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fut point en état de se gouverner en sortant de l'oppression des Tarquins. Avili par l'esclavage et les travaux ignominieux qu'ils lui avaient imposés, ce n'était d'abord qu'une stupide populace qu'il fallut ménager et gouverner avec la plus grande sagesse, afin que, s'accoutumant peu à peu à respirer l'air salutaire de la liberté, ces âmes énervées, ou plutôt abruties sous la tyrannie, acquissent par degré cette sévérité de mœurs et cette fierté de courage qui en firent enfin le plus respectable de tous les peuples.

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Messieurs', dans cette discussion préliminaire, où les considérations les plus générales peuvent seules trouver place, je dois négliger les dispositions particulières du projet de loi, ainsi que les amendements qui s'y rapportent, pour remonter à leur principe commun. C'est ce principe seul qui caractérise la loi, qui exprime les desseins dont elle est l'instrument et le système dans lequel la France est aujourd'hui gouvernée. Nous sommes rejetés bien loin des débats qui ont rempli les premières années de la Restauration; l'invasion que nous combattons, ce n'est pas contre la licence qu'elle est dirigée, mais contre la liberté; ce n'est pas contre la liberté de la presse seulement, mais contre toute

1. Le gouvernement de Charles X avait proposé une loi qui soumettait les livres, quels qu'ils fussent, à un dépôt de cinq à dix jours, selon leur étendue, avant la publication, pour être examinés. Le discours de Royer-Collard fit repousser cette loi.

liberté naturelle, politique et civile, comme essentiellement nuisible et funeste. Dans la pensée intime de la loi, il y a eu de l'imprévoyance, au grand jour de la création, à laisser l'homme s'échapper libre et intelligent au milieu de l'univers; de là sont sortis le mal et l'erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l'humanité, sagement mutilée, le service de l'élever enfin à l'heureuse innocence des brutes. Ce ne sont pas, messieurs, des conséquences qu'il faille comme arracher au projet de loi; elles se produisent d'ellesmêmes, et elles sont proclamées, vantées comme d'honorables découvertes dans des apologies officielles, non par une jactance étourdie, mais par nécessité. Juste punition d'une grande violation des droits publics et privés, qu'on ne puisse la défendre qu'en accusant la loi divine!

... L'apologiste officiel écrit ces étonnantes paroles : « Vous regrettez le sort des bons journaux et des bons écrits. Et moi aussi, j'en suis affligé; mais le mal produit cent fois plus de mal que le bien ne produit de bien. D'habiles gens ont cru longtemps le contraire; ils se faisaient illusion; c'est pourquoi je préfère attaquer le mal, au risque d'interrompre quelquefois le bien, que de ménager le bien, avec la certitude d'épargner constamment le mal. >>

C'est-à-dire, messieurs (la conséquence est manifeste et nullement dissimulée), qu'il faut poursuivre à la fois, qu'il faut ensevelir ensemble, sans distinction, et le bien et le mal. Mais pour cela il faut étouffer la liberté, qui, selon la loi de la création, produit incessamment l'un et l'autre. Il ne s'agit plus du régime légal de la presse; il s'agit de l'homme lui-même, dégradé de sa dignité

originelle, et déshérité, avec la liberté, de la vertu, qui est sa vocation divine. L'oppression de la presse, appuyée sur la maxime que vous avez entendue, n'est rien moins que le manifeste d'une vaste tyrannie, qui contient en principe toutes les oppressions et qui les légitime toutes. En effet, une loi des suspects, largement conçue, qui mettrait la France en prison sous la garde du ministère, cette loi ne serait qu'une conséquence exacte et une application judicieuse du principe; et, comparée à la loi de la presse, elle aurait l'avantage de trancher d'un seul coup, dans la liberté de se mouvoir et d'aller et venir, toutes les libertés. Le ministère, en la présentant, pourrait dire, avec bien plus d'autorité : le mal produit cent fois plus de mal que le bien ne produit de bien. L'auteur des choses a cru autrefois le contraire; il s'est trompé.

Avec la liberté étouffée doit s'éteindre l'intelligence, sa noble compagne. La vérité est un bien, mais l'erreur est un mal. Il ne faut pas ménager le bien quand on attaque le mal. Périssent donc ensemble et l'erreur et la vérité! Comme la prison est le remède naturel de la liberté, l'ignorance sera le remède nécessaire de l'intelligence. L'ignorance est la vraie science de l'homme et de la société.

«Nos règles, dites-vous, sont rigoureuses, mais elles sont indispensables. Ce mot suffit pour répondre à

tout. »

Non, ce mot ne suffit pas; non, la nécessité politique, fût-elle pressante, ne dispense pas de la justice; non, le but, fùt-il saint, ne sanctifie pas tous les moyens indistinctement. Si on lui attribue cette vertu, on se charge de tous les crimes commis au nom de la religion comme de la liberté. Tournez les yeux en arrière et vous verrez

cette nécessité politique qu'on allègue aujourd'hui, dressant les échafauds, et vous entendrez dire cela est rigoureux, mais cela est indispensable. Messieurs, la justice est la loi des lois, la souveraine des souverains. Elle oblige les gouvernements comme les sujets, et les gouvernements absolus aussi étroitement que les gouvernements libres. Il n'y a point de nécessité contre la justice, parce que, selon les paroles de Bossuet, il n'y a point de droit contre le droit.

:

Par cela qu'elle étouffe un droit, et qu'elle viole la morale, la loi est une loi de tyrannie. Or, messieurs, il en est de la tyrannie comme de la liberté; il ne suffit pas de l'écrire elle a ses précédents et ses conditions. Deux fois en vingt ans, nous ne l'avons pas oublié, la tyrannie s'est appesantie sur nous, la hache révolutionnaire à la main, ou le front brillant de cinquante victoires. La hache est émoussée; personne, je le crois, ne voudrait la ressaisir, et personne aussi ne le pourrait. Les circonstances qui l'aiguisèrent ne se reproduiront pas. C'est dans la gloire seule, guerrière et politique à la fois, comme celle qui nous a éblouis, que la tyrannie doit aujourd'hui tremper ses armes. Privée de la gloire, elle serait ridicule. Conseillers de la couronne, auteurs de la loi, connus ou inconnus, qu'il nous soit permis de vous le demander : qu'avez-vous fait jusqu'ici qui vous élève à ce point au-dessus de vos concitoyens, que vous soyez en état de leur imposer la tyrannie?

Dites-nous quel jour vous êtes entrés en possession de la gloire, quelles sont vos batailles gagnées, quels sont les immortels services que vous avez rendus au roi et à la patrie. Obscurs et médiocres comme nous, il nous semble que vous ne nous surpassez qu'en témérité. La tyrannie ne saurait résider dans vos faibles mains; votre conscience vous le dit encore plus haut que nous.

La tyrannie est si vaine de nos jours, si folle, si impossible, qu'il n'y a ni un seul homme ni plusieurs, qui osassent en concevoir, je ne dis pas l'espérance, mais même la pensée. Cette audace insensée ne se peut rencontrer que dans les factions. La loi que je combats annonce donc la présence d'une faction dans le gouvernement, aussi certainement que si cette faction se proclamait elle-même, et si elle marchait devant nous enseignes déployées. Je ne lui demanderai pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va elle mentirait. Je la juge par ses œuvres. Voilà qu'elle vous propose la destruction de la liberté de la presse; l'année dernière, elle avait exhumé du moyen âge le droit d'ainesse; l'année précédente, le sacrilège. Ainsi, dans la religion, dans la société, dans le gouvernement, elle retourne en arrière. Qu'on l'appelle la contre-révolution, ou autrement, peu importe, elle retourne en arrière; elle tend, par le fanatisme, le privilège et l'ignorance, à la barbarie et aux dominations absurdes que la barbarie favorise.

L'entreprise est laborieuse, et il ne sera pas facile de la consommer. A l'avenir, il ne s'imprimera pas une ligne en France, je le veux; une frontière d'airain nous. préservera de la contagion étrangère, à la bonne heure. Mais il y a longtemps que la discussion est ouverte dans le monde entre le bien et le mal, le vrai et le faux; elle remplit d'innombrables volumes, lus et relus, le jour et la nuit, par une génération curieuse. Des bibliothèques, les livres ont passé dans les esprits. C'est de là qu'il vous faut les chasser. Avez-vous pour cela un projet de loi? Tant que nous n'aurons pas oublié ce que nous savons, nous serons mal disposés à l'abrutissement et à la servitude.

Mais le mouvement des esprits ne vient pas seulement des livres. Né de la liberté des conditions, il vit du tra

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