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Chaque sexe ainsi est dans son rôle : la femme est plutôt destinée à l'homme, et l'homme destiné à la société; la première se doit à un, le second à tous; et chacun d'eux ne trouve sa paix et son bonheur que lorsqu'il a découvert cette loi et accepté cet équilibre. La même chose peut être bien chez la femme et mal chez l'homme, vaillance dans celle-là, faiblesse dans celui-ci 1.

Il y a donc une morale féminine et une morale masculine, comme chapitres préparatoires à la morale humaine; au-dessous de la vertu évangélique et sans sexe, il y a une vertu sexuée. Et celle-ci est l'occasion d'un enseignement mutuel, chacune des deux incarnations de la vertu s'attachant à convertir l'autre, la première prêchant l'amour à la justice, la seconde la justice à l'amour; d'où résultent une oscillation et une moyenne

1. Cf. Mme NECKER DE SAUSSURE, Étude de la vie des femmes, I, iv : « Le principe passif et sensitif, au moyen duquel nous recevons involontairement les impressions, l'emporté, chez la femme, sur le principe actif qui nous sert à diriger notre attention et nos pensées. Il suit de là que dans tout ce qui demande des efforts puissants et continús, les femmes ont évidemment du désavantage : leur organisation est trop mobile pour que la sensibilité ne prenne pas souvent les devants sur la volonté.... Mais quoi de plus rapide, de plus fin que les aperçus de la femme? Elle a plus de pénétration que l'homme. Cette sagacité en elle est si grande, qu'elle l'exerce toujours sur ce qu'il y a de plus subtil, et se plait à saisir les signes légers qui indiquent l'état des âmes. Cela seul l'intéresse même véritablement. Les pensées intimes, les affections secrètes l'occupent toujours. Il semble que le domaine de l'invisible lui soit accessible. Un admirable instinct lui révèle les impressions des autres et les lui fait aussitôt partager.... Elle comprend le petit enfant qui ne parle pas et qui pense à peine, et devine le secret que gardent les infortunés.... Ce qui la caractérise plus particulièrement, c'est une sorte de bon sens inné, c'est une certaine justesse de vue qui, dans l'état d'impartialité, la fait tomber droit sur le meilleur parti à prendre.... Les femmes verront toujours vite et souvent juste; mais on peut désirer que leurs Jugements soient confirmés par la réflexion avant d'être convertis en actes, en paroles même. Une partie de leur esprit doit s'accoutumer à attendre l'autre. »

qui représentent un état social, une époque, parfois une civilisation entière.

Telle est du moins notre idée européenne de l'harmonie des sexes dans la hiérarchie des fonctions. L'Amérique est en train de révolutionner cet idéal par l'introduction du principe démocratique de l'égalité des individus dans l'égalité des fonctions. Seulement, quand il n'y aura plus que des individualités bien égales, ni jeunes ni vieux, ni hommes ni femmes, ni obligés ni bienfaiteurs, la différence sociale se fera par l'écu. Toute la hiérarchie reposera sur le dollar, et la plus brutale, la plus hideuse, la plus inhumaine des inégalités sera le fruit de l'égalitarisme effréné. Joli résultat! La ploutolâtrie1, le culte de la richesse, la frénésie de l'or se chargera de châtier un principe inexact et ses adorateurs. Et la ploutocratie sera à son tour exécutée par l'égalité. Il serait assez curieux que l'individualisme anglo-saxon vint s'engloutir dans le socialisme latin.

AMIEL.

Fragments d'un journal intime.

(Bâle, Georg et Ci°. Paris, librairie Fischbacher.)

3.

Comment la démocratie modifie les rapports des serviteurs et des maîtres.

Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu'il ne peut perdre. D'un côté, l'obscurité, la pauvreté, l'obéissance à perpétuité; de l'autre, la gloire, la richesse, le commandement à perpétuité. Ces conditions sont tou

1. Culte de la richesse.

jours diverses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi durable qu'elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même; il s'en détache; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt il se transporte tout entier dans son maître; c'est là qu'il se crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux qui lui commandent; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d'une grandeur empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine et véritable. Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si étrange confusion de deux existences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets y prennent les dimensions naturelles du lieu qu'elles occupent; elles se rétrécissent et s'abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les serviteurs d'un grand se montrent d'ordinaire fort pointilleux sur les égards qu'on lui doit, et ils tiennent plus à ses moindres privilèges que lui-même.

On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l'aristocratie: il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle.

L'égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports.

Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place; il y a encore une classe de valets et une classe de maitres; mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes familles qui les composent; et il n'y a pas plus de perpétuité dans le commandement que dans l'obéissance.

A chaque instant, le serviteur peut devenir maître, et aspire à le devenir; le serviteur n'est donc pas un autre homme que le maître.

Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu'est-ce qui force le second à obéir? L'accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l'un à l'autre, ils ne le deviennent momentanément que par l'effet du contrat. Dans les limites de ce contrat, l'un est le serviteur et l'autre le maître; en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes.

Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c'est que ceci n'est point seulement la notion que les serviteurs se forment à eux-mêmes de leur état. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour, et les bornes précises du commandement et de l'obéissance sont aussi bien fixées dans l'esprit de l'un que dans celui de l'autre.

Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n'aperçoivent plus entre eux de dissemblance profonde, et ils n'espèrent ni ne redoutent d'en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.

Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance. Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu'ils occupent; mais chacun voit aisément la sienne et s'y tient.

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Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les rapports du serviteur et du maître sont désordonnés; ils sont ordonnés d'une autre manière la règle est différente, mais il y a une règle.

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Je n'ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de décrire est inférieur à celui qui l'a précédé, ou si seulement il est autre. Il me suffit qu'il soit réglé et fixe; car ce qu'il importe le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n'est pas un certain ordre, c'est l'ordre.

Mais que dirai-je de ces tristes et furbulentes époques durant lesquelles l'égalité se fonde au milieu du tumulte d'une révolution, alors que la démocratie, après s'être établie dans l'état social, lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs?

Déjà la loi et en partie l'opinion proclament qu'il n'existe pas d'infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître. Mais cette foi nouvelle n'a pas encore pénétré jusqu'au fond de l'esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret de son âme, le maître estime encore qu'il est d'une espèce particulière et supérieure; mais il n'ose le dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient tout à la fois timide et dur; déjà il n'éprouve plus pour ses serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu'un long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s'étonne qu'étant lui-même changé, son serviteur change; il veut que, ne faisant pour ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y contracte des habitudes régulières et permanentes ; qu'il se montre satisfait et fier d'une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir; qu'il se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et qu'il s'attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.

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Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l'état de domesticité n'abaisse point l'âme de ceux qui s'y soumettent, parce qu'ils n'en connaissent et qu'ils n'en imaginent. pas d'autres, et que la prodigieuse iné

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