la date où parle Bourdaloue. Nous serions portés à trouver que le prédicateur ne va pas assez loin ici dans la sévérité. Quelques lignes plus loin Bourdaloue parle de ce jeu « de tous les jours et de toutes les heures dans le jour ». Le Joueur de Regnard (1696) est un autre témoignage de

ces mœurs.

2. « Y a-t-il attention plus triste, plus sombre et plus mélancolique que celle des joueurs ? C'est pourquoi il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autrement les voilà à dépiter. » Saint FRANÇOIS DE SALES, Introduction à la vie dévote, III, 31.

« A voir un joueur d'échecs concentré en lui-même et insensible à tout ce qui frappe ses yeux et ses oreilles, ne le croirait-on pas occupé des soins de sa fortune ou du salut de l'Etat? Ce recueillement si profond a pour objet d'exercer l'esprit sur la position d'une pièce d'ivoire.» DIDEROT, Encyclopédie, art. Plaisir.

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