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ESSAIS

SUR

LA PEINTURE.

CHAPITRE PREMIER.

Mes pensées bizarres sur le Dessin.

LA nature ne fait rien d'incorrect. Toute forme, belle ou laide, a sa cause; et, de tous les êtres qui existent, il n'y en a pas un qui ne soit comme il doit être.

Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L'accroissement successif de l'orbe n'a plus distendu ses paupières; elles sont rentrées dans la cavité que l'absence de l'organe a creusée; elles se sont rapetissées. Celles d'en-haut ont entraîné les sourcils, celles d'en-bas ont fait remonter légèrement les joues; la lèvre supérieure s'est ressentie de ce mouvement et s'est re

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levée; l'altération a affecté toutes les parties du visage, selon qu'elles étoient plus éloignées ou plus voisines du lieu principal de l'accident. Mais, croyez-vous que la difformité se soit renfermée dans l'ovale? croyezvous que le col en ait été tout à fait garanti? et les épaules, et la gorge? Oui, bien pour vos yeux et les miens. Mais appellez la nature; présentez-lui ce col, ces épaules, cette gorge; et la nature dira: cela, c'est le col, ce sont les épaules, c'est la gorge d'une femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse.

Tournez vos regards sur cet homme dont le dos et la poitrine ont pris une forme convexe. Tandis que les cartilages antérieurs du col s'allongeoient, les vertèbres postérieures s'en affaissoient; la tête s'est renversée, les mains se sont redressées à l'articulation du poignet, les coudes se sont portés, en arrière; tous les membres ont cherché le centre de gravité commun qui convenoit le mieux à ce systême hétéroclite; le visage en a pris un air de contrainte et de peine. Couvrez cette figure; n'en montrez que les pieds à la nature; et la nature dira, sans hésiter ces pieds sont ceux d'un bossu.

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Si les causes et les effets nous étoient évidens, nous n'aurions rien de mieux à faire que de représenter les êtres tels qu'ils sont. Plus l'imitation seroit parfaite et analogue aux causes, plus nous en serions satisfaits.

Malgré l'ignoránce des effets et des canses, et les règles de convention qui ont été les suites de cette ignorance, j'ai peine à douter qu'un artiste qui oseroit négliger ces règles, pour s'assujettir à une imitation rigoureuse de la nature, ne fût souvent justifié de ses pieds trop gros, de ses jambes courtes, de ses genoux gonflés, de ses têtes lourdes et pesantes, par ce tact fin que nous tenons de lobservation continue des phénomènes, et qui nous feroit sentir une liaison secrète, un enchaînement nécessaire entre ces difformités.

Un nez tors, en nature, n'offense point, parce que tout tient; on est conduit à cette difformité par de petites altérations adjacentes qui l'amènent et la sauvent. Tordez le nez à l'Autinous, en laissant le reste tel qu'il est; ce nez sera mal. Pourquoi ? c'est que l'Antinous n'aura pas le nez tors, mais cassé.

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Nous disons d'un homme qui passe dans la rue, qu'il est mal fait. Oui, selon nos pauvres règles; mais selon la nature, c'est autre chose. Nous disons d'une statue qu'elle est dans les proportions les plus belles. Oui, d'après nos pauvres règles; mais selon la

nature?

Qu'il me soit permis de transporter le voile de mon bossu sur la Vénus de Médicis, et de ne laisser appercevoir que l'extrémité de son pied. Si, sur l'extrémité de ce pied, la nature, évoquée de rechef, se chargeoit d'achever la figure, vous seriez peut-être surpris de ne voir naître sous ses crayons que quelque monstre hideux et contrefait. Mais si une chose me surprenoit, moi, c'est qu'il en arrivât autrement.

Une figure humaine est un systême trop composé, pour que les suites d'une inconséquence insensible dans son principe, ne jettent pas la production de l'art la plus parfaite à mille lieues de l'oeuvre de la nature.

Si j'étois initié dans les mystères de l'art, je saurois peut-être jusqu'où l'artiste doit s'assujettir aux proportions reçues, et je vous le dirois. Mais ce que je sais, c'est qu'elles ne tiennent point contre le despotisme de

la nature, et que l'âge et la condition en entraînent le sacrifice en cent manières diverses. Je n'ai jamais entendu accuser une figure d'être mal dessinée, lorsqu'elle montroit bien son organisation extérieure, l'âge et l'habitude, ou la facilité de remplir ses fonctions journalières. Ce sont ses fonctions qui déterminent, et la grandeur entière de la figure, et la vraie proportion de chaque membre, et leur ensemble: c'est de-là que je vois sortir, et l'enfant, et l'homme adulte et le vieillard; et l'homme sauvage et l'homme policé; et le magistrat, et le militaire et le portefaix. S'il y avoit une figure difficile à trouver, ce seroit celle d'un homme de vingt-cinq ans, qui seroit formé subitement du limon de la terre, et qui n'auroit encore rien fait; mais cet homme est une chimère.

L'enfance est presqu'une carricature; j'en dis autant de la vieillesse. L'enfant est une masse infornie et fluide qui cherche à se développer; le vieillard, une autre masse informe et sèche qui rentre en elle-même et tend à se réduire à rien. Ce n'est que dans l'intervalle de ces deux âges, depuis le commencement de la parfaite adolescence

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