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Christ, dans l'Evangile, n'a-t-il pas permis aux démons de s'emparer des pourceaux?

Le pauvre serf des campagnes qui le voit sous figure de bête, sculpté au porche des églises, a peur en revenant chez lui de le retrouver dans ses bêtes. Celles-ci prennent le soir, aux mobiles reflets du foyer, un aspect tout fantastique; le taureau a un masque étrange, la chèvre une mine équivoque, et que penser de ce chat dont le poil, dès qu'on le touche, jette du feu dans la nuit?

C'est l'enfant qui rassure l'homme. Il craint si peu ces animaux qu'il en fait ses camarades. Il donne des feuilles au bœuf, il monte sur la chèvre, manie hardiment le chat noir. Il fait mieux, il les imite, contrefait leurs voix.... et la famille sourit : « Pourquoi craindre aussi? j'avais tort. C'est ici une maison chrétienne, eau bénite et buis bénit; il n'oserait approcher.... Mes bêtes sont des bêtes de Dieu, des innocents, des enfants.... Et même les animaux des champs ont bien l'air de connaître Dieu; ils vivent comme des ermites. Ce beau cerf, par exemple, qui a la croix sur la tête, qui va, comme un bois vivant, à travers les bois, il semble lui-même un miracle. La biche est douce comme ma vache, et elle a les cornes de moins; la biche au défaut de mère aurait nourri mon enfant.... » Ce dernier mot exprimé, comme tout l'est alors, sous forme historique, finit en se développant, par produire la plus belle des légendes du moyen âge, celle de Geneviève de Brabant' la famille opprimée par l'homme, recueillie par l'animal, la femme innocente, sauvée par l'innocente bête des bois, le salut venant ainsi du plus petit, du plus humble.

1. Le comte de Brabant (Belgique) a ordonné de tuer sa femme qu'il croit coupable. Geneviève, épargnée par ses bourreaux, s'est réfugiée dans les bois et vit avec une biche qui la nourrit, elle et son enfant.

Les animaux, réhabilités, prennent place dans la famille rustique après l'enfant qui les aime, comme les petits parents figurent au bas bout de la table dans une noble maison. Ils sont traités comme tels aux grands jours, prennent part aux joies, aux tristesses, portent habits de deuil ou de noces (naguère encore en Bretagne). Ils ne disent rien, il est vrai, mais ils sont dociles, ils écoutent patiemment; l'homme, comme prêtre en sa maison, les prêche au nom du Seigneur.

MICHELET.

Le Peuple.

(Calmann Lévy, Flammarion, éditeurs.)

5. Comment il faut se comporter avec l'opinion.

L'opinion a sa valeur et même sa puissance : l'avoir contre soi est pénible auprès des amis, nuisible auprès des autres hommes. - Il ne faut pas flatter l'opinion, ni la courtiser, mais il convient, s'il se peut, de ne pas lui faire suivre fausse piste à votre sujet. Le premier est une bassesse, le second une imprudence. On doit avoir honte de l'un, on peut avoir regret de l'autre. Prends garde à toi, tu es très porté à cette dernière faute et elle t'a déjà fait beaucoup de tort. Fléchis done ta fierté, abaisse-toi jusqu'à devenir habile. Ce monde d'égoïsmes adroits et d'ambitions actives, ce monde des hommes, où il faut mentir par le sourire, la conduite, le silence autant que par la parole, monde révoltant pour l'âme droite et fière, ce monde, il faut savoir y vivre. On y a besoin de succès réussis. On n'y reconnaît que la force sois fort. L'opinion veut courber les fronts sous sa loi. Au lieu de la narguer, il vaut mieux la vaincre.

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Je comprends la colère du mépris et le besoin d'écraser que donne invinciblement tout ce qui rampe, tout ce qui est tortueux, oblique, ignoble....

Mais je ne puis rester longtemps sur ce sentiment, qui est de la vengeance. Ce monde, ce sont des hommes; ces hommes, ce sont des frères. N'exilons pas le souffle divin. Aimons. Il faut vaincre le mal par le bien; il faut conserver une conscience pure. A ce point de vue, on peut encore se prescrire la prudence: « Sois simple comme la colombe et prudent comme le serpent, » a dit Jésus.

Soigne ta réputation, non par vanité, mais pour ne pas nuire à ton œuvre et par amour pour la vérité. Il y a encore de la recherche de soi-même dans ce désintéressement raffiné, qui ne se justifie pas, pour se sentir supérieur à l'opinion. L'habileté, c'est de paraître ce qu'on est, l'humilité, c'est de sentir qu'on est peu de chose....

AMIEL.

Fragments d'un journal intime.

(Bâle, Georg et C. Paris, librairie Fischbacher.)

6. La blague.

Tant pis, monsieur, tant pis pour vous! Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c'est l'enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque........ Non que vous fassiez profession de scepticisme, Dieu vous en garde! vous n'allez pas plus haut que l'indifférence, et tout ce qui dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu'on ne croit dans l'abaissement du niveau moral à notre époque.

La dérision de tout ce qui élève l'àme, la blague, puisque c'est son nom, n'est une école à former ni honnêtes gens, ni bons citoyens1.

ÉMILE AUGIER.

La Contagion, act. I, sc. 3.
(Calmann Lévy, éditeur.)

7. — Sur l'injustice envers les grands hommes.

Avouons l'injustice de notre siècle : s'il est vrai que l'erreur des temps barbares ait été de rendre aux grands hommes un culte superstitieux, il faut convenir en même temps que celle des siècles polis est de se plaire à dégrader ces mêmes hommes, à qui nous devons notre politesse et nos lumières. On ne peut nommer un personnage illustre en aucun genre que la critique n'ait

1. Ce défaut de la blague, s'il a été baptisé de nos jours, n'est pas absolument nouveau. Témoin le passage suivant de Vauvenargues (Réflexions sur divers sujets):

« Un Athénien pouvait parler avec véhémence de la gloire à des Athéniens; un Français à des Français, nullement; il serait honni. L'imitation des anciens est fort trompeuse: telle hardiesse qu'on admire avec raison dans Démosthènes, passerait pour une déclamation dans notre bouche. J'en suis fort fâché, nous sommes un peu trop philosophes; à force d'avoir ouï dire que tout était petit ou incertain parmi les hommes, nous croyons qu'il est ridicule de parler affirmativement et avec chaleur de quoi que ce soit. Cela a banni l'éloquence des écrits modernes; car l'unique objet de l'éloquence est de persuader et de convaincre; or, on ne va point à ce but quand on ne parle pas très sérieusement. Celui qui est de sang-froid n'échauffe pas, celui qui doute ne persuade pas; rien n'est plus sensible. Mais la maladie de nos jours est de vouloir badiner de tout; on ne souffre qu'à peine un autre ton. »

2. C'est du xvIII° siècle qu'il s'agit. Et cette page de Vauvenargues a cent cinquante ans. Elle a néanmoins un tel degré d'actualité, que nous l'avons classée parmi nos Questions contemporaines. Beaucoup de questions contemporaines ont ainsi quelque chose d'éternel.

attaqué, et n'attaque encore. Les uns nous apprennent que Virgile était un petit esprit ; d'autres regardent en pitié les admirateurs d'Homère; j'en ai vu qui m'ont dit que M. de Turenne manquait de courage, que le cardinal de Richelieu n'était qu'un sot, et le cardinal Mazarin un fourbe sans esprit. Il n'y a point d'opinion si extravagante qui ne trouve des partisans. Il y a même des gens qui, sans aucune animosité ni raison particulière, se font une sorte de devoir d'attaquer les grandes réputations, et de mépriser l'autorité des jugements du public, dans la seule pensée peut-être d'affecter plus d'indépendance dans leurs sentiments, et de peur de juger d'après les autres. Ce que l'envie la plus basse n'aurait osé dire, le désir d'être remarqué le leur fait hasarder avec confiance; mais ils se trompent dans l'espérance qu'ils ont de se distinguer par ces bizarres sentiments. Je les compare à ces personnes faibles qui, dans la crainte de paraitre gouvernées, rejettent opiniatrément les meilleurs conseils, et suivent follement leurs fantaisies pour faire un essai de leur liberté. De tout temps il y a eu des hommes que la petitesse de leur esprit a réduits à chercher pour toute gloire de combattre celle des autres, et, quand cette espèce domine, c'est peut-être un signe que le siècle dégénère; car cela n'arrive que dans la disette des grands hommes.

VAUVENARGUES.

Réflexions sur divers sujets1.

1. Cette page de Vauvenargues était inédite jusqu'à l'édition Gilbert.

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