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vail, de la richesse et du loisir; les rassemblements des villes et la facilité des communications l'entretiennent. Pour asservir les hommes, il est nécessaire de les disperser et de les appauvrir : la misère est la sauvegarde de l'ignorance. Croyez-moi, réduisez la population, renvoyez les hommes de l'industrie à la glèbe, brûlez les manufactures, comblez les canaux, labourez les grands chemins. Si vous ne faites pas tout cela, vous n'aurez rien fait; si la charrue ne passe pas sur la civilisation tout entière, ce qui en restera suffira pour tromper vos efforts.

ROYER-COLLARD.

10. Que l'amour de la liberté doit résister à toutes les épreuves.

Quand depuis tant de siècles toutes les âmes généreuses ont aimé la liberté; quand les plus grandes actions ont été inspirées par elle; quand l'antiquité et l'histoire des temps modernes nous offrent tant de prodiges opérés par l'esprit public; quand nous venons de voir ce que peuvent les nations1; quand tout ce qu'il y a de penseurs parmi les écrivains a proclamé la liberté; quand on ne peut pas citer un ouvrage politique d'une réputation durable qui ne soit animé par ce sentiment; quand les beaux-arts, la poésie, les chefs-d'œuvre du théâtre destinés à émouvoir le cœur humain, exaltent la liberté: que dire de ces petits hommes à grande fatuité qui vous déclarent avec un accent fade et maniéré comme tout leur être, qu'il est de bien mauvais goût de s'occuper de politique; qu'après les horreurs dont on a été témoin,

1. Les Considérations sur la Révolution française, dont ce passage est extrait, ont paru en 1818.

personne ne se soucie plus de la liberté ; que les élections populaires sont une institution tout à fait grossière; que le peuple choisit toujours mal, et que les gens comme il faut ne sont pas faits pour aller, comme en Angleterre, se mêler avec le peuple? Il est de mauvais goût de s'occuper de politique.

Après les horreurs dont on a été témoin, disent-ils, personne ne veut plus entendre parler de liberté. Si des caractères sensibles se laissaient aller à une haine involontaire et nerveuse, car on pourrait la nommer ainsi, puisqu'elle tient à de certains souvenirs, à de certaines associations de terreur qu'on ne peut vaincre, on leur dirait, ainsi qu'un poète de nos jours, qu'il ne faut pas forcer la liberté à se poignarder comme Lucrèce, parce qu'elle a été profanée. On leur rappellerait que la SaintBarthélemy n'a pas fait proscrire le catholicisme. On leur dirait enfin que le sort des vérités ne peut dépendre des hommes qui mettent telle ou telle devise sur leur bannière, et que le bon sens a été donné à chaque individu pour juger des choses en elles-mêmes, et non d'après des circonstances accidentelles. Les coupables, de tout temps, ont tâché de se servir d'un généreux prétexte pour excuser de mauvaises actions; il n'existe presque pas de crimes dans le monde que leurs auteurs n'aient attribués à l'honneur, à la religion, ou à la liberté. Il ne s'ensuit pas, je pense, qu'il faille pour cela proscrire tout ce qu'il y de beau sur la terre. En politique surtout, comme il y a lieu au fanatisme aussi bien qu'à la mauvaise foi, au dévouement aussi bien qu'à l'intérêt personnel, on est sujet à des erreurs funestes, quand on n'a pas une certaine force d'esprit et d'âme.

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C'est une chose remarquable qu'à une certaine profondeur de pensée parmi tous les hommes, il n'y a pas un ennemi de la liberté. De la même manière que le

célèbre Humboldt a tracé sur les montagnes du nouveau monde les différents degrés d'élévation qui permettent le développement de telle ou telle plante, on pourrait dire d'avance quelle étendue, quelle hauteur d'esprit fait concevoir les grands intérêts de l'humanité dans leur ensemble et dans leur vérité. L'évidence de ces opinions est telle, que jamais ceux qui les ont admises ne pourront y renoncer, et, d'un bout du monde à l'autre, les amis de la liberté communiquent par les lumières, comme les hommes religieux par les sentiments; ou plutôt, les lumières et les sentiments se réunissent dans l'amour de la liberté comme dans celui de l'Être suprême. S'agit-il de l'abolition de la traite des nègres, de la liberté de la presse, de la tolérance religieuse, Jefferson 2 pense comme La Fayette, La Fayette comme Wilberforce; et ceux qui ne sont plus comptent aussi dans la sainte ligue. Est-ce donc par calcul, est-ce donc par de mauvais motifs que des hommes si supérieurs, dans des situations et des pays si divers, sont tellement en harmonie par leurs opinions politiques? Sans doute il faut des. lumières pour s'élever au-dessus des préjugés, mais c'est dans l'âme aussi que les principes de la liberté sont fondés: il font battre le cœur comme l'amour et l'amitié; ils viennent de la nature, ils ennoblissent le caractère. Tout

1. Il s'agit ici d'Alexandre de Humboldt, né en 1769 à Berlin, mort en 1859, et l'ouvrage auquel il est fait allusion est très vraisemblablement le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, qui avait commencé de paraitre en 1805.

2. Thomas Jefferson (1743-1826), 5o président des États-Unis, a publié plusieurs ouvrages philosophiques et politiques.

3. La Fayette (1757-1834), qui combattit pour l'indépendance de l'Amérique, qui fut le chef de la garde nationale en France en 1789 et en 1830.

4. Wilberforce (1759-1833), célèbre philanthrope anglais, réussit à faire voter à la Chambre des Communes l'abolition de la traite des noirs.

un ordre de vertus, aussi bien que d'idées, semble former cette chaîne d'or décrite par Homère, qui, en rattachant l'homme au ciel, l'affranchit de tous les fers de la tyrannie.

MME DE STAËL.

Considérations sur la Révolution française, 6 partie, ch. XII.

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Que la liberté est le meilleur remède aux dangers nés de la liberté.

C'est par le progrès des lumières parmi les hommes qui cultivent leur esprit, c'est par leur influence sur la raison générale, que celle-ci perfectionnant peu à peu les institutions publiques, et à son tour perfectionnée par elles, la marche générale du peuple vers ce but jusqu'ici refusé aux désirs des philosophes et au bonheur de l'espèce humaine, deviendra alors constante et plus rapide. D'ailleurs ou la liberté et l'égalité n'existeraient que de nom, ou les institutions vraiment dangereuses pour la raison n'auraient qu'une durée éphémère; car la liberté de la presse fournit les moyens de les attaquer, et l'égalité sociale laisse à la raison toute son autorité et toute sa force. Qu'on ne s'effraye donc pas si l'on voit un peuple libre paraître marcher vers la corruption et l'ignorance; qu'on se garde surtout d'en conclure qu'elles doivent le ramener un jour à la servitude. Non; si le feu de la philosophie n'y est pas éteint, s'il brûle encore dans quelques hommes de génie, si la race entière des citoyens véritablement éclairés n'y est point anéantie, si on ne l'a point fait disparaître en même temps chez les nations voisines, il suffira, pour assurer

la liberté, de lui faire traverser sans naufrage cet orage passager d'illusions et de désordres, pour la conserver jusqu'au moment où la liberté de la presse, triomphant d'une tyrannie éphémère, aura par degrés ramené le jour. Croit-on, par exemple, que l'opinion qui fait consister l'égalité morale, non dans l'égale distribution des lumières nécessaires et dans un développement égal des sentiments moraux et perfectionnés par la raison, mais dans l'égalité de l'ignorance, de la corruption, de la férocité; croit-on que cette opinion stupide puisse longtemps dégrader une nation? Croit-on que les hommes dont l'ambitieuse et jalouse médiocrité a besoin de rendre les lumières odieuses et la vertu suspecte, puissent produire une illusion durable?

Non, ils peuvent faire pleurer à l'humanité la perte de quelques hommes qui ont bien mérité d'elle, ils peuvent forcer leur patrie à gémir sur des injustices irréparables; mais ils n'empêcheront pas le foyer des lumières, dispersé un moment, de se réunir bientôt, et de porter dans les ténèbres où ils se cachent un jour éclatant et terrible. Il est possible encore de tromper les peuples, de les égarer; il ne l'est plus de les abrutir ou de les corrompre 1.

CONDORCET.

Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 2 partie, fragment de la 10° époque.

1. Beaucoup, parmi nos contemporains, seraient sans doute disposés à railler l'optimisme de Condorcet. S'il a cédé à une illusion, c'est en tout cas une illusion généreuse et respectable.

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