Images de page
PDF
ePub

Enfin, monsieur, ce n'est pas à vous d'empêcher les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.

VOLTAIRE.

Lettre du 15 mars 1567,
A MONSIEUR LINGUET1,

7. Les vertus de la démocratie.

On connaît peu, on comprend mal les sociétés démocratiques, encore si nouvelles et si obscures. Leur vertu manque de cet éclat, je dirai plus, de ce fini, de ce charme, qui tiennent à l'élévation des personnes, à la beauté des formes, à l'action du temps, au développement complet, varié, harmonieux, de la nature humaine grande et glorieuse. Mais la vertu même et la moralité ne leur manquent pas. Il y a, dans ces masses pressées et inconnues, dans ces vies laborieuses et modestes, beaucoup de droiture, de justice simple, de bienveillance active, beaucoup de soumission à la règle, de résignation au sort, une rare puissance d'effort et de sacrifice, une belle et touchante disposition à s'oublier soi-même, sans prétention, sans bruit, sans récompense; même la jalousie de toute supériorité, la passion de l'envie, ce venin des sociétés démocratiques, n'infecte pas toujours, autant

1. Linguet (1736-1794), avocat et publiciste, se fit connaître à la fois par une éloquence véhémente, par une certaine originalité de vues, et par un caractère violent et caustique, qui le fit rayer en 1774 du tableau des avocats. L'ancien régime le mit à la Bastille, la Révolution le guillotina. En 1767 il publia sa Théorie des lois civiles, essai de réfutation de l'Esprit des lois et de défense de la monarchie absolue c'est à ce propos que Voltaire lui écrit une lettre dont on vient de lire la fin. (Note de M. Lanson dans son édition des Lettres du XVIII° siècle.)

qu'on devait le craindre, leur jugement moral. Nous en sommes profondément atteints, et pourtant le goût de l'honnête, le respect du bien est général et puissant parmi nous. On rencontre le bien avec joie; on l'accueille avec reconnaissance comme un cordial salutaire, comme un service rendu à la société qui sent le besoin de s'élever et de s'épurer. Respect d'autant plus vrai, goût d'autant plus sûr, qu'il est étranger à toute opinion systématique, à toute exaltation de l'esprit, à toute emphase romanesque. Par un phénomène singulier et très significatif, c'est vers le mal, vers le dérèglement que se portent aujourd'hui l'exagération et l'emphase; on déclame en se plongeant dans la boue. Pour le bien, notre temps le veut simple, vrai, grave, sensé. C'est uniquement parce que c'est le bien, le bien moral, qu'on l'estime et qu'on l'aime. On ne lui demande que de paraître ce qu'il est.

Où règne une telle disposition, où le bien est ainsi en honneur pour lui-même et pour lui seul, il peut encore y avoir beaucoup de mal, et un mal très funeste; mais ce n'est pas au mal qu'appartient l'avenir.

GUIZOT.

Méditations et études morales.
De l'état des âmes.

(Perrin et Cie, éditeurs.)

[blocks in formation]

Pascal, en écrivant les Provinciales, pensait avant tout à la morale chrétienne outragée; il la voulait venger et rétablir aux dépens et à la confusion des corrupteurs. Mais, en s'adressant au monde et sur le ton du monde, il a obtenu un résultat auquel il visait moins; il a hâté l'établissement de ce que j'appelle la Morale des honnêtes gens, qui n'est pas la stricte morale chrétienne, bien que celle-ci à l'origine y soit pour beaucoup.

Aussi inférieure à la vraie morale chrétienne (si l'on peut établir de telles proportions) que supérieure à la fausse et odieuse méthode jésuitique, cette morale des honnêtes gens n'est pas la vertu, mais un composé de bonnes habitudes, de bonnes manières, d'honnêtes procédés reposant d'ordinaire sur un fonds plus ou moins

généreux, sur une nature plus ou moins bien née. Être bien né, comme on dit, avoir eu autour de soi d'honorables exemples, avoir reçu une éducation qui ait entretenu nos sentiments, ne pas manquer de conscience, se soucier surtout d'une juste considération, voilà, avec mille variantes qu'on suppose aisément, avec plus de feu et de générosité quand on est jeune, avec plus de prudence et de calcul bien entendu après trente ans, voilà ce qui compose à peu près cette morale des relations ordinaires, telle que nous l'offre tout d'abord la surface de la société aujourd'hui, et qui même y pénètre assez avant. Depuis la chute de l'ancienne société et des anciennes classes, depuis l'avènement de la classe moyenne, cette morale est surtout celle qui apparaît aux premières couches dans notre société moderne (je parle de la France). Il y entre des résultats philosophiques, il y reste des habitudes et des maximes chrétiennes; c'est un compromis, mais qui par là même suffit aux besoins du jour. Dans ce qu'elle a de mieux, je dirai que c'est du christianisme rationalisé ou plutôt utilisé, passé à l'état de pratique sociale utile. On a détruit en partie le temple, mais les morceaux en sont bons, et on les emploie, on les exploite sans trop s'en rendre compte 1.

Cette forme nouvelle de l'esprit et des habitudes publiques doit-elle être considérée comme un progrès ? Socialement, à coup sûr; intérieurement et profondément parlant, c'est plus douteux. Pascal a dit : « Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle : la bonté et la malice du monde en général restent les mêmes. » C'est là un correctif essentiel que je voudrais

1. C'est en un sens analogue que Renan a dit que nous vivions d'une ombre, du parfum d'un vase vide, et qu'après nous on vivrait de l'ombre d'une ombre. (Discours à l'Académie française du 25 mai

1882.

voir inscrit comme épigraphe en tête de toutes les grandes théories du progrès. Or, cette morale des honnêtes gens rentre plutôt dans les inventions des hommes, et si elle est un progrès en ce sens, elle va peu au delà; elle n'affecte guère le fond général de bonté ou de malice humaine. Quand survient quelque grande crise, quand quelque grand fourbe, quelque grand criminel heureux s'empare de la société pour la pétrir à son gré, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante; elle se plie et s'accommode, en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. On en a eu des exemples. Quand quelque violent orage soulève les profondeurs et les boues d'alentour, cette morale du rez-de-chaussée s'en trouve un peu éclaboussée, c'est le moins. Pourtant, laissée à elle-même, en temps ordinaire et moyen, elle juge assez sainement, et se tient volontiers, quand elle peut, dans les directions de la règle éternelle 1.

Son triomphe ne se marque jamais mieux que lorsqu'elle a affaire à de faux dévots, à une fausse morale qui, sous air d'austérité, est corrompue, calculée, cupide. Oh! alors elle se révolte, elle se sent meilleure, elle se proclame violée. Car, bien qu'elle soit assez pleine elle-même d'accommodements, et que Philinte ne dise guère jamais non tout court à ce qui est mal, Philinte reste honorable; il ne prétend pas d'ailleurs à la haute

1. Un des procédés, une des ressources commodes de cette morale, est d'ignorer volontiers tout le mal qu'elle ne voit pas directement et qui ne saute pas aux yeux. La société, dont la façade et les principaux étages ont en général, aux moments bien ordonnés, une apparence honnête et convenable, cache dans ses caves et ses souterrains bien des vilenies; et quelquefois c'est une bien mince cloison, celle du cœur seul, qui en sépare. Quand tout cela ne déborde pas visiblement, la morale des honnêtes gens n'en tient nul compte, et ne suppose même pas que cela soit. Fi done! (Note de l'auteur.)

« PrécédentContinuer »