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causes de ces grands événements sont purement morales, et qu'il faut toujours en revenir à les expliquer par un certain état des âmes dont les changements matériels, qui frappent plus tard l'imagination du vulgaire, ne sont que la conséquence visible autant qu'inévitable. Persuadons-nous donc d'abord de cette vérité qu'une nation n'est capable de maintenir l'ordre dans son sein, d'arriver à la liberté, de défendre sa grandeur qu'à l'aide d'un sacrifice perpétuel et volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général. Au fond et aux yeux du philosophe, cette subordination volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général ne mérite point le nom de sacrifice, parce que la raison même la conseille et que l'intérêt général méconnu entraine infailliblement les intérêts particuliers dans sa ruine. Mais, aux yeux de l'immense majorité des hommes qui ne raisonnent que pour eux-mêmes et ne peuvent embrasser de leur vue un si vaste horizon, cette subordination sans cesse renouvelée de l'intérêt particulier à l'intérêt général est de leur part un sacrifice. Or, il faut bien que ce sacrifice apparent soit fait volontairement par l'immense majorité des citoyens; car, s'il fallait pour l'obtenir avoir uniformément. recours à la contrainte, cette contrainte perpétuelle du très petit nombre sur le grand serait impossible: quis custodet ipsos custodes? Il faut, au contraire, que ce soit un très petit nombre de récalcitrants qui soit contenu par la force avec le concours et avec l'assentiment du très grand nombre. Comment donc ce sacrifice volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général est-il obtenu par la nation de la part des citoyens qui la composent? En d'autres termes, quels sont les mobiles qui portent les citoyens à s'abstenir du mal qu'ils pourraient faire impunément, et à prêter à la chose publique, au moyen de leur fortune, de leur temps et parfois au prix

de leur vie, un concours qu'ils pourraient après tout lui refuser? Si l'on veut se rendre un compte exact de ces mobiles, les examiner de près dans leur diversité apparente et les ramener à leur origine, on arrivera infailliblement à l'une de ces trois grandes sources de toute moralité et de toute bonne conduite humaine : la religion, le devoir, l'honneur'.

PRÉVOST-PARADOL.

La France nouvelle, 1. III, ch. u.
(Calmann Lévy, éditeur.)

1. Dans la suite de ce chapitre, l'auteur montre comment chacun de ces trois principes concourt à maintenir la cohésion d'un État.

CHAPITRE II

L'ÉTAT

1. - L'idée de loi

Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses1; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la divinité2 a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences

1. On remarquera l'analogie de cette définition avec celle que le philosophe anglais Clarke (mort en 1729) donnait du bien : « La notion du bien se résout dans l'idée des rapports réels et immuables qui existent entre les choses, en vertu de leur nature ». Du reste tout ce qui suit chez Montesquieu est inspiré, semble-t-il, des doctrines de Clarke (disciple et défenseur de Newton) sur l'existence et les attributs de Dieu. Cf. CLARKE, de la Religion naturelle, ch. III. La définition des lois que donne ici Montesquieu a été souvent critiquée. « Une loi n'est pas un rapport », a dit Destutt de Tracy; c'est, dit Helvétius, « le résultat de rapports ». Ce à quoi M. Janet répond justement (Histoire de la Science politique, 3° édit., 1878): « On peut très bien dire qu'une chose quelconque n'existe qu'à la condition d'avoir une certaine nature et des rapports qui résultent de cette nature, et c'est ce qu'on appelle des lois. >> - L'expression de « nécessaires » avait choqué les jansénistes, qui reprochèrent à l'auteur son fatalisme et son << spinozisme ». Montesquieu répondit à cette accusation par une protestation indignée (Défense de l'Esprit des Lois, Genève, 1750), et il renvoya ses accusateurs aux articles suivants où « il a distingué le monde matériel d'avec les intelligences spirituelles ». (Note de M. Jullian, dans une excellente édition d'extraits de Montesquieu (Hachette), à laquelle nous emprunterons d'autres notes encore).

2. « La loi, dit Plutarque, est la reine de tous mortels et immortels. » Au traité Qu'il est requis qu'un prince soit savant. (Note de Montesquieu.) Si Montesquieu avait lu son Amyot avec plus de soin, il eût vu que Plutarque ne faisait que citer un vers de Pindare.

supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois.

Ceux qui ont dit qu'« une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde »>, ont dit une grande absurdité1: car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.

Dieu a du rapport avec l'univers, comme créateur et comme conservateur; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve: il agit selon ces règles, parce qu'il les connaît; il les connaît, parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.

Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière et privé d'intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables; et si l'on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il aurait des règles constantes, ou il serait détruit.

Ainsi la création, qui parait être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il serait absurde de dire que le créateur, sans

1. Montesquieu songe ici au philosophe anglais Hobbes (mort en 1679), dont il eut souvent à combattre les théories.

2. Cf. BOSSUET, de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. IV, § VI: « On ne pourrait comprendre d'où viendrait, dans ce tout qui n'entend pas, cette partie qui entend, l'intelligence ne pouvant pas naître d'une chose brute et insensée. »

5. Cf. CLARKE, Existence de Dieu, ch. IX: « Il faut qu'il y ait une cause éternelle et intelligente.

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4. Montesquieu s'élève souvent contre l'athéisme, dont le fatalisme était, à ses yeux et à ceux de ses contemporains, la doctrine essentielle et caractéristique.

ces règles, pourrait gouverner le monde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles.

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mù et un autre corps mù, c'est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvements sont reçus, augmentés, diminués, perdus : chaque diversité est uniformité, chaque changement est

constance1.

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles: ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les rayons n'étaient pas égaux 2....

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux

1. Montesquieu fait ici allusion aux lois du choc des corps. La quantité de mouvement d'un corps peut changer quand il rencontre un autre corps; mais la somme des quantités de mouvement des divers corps qui composent l'univers demeure invariable.

2. Cette idée de la préexistence et de l'immutabilité de la justice semble un souvenir de Clarke qui, comme Montesquieu, l'oppose aux théories de Hobbes, que les lois de la justice et de la société ne sont que le résultat d'une convention. CLARKE, de l'Existence et des Attribuls de Dieu (trad. franç.), 1727.

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