Images de page
PDF
ePub

L'homme d'autorité était celui qui, outre le sérieux du caractère, avait deux qualités solides. Il était efficace (mot excellent du moyen âge), riche en œuvres et sobre en paroles, souvent très fort au métier spécial. Mais, à côté du métier et de l'œuvre, il y avait en lui l'homme, l'homme de sens et de raison qui planait au-dessus, et jugeait largement (pour lui-même et les autres) en bien des choses qu'il n'avait pas apprises, qui n'étaient point de son métier.

[ocr errors][ocr errors]

Le peuple sait cela d'instinct, et il s'adresse à celui où il sent la sûreté morale, le sens compréhensif, libre de préjugé de caste et de métier, enfin un cœur vivant qui pénètre et devine.

Quel que soit son métier, il a le sacerdoce1. Sa maison, c'est l'église, et c'est là que l'on porte ses doutes ou ses secrets. Bien des choses que pour rien au monde on n'aurait dites au prêtre, on les dit au vrai prêtre, l'homme vraiment désintéressé.

Le difficile, ainsi que je l'ai dit, c'est la contradiction qu'un tel homme souvent trouve parmi les siens, et les tiraillements qu'il aura dans son intérieur. Rarement ils comprennent l'abnégation, le sacrifice. Un médecin qui renvoie le malade, un avocat qui renvoie le client et prévient les procès, pour la famille, c'est chose dure. Aux débuts surtout, quels obstacles et quelles réclamations! Son père croit qu'il est fou. Sa mère souvent en pleure. Que sera-ce si elle s'appuie d'une personne bien chère, mais innocente, aveugle, ta jeune femme que tu viens d'épouser? Combien sera pénible ce combat du

1. Aux titres que nous avons donnés à ces pages, Michelet ajoute celui-ci la Magistrature spontanée.

2. Le cas de conscience dont Michelet nous parle ici, vient d'être développé dans un roman de M. Masson-Forestier, intitulé: Remords d'avocat.

foyer! Elle est tout naturellement avec ta mère, dans les idées prudentes, timides même. Que devient-elle quand tu donnes un conseil courageux d'honnêteté à l'électeur flottant? ou quand tu prends la cause du pauvre homme contre une puissance? Ne dira-t-elle pas le mot d'anxiété qu'on lui souffle : « Ami! tu nous perds. »

Elle est jeune pourtant, et elle aime. Aux premiers temps surtout, elle donne prise. Son cœur n'est pas fermé au beau, au saint, au grand. Il y suffit parfois d'une émotion noble qui tranche tout. Rousseau, dans un doute moral, fut fixé tout à coup, et sans raisonnement, par la sublime vue du pont du Gard. Souvent il suffit d'avoir lu en famille le Cid ou les Horaces pour se trouver vaillant, pour que la femme dise : « Tu as raison, ami.... Oui, sois grand! Garde ton cœur haut! »

[ocr errors]

Quand un tel homme existe, son exemple, son influence, même indirecte, agit immensément, souvent en profondeur, avec une efficacité que les grands moyens collectifs ont infiniment moins. S'il est modeste et sage, ne se met pas trop en avant légèrement, d'autant plus chacun le regarde, le suit instinctivement.

L'action personnelle, la propagande orale qui se fait d'homme à homme pour la conversation, est encore l'influence la plus sûre, la plus forte. Deux mots en tète-à-tête, dits par l'homme estimé, ont souvent un effet décisif et durable. Ni le sermon, ni le journal, ni le livre n'allaient directement à la situation, au tour d'esprit, au besoin actuel de l'individu. Il est surpris de voir que très précisément ces deux mots vont à lui, à lui et à nul autre. C'est là ce qui agit.

MICHELET.

Nos Fils, 1. V, ch. u.

(Calmann Lévy et Flammarion, éditeurs.)

4. Devoirs des gouvernants.

Le prince est un personnage public, qui doit croire que quelque chose lui manque à lui-même, quand quelque chose manque au peuple et à l'État.

La bonté du prince ne doit pas être altérée par l'ingratitude du peuple.

Si le prince craint le peuple, tout est perdu.

Si le prince craint les grands, qu'y aura-t-il de ferme en l'État ?

Le prince aisé à mener et trop prompt à se résoudre perd tout.

Celui qui veut mollement, veut sans vouloir : il n'y a rien de moins propre à exercer le commandement, qui n'est qu'une volonté ferme et résolue.

La force du commandement poussée trop loin; jamais plier, jamais condescendre, jamais se relâcher, s'acharner à vouloir être obéi à quelque prix que soit : c'est un terrible fléau de Dieu sur les rois et sur les peuples.

Les bonnes maximes outrées perdent tout. Qui ne veut jamais plier, casse tout à coup.

C'est la plus grande de toutes les faiblesses, que de craindre trop de paraître faible.

Qui n'est pas maître de ses passions, n'a rien de fort, car il est faible dans le principe.

Sous un prince sage tout abonde, les hommes, les

1. Ce que Bossuet dit du prince peut s'étendre à tous les gouvernants. M. Lanson, dans son livre sur Bossuet, en extrayant de la Polilique tirée de l'Écriture sainte un certain nombre de maximes qui sont justement, à peu de chose près, celles que nous reproduisons, les fait précéder de ces réflexions: « C'est vraiment le livre des souverains, disons mieux, le livre des magistrats, des hommes d'État, de tous ceux dont les mains un moment tiennent le sort d'une nation.... >>

biens de la terre, l'or et l'argent. Le bon ordre amène tous les biens.

Il y a quelque chose de divin à ne se tromper pas, et rien n'inspire tant de respect ni tant de crainte.

La sagesse pour l'intelligence de la loi et des maximes, la prudence pour l'application, l'étendue de connaissances, c'est-à-dire une grande capacité, pour comprendre les difficultés et toutes les minuties des affaires : Dieu seul donne tout cela. - Dieu le donne, il est vrai, mais Dieu le donne à ceux qui le cherchent.

Il ne faut pas s'imaginer le prince un livre à la main, avec un front soucieux, et des yeux profondément attachés à la lecture. Son livre principal est le monde, son étude c'est d'être attentif à tout ce qui se passe pour en profiter.

Que la vie de prince est sérieuse! Il doit sans cesse méditer la loi.

Si toutes choses dépendent du temps, la science du temps est donc la vraie science des affaires, et le vrai ouvrage du sage.

Nul ne fait ce qu'il veut, une force majeure domine partout les moments passent rapidement et avec une extrême précipitation : qui les manque, manque tout.

Le prince qui s'habitue à bien connaitre les hommes, paraît en tout inspiré d'en haut tant il donne droit au but.

Sans regarder aux conditions, il doit juger de chacun par ce qu'il est dans son fond.

Sous un prince habile et bien averti, personne n'ose mal faire. On croit toujours l'avoir présent, et même qu'il devine les pensées. Les avis volent à lui de toutes parts, il en sait faire le discernement, et rien n'échappe à sa connaissance. C'est à lui principalement que s'adresse cette parole du Sage : « Achetez la vérité. »

Mais qu'il prenne garde à ne point payer des trompeurs, et à ne pas acheter le mensonge.

Il n'y a point de force où il n'y a point de secret.

Le désir de montrer qu'on sait empêche de pénétrer et de savoir beaucoup de choses.

Ce n'est pas assez au prince de voir, il faut qu'il prévoie.

Dans la plupart des affaires, ce n'est pas tant la chose que la conséquence qui est à craindre : qui n'entend pas cela, n'entend rien.

O prince! vous mourrez; mais votre État doit être immortel.

La raison doit être dans la tête. Le prince habile fait les ministres habiles.

On a beau avoir la vérité devant les yeux; qui ne les ouvre pas ne la voit pas.

Il faut entendre, et non pas croire : c'est-à-dire peser les raisons.

Toutes les malices auprès des grands se font sous prétexte de zèle.

Qui veut bien juger de l'avenir, doit consulter les temps passés.

Nos fautes mêmes nous éclairent, et qui sait en profiter est assez savant.

Écoutez vos amis et vos conseillers, mais ne vous abandonnez pas à eux. Prenez garde qu'ils ne se trompent ; prenez garde qu'ils ne vous trompent.

Taisez-vous, pensées vulgaires, cédez aux pensées royales. Les pensées royales sont celles qui regardent le bien général.

S'abandonner à Dieu sans faire de son côté tout ce qu'on peut, c'est lâcheté et nonchalance.

Il ne faut non plus juger par pitié que par complaisance ou par colère, mais seulement par raison. Ce que

« PrécédentContinuer »