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tant de bruit, si le monde moderne est vraiment supérieur à celui qu'on a vu jadis s'affaisser dans sa propre corruption, si les hommes ne sont pas éternellement les mêmes.

Les partisans du progrès, sans s'inscrire en faux contre toutes ces assertions, ne se tiennent pas néanmoins pour battus. Ils ont aussi des faits à invoquer. Le christianisme a certainement introduit un nouvel idéal moral dans l'humanité, et cet idéal n'est pas resté sans agir sur les mœurs. Nous avons des vertus que ne connaissaient pas les anciens. L'humanité, la véracité, la pudeur, n'existaient point jadis ou n'avaient point le même sens. La notion du devoir était moins profonde, moins absolue. Nous avons appris le respect de l'homme et de la vie humaine. Nous avons aboli l'esclavage et la torture. Nous avons affranchi la femme, relevé le pauvre. Nous avons des asiles pour tous les maux. Les caractères sont peut-être moins forts, les héros plus rares; mais ici, comme dans tout le reste, le niveau général s'est élevé, et la moyenne de la moralité est supérieure aujourd'hui à ce qu'elle était, non seulement dans le monde païen, mais au moyen âge, mais au siècle dernier.

Comment concilier des assertions aussi opposées ? Par une simple distinction. Il y a deux éléments dans ce qu'on appelle la morale, l'un qui est susceptible de perfectionnement, l'autre qui échappe au progrès et qui nous ramène éternellement au point de départ.

La partie progressive de la morale, ce sont les idées morales. De même que chacun apprend à ses dépens bien des principes et des vérités qu'aucun enseignement n'aurait pu lui révéler, de même l'humanité, dans le cours des siècles, acquiert un fonds de sagesse pratique. Les résultats de l'expérience collective se fixent, et en se fixant s'accumulent; ils se transmettent

par les institutions, l'éducation, la littérature, l'opinion; ils forment ce qu'on appelle les mœurs publiques. Il y a place là pour un progrès réel et continu.

En revanche, chaque homme qui vient au monde y apporte la même nature qu'y ont apportée ses ancêtres, les mêmes besoins, les mêmes appétits, les mêmes passions. L'humanité a beau vivre et apprendre, elle ne se modifie pas dans son fond. L'éducation et le milieu agiront bien sur elle, mais sans la renouveler d'une manière définitive. Beaucoup continueront à échapper à l'empire des principes établis. Il y aura toujours des faibles, des vicieux, des coquins, des scélérats. En ce sens donc, il n'y a point progrès. La tâche est toujours à recommencer, et il serait vain d'attendre un perfectionnement qu'exclut la nature même des choses.

Ce serait peu, si le progrès moral n'était compromis d'une autre manière encore. L'art exige une certaine naïveté, incompatible avec les habitudes réfléchies de la pensée moderne. Il en est malheureusement de même de la moralité. La critique, dont le propre est de tout mettre en question, ne s'est pas arrêtée devant le principe même du bien. Là aussi, on est venu à se demander: Comment? Pourquoi? A quoi bon? Or, l'idéal s'évanouit dès qu'on l'analyse. C'est un sentiment qui a déjà disparu, lorsqu'on commence à en discuter la légitimité ou la valeur. L'attitude critique de l'esprit est difficilement conciliable avec cette vie toute d'instinct, d'intuition, d'obéissance spontanée, qu'on appelle la vie morale. Prenons, par exemple, le sentiment de l'honneur, de l'honneur qui n'est, à vrai dire, qu'un autre nom pour la vertu et le caractère. L'honneur est l'âme de la vie civilisée. C'est à lui qu'on en appelle tacitement en toutes choses, et en dernier ressort. Il fait la valeur du soldat, le crédit du négociant, le respect mutuel et la confiance sans

lesquels il n'y a point de sécurité. Là où il manque, il n'y a plus rien. On frémit de penser à ce que serait l'humanité, si on en retranchait entièrement le respect de soimême, le soin de sa dignité personnelle. Et cependant, gardons-nous de le méconnaitre, rien n'est plus subtil que l'honneur et les sentiments semblables. Ils ne subsistent qu'à la condition de ne point se raisonner. Une société qui cherche trop curieusement à s'en rendre compte est une société déjà atteinte dans les sources de la vie, et que les épreuves seules pourront sauver en la ramenant à la naïveté des impressions et à la simplicité du caractère.

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Le pessimisme nous apparait comme le dernier terme d'un mouvement philosophique qui a tout détruit : la réalité de Dieu, la réalité du devoir, la réalité du moi, la moralité de la science, le progrès, et par là l'effort, le travail, dont cette philosophie proclame l'absolue inutilité.

L'excès même de ces négations et de ces destructions nous rassure, en nous éclairant sur l'influence artificielle et momentanée de cette philosophie. Elle pourra se produire de temps en temps, dans l'histoire du monde, comme un symptôme de la fatigue d'un peuple surmené par l'effort industriel ou militaire, d'une misère qui souffre et s'agite sans avoir encore trouvé ni sa formule économique ni le remède, comme un aveu de découragement individuel ou propre à une classe dans les civilisations

vieillies, une maladie de la décadence. Mais tout cela ne dure pas c'est l'activité utile et nécessaire, c'est le devoir de chaque jour, c'est le travail qui sauve et sauvera toujours l'humanité de ces tentations et dissipera ces mauvais rêves. Si par impossible il y avait jamais un peuple atteint de cette contagion, la nécessité de vivre, que ne suppriment pas ces vaines théories, le relèverait bientôt de cet affaissement et l'acheminerait de nouveau vers le but invisible, mais certain. Ces états-là sont un dilettantisme d'oisifs ou une crise trop violente pour être longue. Le caractère du pessimisme nous révèle son avenir: c'est une philosophie de transition. Dans l'ordre politique, elle est, comme en Allemagne, l'expression soit d'une lassitude momentanée de l'action, soit de graves souffrances qui s'agitent obscurément; elle traduit une sorte de socialisme vague et indéfini qui n'attend qu'une heure favorable pour éclater et qui, en attendant, applaudit de toutes ses forces à ces anathèmes romantiques contre le monde et contre la vie. Dans l'ordre philosophique, elle représente l'état de l'esprit comme suspendu au-dessus du vide infini entre ses anciennes croyances que l'on a détruites une à une et le positivisme qui se résigne à la vie et au monde tels qu'ils sont. Ici encore, c'est une crise, et voilà tout. L'esprit humain ne se maintiendra pas longtemps dans cette attitude tragique. Ou bien il renoncera à cette pose violente de lutteur désespéré; las d'insulter les dieux absents ou le destin sourd à ses cris de théâtre, il abaissera son front vers la terre et retournera tout simplement à la sagesse de Candide désabusé, qui lui conseille de « cultiver son jardin ». Ou bien, faisant effort pour se retourner vers la lumière, il reviendra de lui-même à l'ancien idéal trahi et délaissé pour d'illusoires promesses, à celui que le positivisme a détruit sans pouvoir

le remplacer et qui renaîtra de ses ruines d'un jour, plus fort, plus vivant, plus libre que jamais, dans la conscience de l'homme..

CARO.

Le Pessimisme, ch. 1x:
(Hachette et Cie, éditeurs.)

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